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Chapitre 2. La forme projet : comment des entrepreneurs et une

2. Un projet climatiquement désirable 125

2.1 S’accorder sur un scénario précis où le porteur maîtrise une activité et un

2.1.2 L’acacia, un bon investissement 130

Non seulement l’espace circonscrit physiquement dans le Document de Description du Projet qui sert de candidature au Mécanisme doit ne pas avoir été boisé et être maîtrisé par le porteur de projet, mais la forêt qui devrait y voir le jour doit également être planifiée. Son organisation est décrite à la fois au niveau macroscopique de l’arrangement géométrique et à un niveau de détails plus fin, arbre par arbre dans

1 Nations Unies, « Decision 11/CP.7 : Land use… », p. 58. 1990 est la date à laquelle le GIEC

publie son premier rapport sur le changement climatique. Il est conventionnellement admis que l’année marque le début d’une prise de conscience internationale concernant le climat.

2 Il suit en cela les consignes d’un des outils du Mécanisme, Nations Unies, 2007, « Annex 18 –

Procedures to demonstrate the eligibility of lands for afforestation and reforestation CDM project activities », dans Comité Exécutif du Mécanisme pour un Développement Propre, Thirty

fifth meeting – Report, CDM-EB-35, Bonn, 17-19 octobre 2007.

3 Nations Unies, « Ibi Batéké », doc. cit., p. 25-28. 4 Discussion avec Olivier, Ibi Batéké, 22 avril 2011.

5 L’anecdote invite aussi à interroger ce que représente pour le « Chef Labi » une forêt. Selon

Olivier le vieil homme faisait allusion aux arbres qui bordent les cours d’eau sillonnant le plateau et qui tiennent lieu de forêt aux populations de cette région savanicole.

chaque parcelle. Décrire cette forêt à venir signifie planifier le rythme de plantation et de coupe et donc les faits et gestes du porteur de projet pendant une longue durée, tant que son activité est un projet carbone.

Le document décrivant le projet d’Olivier détaille minutieusement les actions de l’entrepreneur sur les 4200 hectares et durant les 30 prochaines années. Les règles du Mécanisme pour un Développement Propre requièrent en effet de planifier à long terme la gestion de la plantation, mais :

« Evidemment, c’est très difficile de se projeter sur une période si longue, et notamment en termes d’itinéraire technique, parce qu’il peut y avoir des avancées scientifiques techniques [...] qui font que telle variété d’eucalyptus finalement devient moins compétitive que telle autre, que la technique en pépinière change, que l’écartement optimal des arbres finalement n’est pas celui qu’on avait initialement choisi. »1

La personne qui s’exprime ici est un agronome de formation qui travaille pour ONF international, un bureau d’étude français dont l’une de ses principales activités est l’enregistrement de projets forestiers au Mécanisme2. Olivier l’a embauché grâce aux

subventions d’un programme onusien visant à promouvoir la mise en place de projets carbone en Afrique, ce qui témoigne du statut encore hybride de son activité entre initiative commerciale et bénéficiaire de l’aide publique internationale3. Lorsque le

consultant insiste sur la difficulté à élaborer un « itinéraire technique » à long terme, il ajoute que ce travail d’anticipation rencontre chez les porteurs de projets une forte réticence puisqu’il empêche la possibilité d’ajuster en fonction d’éventuels imprévus, qu’ils soient négatifs ou positifs.

Afin de permettre au régulateur de contrôler à distance les projets déployés sous son autorité à travers le globe, le plan inscrit dans le Document de Description du Projet restreindra Novacel dans sa capacité à répondre aux résistances rencontrées dans la réalisation de son activité. Le document indique pour chaque année, de 2008 à 2037, les opérations qui seront effectuées : boiser, couper, reboiser. La superficie en termes d’hectares est mentionnée, de même que l’espèce et les parcelles4. Une fois enregistré,

1 Entretien avec un consultant d’ONF international, Paris, 15 mars 2010.

2 Nous avons rencontré quatre employé d’ONF international. Nous utiliserons ici

principalement les propos du consultant chargé de la mise en forme du projet d’Olivier.

3 Programme des Nations Unies pour l’Environnement, 2011, « Projet Ibi Batéké. Analyse des

opportunités de réplication dans les pays d’intervention de CASCADe situés dans le bassin du Congo (Cameroun, Gabon, RD Congo) », Brochure CASCADe, mai 2011.

le projet devra suivre ce chemin devenu non négociable. La force contraignante de l’itinéraire technique résulte de l’organisation du Mécanisme qui limite la réactivité de l’entrepreneur. Comme dans l’organisation planifiée analysée par Nicolas Dodier, il tente d’ « aligner aussi loin que possible des conduites sur des scripts »1.

