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LE TERRITOIRE : UN BIEN COMMUN – 2011

113 4 TEXTES DE RÉFÉRENCE

La question qui se pose aujourd’hui, à l’heure de la crise du modèle de développement libéral - productiviste, est premièrement celle du renversement du cadre de valeurs qui le constitue. Il convient d’abord de nettoyer les esprits de la majorité des citoyens des idées et des normes qu’y ont imprimé trente années de libéral- productivisme, remplacer cet objectif absurde selon lequel le bien vivre pourrait se réaliser isolément, pour soi seul, et réintroduire la notion que la vie chez soi et au travail inclut obligatoirement les autres, que le sort des autres est lié à notre propre sort. Bref, que la vie se définit par rapport et avec les membres de la communauté sociale.

Une des façons de procéder pour réaliser ce changement de valeurs consiste à mettre en avant la notion de bien commun.

Commençons par définir ce que nous entendons par bien commun. La plupart du temps, on invoque la question des biens communs lors des débats écologiques pour désigner les composantes de la biosphère, l’air et l’eau par exemple, indispensables à la survie de l’humanité. On comprend alors qu’il s’agit de biens essentiels à la vie de tous les jours et de chacun, et qu’il convient d’en garder une gestion « commune » justement. D’où les luttes sociales pour tenter d’en empêcher la privatisation. Ce ne sont là que des exemples cependant, car les biens communs peuvent désigner beaucoup d’autres choses comme on va le voir. Mais tout d’abord, quand nous parlons de biens communs, de quoi parlons - nous ?

L’adjectif « commun » remonte au Moyen Age et désigne un bien d’usage collectif. Dans le système féodal, à côté des biens dont le seigneur était propriétaire, on appelait « banal » ce qui appartenait au seigneur mais dont l’accès et l’utilisation étaient libres pour les membres de la communauté (le four à pain, le moulin), et « commun » ce qui appartenait à la communauté (le « pâquier » ou pâture communale)1.

Cependant, avant de pouvoir utiliser ce bien commun, les ayants - droit doivent en fixer les règles d’utilisation ainsi que des sanctions lorsque l’application s’en écarte. Comme il s’agit de biens essentiels, les règles sont généralement très détaillées et strictes, et les sanctions draconiennes.

La fixation des règles d’utilisation et des sanctions requiert débat au sein de la communauté et de ses organes de décision et d’application : assemblée des membres ou conseil d’anciens par exemple. On voit ici apparaître la 1ère caractéristique du bien commun. Ce n’est pas simplement une chose,

c’est une chose et ses modalités d’utilisation, son mode de régulation dirait - on aujourd’hui. Il faudrait plus justement dire son mode social de régulation puisqu’il est issu de rapports sociaux et qu’il engendre des institutions sociétales. Le bien commun n’existe pas sans le cadre social et historique qui le définit et lui donne son sens.

Le bien commun est non - exclusif : à moins d’avoir commis une faute grave, chaque membre de la communauté y a accès. Son usage est réparti de façon égalitaire, en proportion des besoins de chacun tels que définis par les instances de la communauté. Le travail nécessaire à son exploitation et son entretien peut prendre des formes diverses selon l’époque ou le régime économique en vigueur. A l’époque féodale, ce travail était le plus souvent fourni gratuitement par les membres de la communauté à tour de rôle, selon le système de la corvée et suivant le principe de réciprocité.

Mais on pouvait aussi décider de payer quelqu’un, en nature ou en espèces, pour effectuer la tâche. La question de l’interprétation de ce paiement se pose. Faut - il parler de salaire (forme marchande de l’échange) ou de rémunération2 (forme réciprocitaire de l’échange) ? La meilleure réponse serait, semble - t - il, de se référer au système symbolique culturel dominant dans le lieu et l’époque où l’échange se produit. Dans les sociétés marchandes actuelles, personne n’aurait l’idée d’appeler autrement que

« salarié » celui qui est employé par un autre. Mais il en va différemment, jusqu’à aujourd’hui, dans bien des communautés des pays du sud.

Forts de ces définitions, nous pouvons maintenant poser l’hypothèse centrale de notre démarche : le territoire (ou l’espace si l’on préfère) est un bien commun. Ce qui ne veut rien dire d’autre que, pour vivre ensemble, les personnes ont besoin d’un territoire aménagé à leurs besoins, à leur convenance. L’espace vie - travail est un constituant essentiel du bien - vivre.

Ce qui revient à dire que les règles d’utilisation de l’espace doivent être définies en commun. Cependant, dire cela nous reporte à la réalité selon laquelle, dans tout groupe social, les idées sur comment il conviendrait d’aménager l’espace sont toujours diverses, contradictoires, opposées.

