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Dès lors que la dimension intime de Rigoletto a été profanée et que l’autel de ses valeurs a été renversé, il décide de se venger du Duc et d’actualiser la vengeance que Dieu aurait dû prendre en main. Le temps porté par l’image du fleuve179 bascule alors dans une course effrénée dont l’aboutissement sera la mort de Gilda tandis que les éléments se déchaînent dans la tempête, signe du ciel annonçant que l’interdit sexuel n’a pas été respecté. D’ailleurs, d’un point de vue biblique, c’est bien la rupture de l’interdit sexuel qui provoque le déluge180, le péché étant lié à la chair. Nous pouvons donc préciser que le déluge, dans Rigoletto, se déclenche justement suite au dépassement de cet interdit, après la rencontre entre Gilda et le Duc.

Aussi est-ce toute une vie minutieusement construite qui s’écroule en un seul jour sous le poids de l’incompatibilité entre les deux mondes auxquels Rigoletto appartient et dont l’ultime chance de survie ou de reconstruction demeure en cette vengeance qu’il fait sienne.

177 Ibid., p. 59.

178 V. HUGO, « Oceano Nox », in Les Rayons et les Ombres, [En ligne], 2001,

<http://www.ebooksgratuits.com/blackmask/hugo_rayons_ombres.pdf> (consulté le 4 novembre 2011).

179 Nous reportons les didascalies du début du troisième acte : « Deserta sponda del Mincio […] che nel fondo scorre

dietro un parapetto in mezza ruina. Al di là del fiume è Mantova. È notte. » [Rive déserte du Mincio […] qui coule au fond, derrière un parapet à moitié en ruine. Au-delà du fleuve il y a Mantoue. Il fait nuit.]

À partir de là, les rôles, les fonctions, les identités des personnages s’enchevêtrent et se bousculent au sein de l’intrigue au troisième acte où s’accomplit la malédiction. Les fonctions de victime, d’assassin, de complice et de sauveur se brouillent pour donner un schéma nouveau où règne toutefois la confusion. C’est ainsi que Rigoletto devient le vengeur, sorte d’alter ego de Monterone ; le tueur à gages Sparafucile, de son côté, sauve finalement le Duc poussé par sa sœur Maddalena qui en est tombé amoureuse. Dans ces redoublements chers à l’époque romantique, on ressent déjà le pouvoir de l’eau qui « double, dédouble redouble le monde et les êtres181 » près de laquelle, nous venons de le voir, l’imaginaire terrifiant devient réel et les pires peurs se réalisent. En outre, chacun des personnages a un « double » : Rigoletto et Sparafucile sont complémentaires dans le crime, Gilda et Maddalena toutes deux amoureuses du Duc, le Duc et Rigoletto sont les deux visages de la cour. De plus, Rigoletto est père et bouffon, Gilda femme et enfant, et même homme182 au dernier acte, le Duc est un libertin et un étudiant fauché, Maddalena une fille de joie, amoureuse en même temps. Nous avons signalé plus haut la complémentarité paradoxale entre le Duc et Rigoletto, miroir de ce dernier. Dans ces redoublements et inversions multiples, thème constant chez Hugo, les destins non seulement se croisent mais s’imbriquent, se confondent pour enfin s’échanger : Rigoletto ordonnateur du meurtre devient Rigoletto victime de son propre plan. L’avaleur, dit Durand, devient l’avalé183.

Mais ce qu’il nous paraît important de souligner pour notre étude, c’est qu’un tel chaos dans l’histoire se double d’un chaos au sein des éléments qui se déchaînent. La tempête qui éclate suit en effet de très près l’évolution de la trame. Pour preuve de ce lien entre tempête et assassinat, voici les paroles prononcées par Rigoletto :

Qual notte di mistero ! Una tempesta in cielo !… In terra un omicidio !…

Oh come invero qui grande mi sento !… 184

[Quelle nuit de mystère ! Une tempête au ciel !…

181 Ibid., p. 236.

182 Il est intéressant de remarquer la présence du déguisement masculin dans plusieurs opéras où les héroïnes veulent

faire aboutir leurs décisions. Giovanna (Giovanna d’Arco), Leonora (La forza del destino) et Gilda ont en commun une relation d’une intensité démesurée avec leur père dans laquelle se conjuguent l’amour et la potestas paternelle. Dès lors que la fille ne se plie pas à cette volonté, l’ultime recours pourrait alors être le désir de changer de sexe, exprimé dans le domaine vestimentaire. Ne jouissant d’aucune liberté d’initiative, il semble que les femmes et plus précisément les filles aient besoin d’endosser une identité masculine pour se faire valoir.

183 G. DURAND, Les structures, p. 236. 184 Rigoletto, III, 7.

Sur terre un meurtre !…

Oh vraiment comme je me sens grand ici !]

Celles-ci reprennent le fond du drame français où le lien entre la punition divine et le bouffon est bien explicite :

Quel temps ! Nuit de mystère !

