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Tester les forêts tropicales comme technologie de stockage 58

Chapitre 1. Un décideur collectif : activité quasi-législative et processus

1. Les forêts tropicales au service de la compensation des émissions industrielles ?

1.3 Tester les forêts tropicales comme technologie de stockage 58

Avec la phase pilote des activités exécutées conjointement, la Conférence des Parties tente de créer un cadre pour rendre profitables à la décision collective des essais que mènent déjà quelques pays. En 1995 le programme USIJI compte sept activités3.

Quatre d’entre elles consistent à mettre en œuvre des projets forestiers type reboisement ou conservation, principalement en Amérique latine. Au sein de l’administration américaine, les forêts, en particulier celles sous les tropiques, sont considérées comme une solution simple et peu coûteuse à privilégier en vue de minimiser le coût de l’effort collectif4. L’argument est même repris dans le rapport du

GIEC publié en 1995 dont un chapitre est intitulé « gestion des forêts pour l’atténuation des émissions de gaz à effet de serre »5. Alors que les incertitudes

scientifiques sont grandes sur les phénomènes climatiques associés aux forêts tropicales, elles sont traitées comme des technologies de séquestration du carbone à mettre au service de la compensation.

Le chapitre consacré par le GIEC aux forêts comme option pour réduire les émissions de CO2 prend appui sur les travaux d’un nombre restreint d’institutions, souvent

américaines. Parmi les études discutées, une première catégorie vise à estimer le carbone actuellement stocké dans les forêts. Un article longuement commenté dans le

1 Michael Grubb, Christiaan Vrolijk, Duncan Brack, 1999, The Kyoto Protocol. A Guide and

Assessment, London, Earthscan, The Royal Institute of International Affairs.

2 Sur le degré de liberté que laisse le système de quotas, voir Jean-Charles Hourcade, 2002,

« Dans le labyrinthe de verre. La négociation sur l’effet de serre », Critique Internationale, 15, p. 143-159, p. 150.

3 P. Cornut, « La US. Initiative for Joint Implementation », doc. cit.

4 Voir par exemple Robert K. Dixon, Kenneth J. Andrasko, Fran G. Sussman, et al., 1993, «

Forest sector carbon offset projects: near-term opportunities to mitigate greenhouse gas emissions », Water, Air, and Soil Pollution, 70, p. 561-577.

5 Sandra Brown, Jayant Sathaye, Melvin Cannell, et al., 1996, « Chapter 24: Management of

Forests for Mitigation of Greenhouse Gas Emissions », dans Robert T. Watson, Marufu C. Zinyoera, Richard H. Moss (dir.), Climate Change 1995, Impacts, Adaptations and Mitigation of

Climate Change : Scientific-Technical Analyses, Contribution of Working Group II to the Second Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change, Cambridge, Cambridge

rapport illustre bien la tentative. Paru en 1994 dans la revue académique Science, il

porte sur le « puits manquant »1. Au début des années 1990, la dynamique globale du

flux du carbone n’est pas bien comprise. Lorsqu’on compare la quantité relâchée dans l’atmosphère par les émissions de gaz à effet de serre à celles que les océans sont censés absorber, il reste un stock de carbone additionnel assigné aux forêts. Seulement, quand on calcule activement la séquestration de l’élément chimique par la végétation, le compte n’y est pas. Le résultat est inférieur au stock recherché pour « boucler le budget carbone », d’où l’idée d’un puits manquant. Le mystère est attribué aux faiblesses des données concernant les forêts tropicales. Pour les pays développés, la quantification repose sur des inventaires forestiers et l’article brasse de nombreux travaux afin de démontrer que leurs forêts sont en croissance et séquestrent du carbone. En revanche, les seules données mobilisées à propos des forêts tropicales sont celles de l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture (Food and Agriculture Organization, FAO) qui proviennent de déclarations faites par les administrations forestières et sont pour cela décriées2. Tout en faisant des forêts tropicales une source

d’émissions que l’absorption du carbone par les forêts tempérées et boréales ne compense pas, les auteurs experts interprètent le puits manquant comme résultant de régénérations forestières, un phénomène qui ne peut être quantifié faute d’inventaires rigoureux.