L’indétermination est résiduelle et le grain du contrôle relativement petit étant donné que même les espacements entre arbres sont planifiés. L’instance planificatrice et l’exécutant sont une seule et même personne : Olivier, pris à des moments temporels différents. Canalisé par une série de dispositifs – le plan, l’itinéraire technique, l’enregistrement, les audits – l’entrepreneur devra suivre son propre scénario élaboré en collaboration avec le bureau d’étude, expert de ce travail d’anticipation coercitive2.

Le Document de Description du Projet décrit une vision du futur. S’il est dénué de toute référence au chiffre d’affaire et aux coûts du projet, à la différence d’un business plan, par exemple, l’organisation de la plantation qu’il projette résulte d’une réflexion financière sur la viabilité du projet pensé comme une véritable entreprise3. Le

document d’Olivier indique que les 4200 hectares seront reboisés de 2008 à 2012 principalement avec des acacias, quelques eucalyptus et des pins. Certaines parcelles seront par ailleurs associées à de la culture de manioc. Le régulateur n’est pas l’auteur d’un tel choix. Rien dans ses règles ne prescrit un certain type de reboisement. Privilégier l’acacia répond à une exploration des marchés, le marché international du carbone mais aussi celui du charbon de bois à Kinshasa. Voici la manière dont Olivier lie ses différentes activités commerciales à la conception de son puits de carbone :

« L’objectif n°1 c’est d’abord la production de bois énergie sur du temps le plus court possible. Cette production de bois énergie est directement liée à l’objectif de stockage de CO2. Là aussi, les plus grandes quantités possibles,

dans le moins de temps possible et, pour réussir ça, on doit travailler avec des essences à croissance rapide. C’est ce qui a déterminé le choix de l’acacia. Les autres espèces secondaires exotiques, genre eucalyptus et pins, rentrent aussi pour des critères de croissance rapide et de stockage de CO2, avec un autre

1 Nicolas Dodier, 1995, Les hommes et les machines: la conscience collective dans les sociétés

technicisées, Paris, Editions Métailié, p. 103.

2 On remarque bien ici l’inversion par rapport au cas du marché funéraire de Trompette où

c’est le client qui est capté par la proximité spatiale des chambres mortuaires du lieu de décès, par le flou et la continuité entre les institutions, par l’urgence à laquelle répond le personnel médical, etc., P. Trompette 2005, « Une économie de la captation », art. cit.

3 Liliana Doganova, Marie Eyquem-Renault, 2009, « What do business models do? Innovation

objectif cette fois-ci, qui est la production de bois de service et de bois d’œuvre sur des cycles plus longs. »1

L’entrepreneur souhaite toujours produire du charbon de bois. Le Mécanisme pour un Développement Propre autorise des projets visant à fabriquer une ressource énergétique émettrice de CO2. Etant donné le calcul du gain carbone – tout arbre coupé est déduit

du stock crédité – l’effet sur l’atmosphère du charbon de bois est considéré comme pris en compte. L’objectif initial de Novacel dans les années 1990 est dorénavant articulé à celui de stocker du carbone et, à plus long terme, à la production de grumes. Le choix des espèces et de leur proportion répond à ces visées commerciales : principalement des acacias pour le charbon de bois, des eucalyptus et des pins pour le bois d’œuvre.

L’acacia mis à l’honneur dans la future plantation représente une bonne option en termes de stockage de carbone car l’espèce croît relativement vite et son bois est relativement dense. Les deux paramètres sont souvent antagonistes. Un bois dense croît en général plus lentement qu’un bois peu dense. En expliquant cela, l’agronome d’ONF international ajoute qu’on « peut difficilement trouver quelque chose de mieux », sauf les eucalyptus qui pousseront probablement plus rapidement2.

Cependant,

« Après on va buter sur des questions de rentabilité économiques [car] l’eucalyptus va être exploité avec un rythme beaucoup plus faible que les acacias. Donc ça veut dire que les entrées d’argent pour le développeur de projet seront plus espacées, ce qui n’est pas forcément soutenable pour lui »3.

