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5. Problèmes de protection dans les camps à long terme

5.3 Un environnement générateur d’insécurité

5.3.1 Tensions sociales à l’intérieur du camp

Si l’expérience de la fuite vers un pays d’asile peut s’avérer particulièrement traumatisante pour un réfugié, les impacts négatifs de la vie en exil ne doivent pas être sous-estimés (Horn, 2010 :369). Ces impacts sont d’autant plus prononcés lorsque le séjour dans les camps se prolonge, et que les incertitudes sur l’avenir et le sentiment d’impuissance diminuent les espoirs d’un retour à la vie normale. Puisque seule une minorité de réfugiés peut compter sur une source de revenus régulière, la majorité est donc contrainte de rester dans le camp sans emploi ni réelle occupation, et dépendante en grande partie de l’assistance alimentaire. Ces sentiments d’ennui et de dépendance affectent particulièrement les réfugiés et génèrent beaucoup de frustration (Kassam et Nanji,

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2006 :63; Horn, 2010:365). Lors de ses recherches à Dadaab, Agier avait noté que ce problème domine la vie dans le camp et affecte tous les habitants. En effet, la souffrance morale et même les pathologies psychosociales liées à l’absence d’activités affectent la vie quotidienne de ces personnes, surtout celles qui occupaient un emploi ou une fonction reconnue avant leur exil (Agier, 2002 :329). Des réfugiés interviewés à Dadaab se sont montrés consternés face à leur dépendance envers une aide internationale souvent insuffisante, et exprimé un sentiment de très faible estime d’eux-mêmes en raison de leur incapacité à améliorer leur situation ou à se sortir de leur état de «réfugié» (Abdi, 2005 :7). L’un d’entre eux avait déclaré: «The word refugee, in my opinion, in our heads, it means a

weak individual; that is how we see ourselves. We ourselves don‘t like it when we are called ―refugees‖; we are not happy with it. But what can you do? It is a weak person, a person whose country was destroyed; it means a poor person, who has nothing, who is begging food that is handed down. That is what it means to me» (cité dans Abdi, 2005: 9).

Un autre réfugié de Kakuma avait declaré: «at least in Somalia we can still try to do

something with our lives, although it is not easy because of the fighting. But I prefer Somali to Kakuma, where there is nothing one can do. If something goes wrong in Somalia, I will die in my country. If I have to choose my death, I prefer to be shot dead in Somalia than to starve to death in Kakuma» (cité dans Verdirame, 1999:70). Les sentiments d’impuissance

et d’incapacité à améliorer ses conditions de vie sont par conséquent à la source des frustrations de beaucoup de réfugiés dans les camps.

Les jeunes et les hommes constituent des groupes particulièrement touchés par ce sentiment d’ennui et de frustration. Pour les jeunes, qui représentent la majorité des habitants des camps, il existe peu d’exutoires à leur énergie, spécialement lorsque les coupures de budgets affectent les activités éducatives, sportives ou culturelles, et qu’ils sont laissés à eux-mêmes (Jamal, 2000 :18). Au camp de Lukole, en Tanzanie, Turner rapporte que la majorité des jeunes occupent simplement leur temps à jouer aux cartes ou à trainer dans le camp (Turner, 1999 :8). Un jeune Congolais de 17 ans vivant dans le camp de Kyangwali en Uganda résume la situation de cette manière : «When we reached here in Kyangwali,

life became really hard. Because there is nothing to do: in the morning you wake up, you are moving up and down, like someone who is looking to go somewhere but actually you

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are not going anywhere» (cité dans Dryden-Peterson, 2011:49). À Kakuma, un autre jeune

avait déclaré à propos de sa vie quotidienne au camp: «each day of the week falls on

Sunday» (cité dans Demo, 2009: p. 12). Si tous les réfugiés souhaitent échapper à cette

situation, ils ne savent pas comment s’en sortir ni, plus frustrant encore, s’ils y parviendront un jour (Demo, 2009 :12).