Aux côtés de ces travaux qui font des forêts tropicales une source de CO2, le rapport du

GIEC mentionne une seconde catégorie d’études plus prescriptives. Elles suggèrent des actions à mener en évaluant, par exemple, l’impact carbone qu’auraient de vastes programmes hypothétiques de reboisement ou de réduction de la déforestation à l’échelle de la planète. Dans le cas du reboisement, une des études citées estime « les surfaces du monde probablement disponibles », « des taux de plantation annuels réalistes », « des taux de croissances crédibles » et « des durées de rotation » et calcule les quantités de carbone qu’il serait ainsi possible de stocker3. Le chapitre du GIEC est

principalement consacré à ce corpus spéculatif qui fait des forêts tropicales des technologies de séquestration du carbone à la demande. Le rapport indique, par exemple, qu’un programme mondial de lutte contre la déforestation et de reboisement massif, mené tambour battant de 1995 à 2050, permettrait de stocker l’équivalent de

1 Robert K. Dixon, Sandra Brown, Richard A. Houghton, et al., 1994, « Carbon pools and flux

of global forest ecosystems », Science, 263, p. 185-190.

2 Depuis les années 1950, l’agence onusienne produit à fréquence régulière une étude sur l’état

des forêts du monde voir le chapitre 4.

3 Sten Nilsson, Wolfgang Schopfhauser, 1995, « The carbon-sequestration potential of a global

près de 15% des émissions issues des énergies fossiles que les scénarios du GIEC prévoient pour la même période1.

Conserver et reboiser sont conçus comme des solutions simples et surtout peu coûteuses. Le dernier corpus discuté par les experts s’attèle, en effet, à estimer le coût de la tonne de CO2 séquestrée. Certaines des études collectées portent sur les activités

de compensation initiées suite à la création de l’USIJI2. Un tableau montre la variabilité

des valeurs calculées allant d’un à une trentaine de dollars la tonne, en fonction des pratiques – reboisement, agroforesterie, régénération naturelle, plantation – et surtout des sites géographiques3. Il semble que ce soit la seconde variable qui importe. Le

rapport indique que le coût par unité stocké, quelle que soit l’activité, est plus faible sous les tropiques que dans les zones tempérées4. Ainsi, au milieu des années 1990,

dans un document tel que le rapport du GIEC, les forêts tropicales sont présentées comme un moyen attractif de séquestration du carbone. Dans la perspective de créer des réductions d’émissions échangeables, ce qu’appelle de ses vœux la délégation américaine, les activités forestières deviennent alors particulièrement intéressantes. Durant les deux premières années de la phase pilote, de 1995 à 1997, les projets forestiers réputés peu coûteux représentent environ le quart des activités exécutées conjointement rapportées à la Conférence des Parties. Elles comptent notamment des projets forestiers commencés dès la fin des années 1980 par des producteurs d’électricité américains ayant décidé de compenser leurs émissions de CO25.

L’entreprise américaine Applied Energy System contribue ainsi partiellement au coût d’un projet d’agroforesterie mené au Guatemala par CARE, une ONG humanitaire. L’initiative vise à planter 51 millions d’arbres sur dix années. La plantation devrait compenser les émissions d’une nouvelle centrale construite par l’entreprise. Le chiffre annoncé est une estimation ex ante et le projet ne semble pas avoir fait l’objet d’une évaluation régulière. L’énergéticien finance de la même manière des activités de conservation forestière, au Paraguay notamment, avec The Nature Conservancy, une ONG de conservation de la nature. Tandis que l’expression mise en œuvre conjointe, telle qu’elle était mobilisée dans les négociations au début des années 1990, laissait

1 S. Brown, J. Sathaye, M. Cannell, et al., « Chapter 24: Management of Forests », op. cit., p.

775.

2 Ibid., p. 787. 3 Ibid., p. 789. 4 Ibid., p. 790.

5 Pour une brève histoire de la compensation carbone, voir Pedro Moura-Costa, Marc D. Stuart,

1998, « Forestry-based Greenhouse Gas Mitigation: a short story of market evolution »,

présager l’émergence de partenariats entre pays, ces premières actions de compensation, puis la création de l’USIJI encouragent le développement de projets financés par le secteur privé.

Le Costa Rica, qui est particulièrement actif dans cette expérimentation collective, fait figure d’exception en tentant d’utiliser la phase pilote comme ressource financière pour mener des politiques publiques1. Le pays « s’est offert comme test pour la réussite de la

mise en œuvre conjointe », selon les propos de son Présidenttenu en 19962. En 1994,

le ministère de l’Environnement instaure une organisation similaire à l’USIJI pour encourager des entreprises costaricaines et étrangères à financer des activités exécutées conjointement dans le pays3. Cet engouement n’est pas dissociable de l’histoire

environnementale du pays et la phase pilote est une opportunité pour poursuivre des mesures de réduction de la déforestation et de protection de la flore4. La plupart des

activités enregistrées sont donc forestières, d’abord sur le modèle du projet privé. Toutefois, comme les investissements se font attendre, le gouvernement propose en 1996 une approche innovante. Les projets sont regroupés sous deux programmes. L’un consiste à inciter des propriétaires privés à conserver et à reboiser leurs parcelles, l’autre à acheter et maintenir des zones censées faire partie d’un parc national. Initiés par l’administration, ils devraient être financés grâce à la vente de réductions d’émissions baptisées « compensations certifiées échangeables »5. Ce mode original de financement

est même inscrit dans la loi forestière de 1997 qui instaure un système national de paiement pour services environnementaux permettant à des particuliers de recevoir une subvention en échange de la non-conversion de leurs forêts ou du reboisement de leur