Si le projet ne visait qu’à stocker du carbone, il eût été préférable de ne choisir que de l’eucalyptus mais, dans la mesure où il doit déboucher sur une entreprise rapidement viable et soutenable à long terme, l’acacia est un meilleur choix. L’existence d’un projet au sens du Mécanisme pour un Développement Propre est forcément temporaire. L’entrepreneur n’a sécurisé que deux ventes de réductions d’émissions. Les revenus de ces transactions ne constituent pas un flux durable d’argent qui pourrait soutenir l’existence d’une entreprise. Mais l’acacia est préféré à l’eucalyptus pour une raison additionnelle : sa capacité à fertiliser le sol. Le business plan du projet indique une activité économique qui passe inaperçue dans le Document de Description du Projet parce qu’elle est anecdotique d’un point de vue stockage de CO2. Il s’agit de la culture

du manioc sur certaines parcelles. Or, l’expert d’ONF international explique que

1 Entretien avec Olivier via Skype, 17 mars 2010.

2 Entretien avec un consultant d’ONF international, Paris, 15 mars 2010. 3 Ibid.

l’acacia est « une essence fixatrice d’azote »1. En grandissant l’arbre fertilise localement

le sol peu propice à la culture, une qualité importante pour le projet d’Olivier dont le montage financier tient à la possibilité de générer à court terme des revenus par la commercialisation de farine de manioc.

Opter pour une quasi monoculture d’acacias résulte donc d’arbitrages économiques où s’articulent, sans friction cette fois-ci, recherche de rentabilité et contribution à la lutte contre le changement climatique. A l’horizon 2020, le projet devrait générer trois principaux flux monétaires qui se succèderont dans le temps : les revenus du manioc (50%), puis ceux des crédits carbone (30%) et enfin de la commercialisation du charbon de bois (20%)2. A cela s’ajoutera au delà, la vente de bois d’œuvre. Sans les

détailler, la candidature au Mécanisme stabilise la succession des actions qui repose sur ces projections financières évaluées par l’auditeur Ernst & Young lors de la validation de l’activité. Si la documentation soumise ensuite au régulateur et rendue publique sur le registre n’explicite pas ce souci de rentabilité économique, elle met tout de même en valeur le choix de la culture principale qui est peu risqué. Le document explique que, sur le plateau des Batéké non loin de la zone du projet, une plantation d’acacias de 8000 hectares initiée dans les années 1990 produit aujourd’hui encore du charbon de bois3. Selon l’agronome d’ONF international « l’expérience montre que ça marche

bien, donc a priori c’est pas trop risqué de planter de l’acacias »4. L’argument du faible

risque vise à convaincre de la faisabilité du projet dans le contexte local, étant donné, par exemple, la qualité du sol. Cette exigence de réalisme du projet, que l’on peut comprendre comme un moyen de s’assurer en amont que le plan établi pourra être suivi, incite à répliquer des initiatives déjà mises en œuvre.

Le projet, mis en forme par le formulaire et son exigence de planification, est une affaire de techniques, d’espèces plantées et de fréquence de reboisement. Tandis que la procédure de due diligence menée par la Banque Mondiale responsabilisait le porteur de projet en garantissant qu’il alloue une partie de ses revenus à des investissements sociaux, les attentes du régulateur sur ces questions sont faibles. Certes, le document mentionne les bénéfices socio-économiques du projet. Mais l’information n’occupe que deux pages et Olivier traduit ces bénéfices en nombre d’emplois créé par Novacel : 25 postes fixes et environ 300 emplois saisonniers en moyenne par an, dont les salaires ne

1 Ibid.

2 Le business model du projet est présenté dans une étude effectuée par ONF

international Clément Chenost, Yves-Maris Gardette, Julien Demenois, et al., 2010, Les Marchés

du carbone forestier. Bringing forest carbon projects to the market, ONF International, p. 164-167.

3 Nations Unies, « Ibi Batéké », doc. cit., p. 12.

sont pas révélés1. Un projet au sens du Mécanisme pour un Développement Propre ne

cible donc pas l’épanouissement des populations tékés, ni la préservation d’une zone riche en diversité biologique. C’est avant tout une question de carbone séquestré ou carbonisé et, dans les deux cas, vendu. Cette forme de technicisation du changement climatique et des actions menées pour y répondre, qui a été critiquée par des travaux académiques, est lentement mise en débat au sein du processus décisionnel international avec l’émergence du problème de la déforestation tropicale2. Le chapitre 1

a en effet montré que la question du respect des droits des peuples autochtones ainsi que celle de la protection des forêts dites naturelles ont été intégrées dans l’esquisse des règles en matière de REDD+. Dans le marché du carbone du Protocole de Kyoto, où une série d’opérations cherchent au contraire à abstraire l’activité productrice de réductions d’émissions de son contexte national, ce type de préoccupations n’est pas pertinent.