La vie dans les camps génère également beaucoup de frustration chez les hommes. Turner emploi le concept de «masculinité perdue» pour exprimer le sentiment d’incapacité des hommes à assurer leur rôle de patriarche et à subvenir aux besoins de leurs familles (Turner, 1999). En effet, les rôles respectifs des hommes et des femmes ont été sujets à d’importants changements dans les camps. Alors que les femmes ont conservé leurs fonctions traditionnelles (tâches ménagères et éducation des enfants) et leur statut, les hommes sont privés de leur fonction de pourvoyeur qui était à la base de leur statut et autorité dans le pays d’origine (Crisp, 2000 :625). En Tanzanie, des femmes ont affirmé que l’«UNHCR is a better husband», c’est-à-dire qu’elles attribuent aux organismes internationaux les fonctions que devraient normalement assurer les hommes, soit fournir la nourriture, les médicaments et les habitations (Turner, 1999 :2). De plus, les femmes conservent non seulement leurs activités traditionnelles, mais l’idéologie d’égalité promue par les organismes internationaux fait en sorte que les femmes sont encouragées à être autonomes (Turner, 1999 :1). Des programmes spéciaux d’ONG encouragent notamment la participation des femmes aux activités génératrices de revenus, dont l’artisanat par exemple. Dans certains camps, les femmes ont même réussi mieux que les hommes à générer des revenus, et certaines sont les principales pourvoyeuses de la famille (Payne, 1998 :31). Cette situation exacerbe le sentiment de perte de statut des hommes et génère parfois d’importantes tensions.

Les relations intergénérationnelles se trouvent aussi affectées par la vie dans les camps. En effet, l’impuissance et l’incapacité des parents à supporter matériellement leurs enfants érodent les relations d’autorité et de respect des jeunes envers leurs ainés, ce qui entraîne d’importantes tensions et conflits intergénérationnels (Hampshire et al., 2008 :25). Une mère interviewé dans le camp de Buduburam, au Ghana, a déclaré: «Initially as people

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children. But as conditions deteriorated and started getting harder,… things changed and the respect got lost because you can‘t feed your children. The children go out for food themselves. The respect has been eroded. You can‘t even reprimand someone‘s child»

(Hampshire et al., 2008:30-31).

Par ailleurs, l’exil et le séjour dans les camps perturbent fortement les coutumes traditionnelles des sociétés en exil. Dans les camps de réfugiés angolais en Zambie par exemple, les activités traditionnelles de subsistance comme la chasse, la pêche et l’agriculture ne sont plus pratiquées ni enseignées aux enfants, ce qui engendre une perte de repères chez ces populations (Eruesto, 2002 :20). Turner souligne également qu’il y a un sentiment que les choses ne sont pas comme elles l’étaient avant l’exil (Turner, 1999 :4). Il ajoute que l’impression qui s’en dégage est celle d’une communauté en désespoir, où les valeurs et les normes traditionnelles dont les relations hommes-femmes ou parents-enfants sont remises en question par la vie dans les camps (Turner, 1999 :6).

Les tensions et la frustration générées dans les camps sont susceptibles d’engendrer diverses pathologies sociales, dont la violence domestique et la consommation de substances. Malgré qu’il soit impossible de déterminer avec exactitude l’étendue du problème de violence domestique dans les camps, il existe une possibilité accrue de ce type de violence dans les camps à long terme (Horn, 2010 :362). En effet, les pressions sociales sur les hommes incapables d’assurer leur rôle de pourvoyeur et la frustration qui en résulte ont un fort potentiel à générer des comportements agressifs et violents envers les femmes et les enfants. Dans son étude auprès de femmes réfugiées d’un camp ougandais, Payne relève que la plupart des conflits conjugaux étaient liés au manque de nourriture (Payne, 1998 :34). Dans le camp de Kakuma au Kenya, des femmes ont confié que l’élément déclencheur était généralement lorsque la femme ou les enfants demandaient à l’homme quelque chose dont il est incapable de fournir (Horn, 2010 :367).

De plus, les abus de substances, alcool et drogues sont des phénomènes largement observés dans les camps de réfugiés (Streel et Schilperoord, 2010 :268). Ces abus sont liés à une vaste gamme de causes, dont les traumatismes psychologiques, la capacité limitée à gérer

91 une situation stressante, un environnement incertain, la frustration ou le manque de perspectives d’avenir, qui sont exacerbées par la vie prolongée dans les camps (Streel et Schilperoord, 2010 :270-271).

Les camps engendrent également des tensions entre les différents groupes ethniques et nationaux à l’intérieur, ce qui mène parfois à de violents affrontements. Selon Jamal, ces tensions sont dues au contexte du camp, qui contraint des groupes hétérogènes à vivre ensemble dans un endroit restreint, frappé par la pauvreté et dans des régions souvent très peu sécuritaires (Jamal, 2000 :18). À Kakuma au Kenya par exemple, les réfugiés sont originaires de plus de 10 pays et pas moins de 20 groupes ethniques différents. Des conflits ou de vieilles rancunes entre différents clans se transforment ainsi parfois en altercations violentes, et contribuent à alimenter le climat d’insécurité prévalant dans les camps (Crisp, 2000 :629; Aukot, 2003 :76). La compétition pour les places de réinstallation engendre elle aussi une source additionnelle de tension et d’insécurité (Crisp, 2000 :622).