1 Vers la fin des années 1990 le cas a fait l’objet de rapports pour des agences de développement

ou des institutions de recherche, voir par exemple: Kenneth M. Chomitz, Esteban Brenes, Luis Constantino, 1998, « Financing environmental services: the Costa Rican experience », Economic note n°10, Central America Country Management Unit, Latin America and Carribean Region, The World Bank, et Michael Dutschke, Axel Michaelowa, 1997, « Joint implementation as development policy. The case of Costa Rica », HWWA Discussionpapier Nr 49.

2 José M. Figueres Olsen, 1996, « Sustainable development: a new challenge for Costa Rica »,

SAIS Review, 16, 1, p. 187-202, p. 192.

3 René Castro, Franz Tattenbach, Luis Gamez, et al., 2000, « The Costa Rican experience with

market instruments to mitigate climate change and conserve biodiversity », Environmental

Monitoring and Assessment, 61, p. 65-92.

4 Sur cette histoire environnementale voir Sterling Evans, 1999, The Green Republic : A

conservation history of Costa Rica, Austin, University of Texas Press.

5 K.M. Chomitz, E. Brenes, L. Constantino, « Financing environmental services », doc. cit., p.

parcelle1. Dès juillet 1996, le gouvernement annonce ainsi une première vente de 200

000 tonnes de carbone au prix unitaire de dix dollars à des entreprises norvégiennes. L’examen de quelques exemples met en évidence la pluralité des configurations qui prennent forme au sein de l’expérimentation in situ, du projet de lutte contre la pauvreté transformé à la marge en moyen de compenser la pollution d’une centrale au charbon, au financement de politiques semi-publiques par des crédits carbone fabriqués maison. A défaut de faire de la Conférence des Parties l’expérimentateur principal, la phase pilote rend public les actions entreprises ça et là. Son Secrétariat collecte des informations que lui notifient régulièrement l’USIJI et son homologue costaricain par exemple. Grâce à cette centralisation minimale, on apprend que les activités forestières comptent pour un quart des activités déclarées et que deux d’entre elles, dont l’un des programmes nationaux du Costa Rica, représentent la moitié des réductions d’émissions du total estimé pour la phase pilote2. La relative publicité dont bénéficient

ainsi les activités exécutées conjointement stimule la production d’un travail réflexif et critique. Ce dernier insiste notamment sur l’absence de standardisation des calculs et de vérification ex post qui rend difficile de discerner, parmi les projets affichés, ceux restés à l’état de projet, de ceux mis en œuvre et d’évaluer dans quelle mesure ces derniers ont contribué à diminuer la concentration de CO2 dans l’atmosphère3.

1 Ce projet deviendra le système de paiement pour services environnementaux du pays, Stefano

Pagiola, 2008, « Payments for environmental services in Costa Rica », Ecological Economics, 65, p. 712–724. Pour une analyse de la genèse de cette politique publique voir : Jean-François Le Coq, Denis Pesche, Thomas Legrand, et al., 2012, « La mise en politique des Services Environnementaux : la genèse du Programme de Paiements pour Services Environnementaux au Costa Rica », VertigO, 12, 3, et Thomas Legrand, Géraldine Froger, Jean-François Le Coq, 2013, « Institutional performance of Payments for Environmental Services: An analysis of the Costa Rican Program », Forest Policy and Economics, 37, p. 115-123.

2 Pierre Cornut, 2000b, « La phase pilote de mise en œuvre conjointe : quels enseignements

pour le mécanisme de développement propre ? Une analyse du portefeuille des projets officiellement enregistrés par le Secrétariat de la Convention Cadre », Ministère de l’Aménagement du Territoire et de l’Environnement, Etude réalisée dans le cadre de la subvention n°98 141. Dans des comptes-rendus similaires on apprend aussi que les Etats Unis est l’un des pays investisseurs qui fait part du plus grand nombre d’activités aux côtés des Pays Bas et de la Suède, voir Axel Michaelowa, 2002, « The AIJ pilot phase as laboratory for CDM and JI », International Journal of Global Environmental Issues, 2, 3-4, p. 206-287.

3 Voir, par exemple, Axel Michaelowa, 1998, « Joint Implementation – the Baseline issue.