Aboutir à un consensus sur l’aménagement de l’espace passe donc obligatoirement par la confrontation d’idées et d’intérêts contradictoires et à dépasser cette confrontation par la construction d’un compromis. C’est ce que nous avons appelé le compromis territorial.

1 Voir l’intervention faite par Alain Lipietz au Forum Social Mondial de Belem en janvier 2009.

On en trouvera le texte sur : http://lipietz.net

2 La rémunération est une forme de don (en nature ou en argent) qui vient récompenser celui à qui on a confié une charge (du latin munus), dans les systèmes réciprocitaires traditionnels. Ce que l’on rend en retour d’une charge.

En apparence, nous sommes de retour à notre point de départ : comment faire évoluer le compromis territorial libéral - productiviste, lequel impose les volontés du 1 % de la population aux 99 % restants, vers un nouveau compromis plus juste et propre à assurer le bien - vivre de la majorité ? Mais en apparence seulement, car nous disposons maintenant d’une arme supplémentaire pour opérer ce changement, celle du bien commun.

Nous avons un rempart contre les valeurs d’individualisme et d’égoïsme, un drapeau de ralliement puissamment mobilisateur car il n’a besoin de nulle démonstration pour s’imposer intuitivement dans les consciences du plus grand nombre. Les mobilisations inattendues dans leur ampleur qui ont accompagné les grèves dans les ateliers CFF de Bellinzone (2008) et à la fonderie Boillat de Reconvilier (2006) sont un témoignage : c’est le sort de toute une région qui se jouait là. Aujourd’hui, les mobilisations des indignés en Europe et des 99 % aux Etats - Unis3 se réfèrent à des valeurs analogues et annoncent la mise en question du modèle libéral - productiviste dans ses fondements.

Parler du territoire comme bien commun présente un autre avantage, celui de court - circuiter, dans le débat sur la propriété foncière, la traditionnelle opposition entre propriété privée et publique. L’ancienne revendication socialiste, puis communiste, portait sur la nationalisation des terres ou, ce qui est proche, la municipalisation du sol. On bute là sur une double faiblesse.

D’abord la gestion du sol par le gouvernement propriétaire ne garantit pas le respect des intérêts du plus grand nombre, comme on peut le constater tragiquement dans la période libérale - productiviste. Ensuite, si cette gestion est du ressort des municipalités, on voit immédiatement poindre le danger du localisme et la concurrence entre les communes : à moi les villas et leurs riches habitants, à toi les HLM ; à moi les espaces verts, à toi les industries polluantes. Et ainsi de suite. A l’époque de la mondialisation où l’on observe partout les replis identitaires et communautaristes, le terreau est fertile aux localismes de toutes sortes.

Parler de bien commun pour définir le territoire permet de renverser le discours sur tous les points. D’abord, le territoire n’y est plus un simple objet source de rente foncière, mais un espace socialement constitué aux fins d’assurer une vie bonne aux habitants qui l’occupent. Ensuite et pour parvenir à cet objectif, il faut concevoir des règles qui satisfassent le

bien - être des habitants, considéré comme un bien essentiel. « Communiser » le sol n’équivaut pas forcément à le nationaliser, mais en tout cas à réguler sa propriété et la limiter lorsque cela s’avère nécessaire. La propriété privée n’est donc a priori pas exclue lorsqu’elle se combine raisonnablement avec un usage rationnel du bien commun qu’est l’espace. Enfin, communiser le sol, avec la gestion participative de tous les intéressés, doit s’articuler avec une planification régionale (dans le cas de Genève transfrontalière) et nationale du territoire afin de faire obstacle aux localismes égoïstes de toutes sortes.

Un tel programme suppose une révolution copernicienne des valeurs qui contredit frontalement celles du libéral - productivisme. De longues et difficiles luttes sociales seront nécessaires pour opérer de tels changements de valeurs dans les esprits des habitants, mais le territoire défini comme un bien commun peut représenter un point de ralliement pour ces mobilisations et une plate - forme sur laquelle construire les alliances qui doivent les sous - tendre.

3 Les manifestants des villes étatsuniennes d’octobre 2011 se réunissent sous le slogan :

« We are the 99 % »

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Claude Raffestin, géographe, professeur honoraire à l’université de Genève.

Résumé de la conférence donnée à l’AGEDRI le 25 novembre 2004.

La territorialisation désigne la façon pour une communauté humaine d’occuper son aire de vie. En occupant un territoire, les personnes le transforment constamment : elles détruisent de l’ancien (déterritorialisation) pour produire du nouveau (reterritorialisation). Comment peut - on décrire l’actuel processus TDR à l’œuvre dans la Région franco - valdo - genevoise (RFVG) ? La RFVG fait office de pont entre la Suisse et la Région Rhône-Alpes. Ce qui vaut du point de vue géographique n’est pas encore vrai sur la plan économique, social et culturel tant que la Suisse n’aura pas adhéré à l’Union européenne car les frontières politiques, les différences légales, institutionnelles et réglementaires empêchent une véritable intégration régionale. Pourtant, la réalité précède les accords politiques et la RFVG est bel et bien en train de se mettre en place de façon sauvage, c’est - à - dire non organisée par un projet territorial déterminé conjointement et démocratiquement par toutes les parties en présence. Après une longue phase de conflits (jusqu’au Traité de Vienne en 1815), la RFVG a connu deux siècles de ce qu’on pourrait appeler son désenclavement. Aujourd’hui, elle aborde la phase de son articulation.

Face au développement anarchique mais bien réel de la RFVG, qui favorise tous les déséquilibres intra - régionaux de population, d’activités économiques, sociales et culturelles, un projet territorial coordonné pourrait au contraire diminuer ces déséquilibres, lutter contre la centralisation uni - polaire et concevoir le renforcement de pôles secondaires, tirer parti des diversités qui existent dans la région en les rendant complémentaires et en les mettant en réseau au moyen d’infrastructures de transports en commun cohérentes. Bref, un projet territorial pourrait articuler l’ensemble des activités de la région tout en rendant la vie de ses habitants plus agréable.

Genève se trouve au centre du croisement de deux grands axes de communication :

• Ouest - Est : Paris – Bellegarde – Genève – Annemasse – Milan / Turin

• Nord - Sud : Zurich – Lausanne – Genève – Annecy – Lyon / Marseille

Faut - il déduire de cet état de fait une polarisation nécessaire et irréversible autour du centre - ville ? Non, si l’on considère les deux faces de la centralité : une face symbolique, la « vitrine », qui conduit à installer à l’ultra - centre les activités de prestige, et une face fonctionnelle qui articule les autres activités sur l’espace régional de façon à les équilibrer. Cette deuxième face admet la constitution de pôles secondaires forts et leur mise en réseau pour autant qu’on le veuille, c’est - à - dire pour autant qu’un projet territorial contraignant soit élaboré qui fasse partager les avantages et les inconvénients, les coûts et les bénéfices, à tous ceux qui constituent la RFVG. Pour surmonter les conflits d’intérêts qu’une telle concertation ne manquera pas de révéler, il faut que chacun accepte l’idée qu’une bonne articulation des activités sur l’espace territorial tirera avantage des diversités qui composent la région et, en les combinant, rendra celle - ci plus attractive et prospère, de même qu’elle rendra la vie des habitants plus facile et agréable. Présentée de cette manière, une telle démarche a l’air tout à fait raisonnable et l’on se demande bien pourquoi elle n’est pas suivie. Or, depuis plus d’un siècle, il n’en est rien et Genève s’est constituée à partir d’un centre unique pour rayonner ensuite en étoile, ce qui a tout naturellement produit les engorgements et nuisances que nous vivons aujourd’hui. Pour comprendre ce qui apparaît au bon sens comme une aberration, il faut remonter aux sources du capitalisme et singulièrement aux rapports de domination qui ont jalonné son histoire.

Au cœur de ces rapports, une variable centrale : l’argent.

Simmel, philosophe et sociologue allemand (1858 - 1918), développe l’idée que l’argent introduit une rationalité immatérielle, paradoxe qui mérite explication. Les rapports sociaux entre individus projetés sur un territoire (le processus de territorialisation) appartiennent à l’ordre du concret, du matériel : on habite à tel endroit, on travaille à tel autre. La vision du territoire à travers la logique de l’argent est tout autre. Le territoire y devient une constellation d’objets munis de prix différenciés, indépendamment des rapports sociaux qui s’y nouent. Le territoire se définit alors selon la rationalité des flux monétaires, sans tenir compte de la vie réelle des individus qui le peuplent. C’est une rationalité mathématique, que l’on peut modéliser, une rationalité intellectuelle, immatérielle. Le territoire s’appréhende comme un système de prix, prix du terrain, du logement, du travail. La logique de l’argent fait disparaître la réalité sensible au profit d’une réalité simulée, abstraite, et cette logique fait bouger les individus sur le territoire comme des

PROCESSUS TERRITORIALISATION – DÉTERRITORIALISATION

– RETERRITORIALISATION (TDR)