Une tempête au ciel ! Un meurtre sur la terre ! Que je suis grand ici !185

Le ciel commence à trembler dès l’instant où Rigoletto officialise sa mission punitive en la proclamant :

Egli è Delitto, Punizion son io.186

[Il est le Crime, je suis la Punition]

Le déluge explose alors presque instantanément, semblant rendre compte de la colère de Dieu qui de fait avait été interpellé au moment de la malédiction de Monterone (Acte I) :

Spettro terribile mi rivedrete Portante in mano il teschio mio

Vendetta a chiedere al mondo e a Dio.187

[Spectre horrible, vous me reverrez Portant à la main mon propre crâne, Demander vengeance au monde et à Dieu.]

Le cataclysme apparaît ainsi comme l’exaucement divin de l’appel à la vengeance et à la punition. Suite à un crescendo dramatique, cosmique et musical de la tourmente dont Gilda est le noyau, les éléments se calmeront. Ce n’est donc qu’après le sacrifice de la jeune femme – qui a d’ailleurs lieu autour de minuit, heure symbolique qui marque la fin de la journée fatidique où le monde de Rigoletto s’est renversé – que les éléments s’apaisent. Vengeance, malédiction et déluge sont, nous pouvons le constater, intimement liés : le désir de vengeance de Rigoletto attire sur lui la malédiction tandis que la tempête se soulève et que le déluge explose aussi bien sur scène que dans l’expression musicale. Celle-ci est composée de cinq motifs musicaux rapides : tout d’abord, la note solitaire du hautbois sur les harmonies vides des cordes graves constitue l’arrière-plan de la scène, mettant en évidence la tension dramatique. C’est précisément à ce

185 V. HUGO, Le Roi s’amuse, V, 1, p. 184. 186 Rigoletto, III, 4.

moment que Rigoletto proclame solennellement qu’il punira le Duc. Le tonnerre et les éclairs indiqués par les didascalies ont de plus chacun leur propre image musicale : les flûtes, les violons et un chœur à bouche fermée (mouvement chromatique resserré ascendant puis descendant par demi-tons – de ré dièse à fa dièse – sur un rythme lent et répété de la forme longue-brève-brève, et dont l’intensité augmente puis s’éteint à la manière d’un soufflet) imitent les éclairs, le tonnerre et le vent qui gémit :

Extrait de « Ah più non ragiono », in Rigoletto (III, 6)188

La cellule mélodique de ces chœurs évoque également le gémissement des damnés, rappelant la mélopée de « La plainte des damnés » de Giacomo Carissimi qui voulait précisément

188 [En ligne], <http://www.dlib.indiana.edu/variations/scores/bhr8278/large/index.html> (consulté le 10 septembre

reproduire musicalement le son du cri plaintif (même si le mouvement chromatique n’est pas strictement identique à celui de Verdi – il manque en effet ici le mouvement ascendant – on parvient malgré tout à percevoir dans le mouvement descendant un balancement chromatique similaire resserré sur la voix médiane entre un mi bémol et un si bémol) :

Extrait de « La plainte des damnés » de Giacomo Carissimi189

Dans le livret, la présence du vent qui semble frapper à la porte (« Si picchia ? / Fu il vento… 190 » [On frappe ? Ce fut le vent] » n’est pas anodine car le bruit du vent mis en musique rappelle, de fait, le son du gémissement humain, introduisant ainsi une dimension infernale d’outre-tombe qui a pleinement lieu d’être. On parle d’ailleurs communément du « gémissement » du vent. Aussi vent et plainte peuvent-ils être mis sur un même plan poétique comme dans ce chant de l’Enfer, faisant partie d’une même dynamique du malheur et de l’horreur :

Or incomincian le dolenti note A farmisi sentire ; or son venuto Là dove molto pianto mi percuote. Io venni in loco d’ogne luce muto, Che mugghia come fa mar per tempesta, Se da contrari venti è combattuto.191

[À ce moment je commence d’ouïr Les accents douloureux, et me voici venu Là où me frappe une plainte innombrable.

189 MÉTRONIMO, « Gémissement », in Dictionnaire pratique et historique de la musique, [En ligne],

<http://dictionnaire.metronimo.com/index.php?a=print&d=1&t=4084> (consulté le 10 septembre 2012).

190 Rigoletto, III, 6.

J’arrivai dans un lieu sourd à toute lumière, Qui mugissait comme fait la tempête,

Quand la mer se débat entre des vents contraires.]192

La pluie violente est pour sa part jouée par le hautbois et la clarinette ; il nous faut remarquer qu’on ne l’entend qu’au moment où Gilda frappe à la porte la première fois. De fait, la musique suit de très près le drame : au fur et à mesure que l’intensité dramatique augmente et se charge, les différents motifs musicaux se croisent et se répètent de plus en plus rapidement. Ensuite, alors que la tempête s’intensifie puisque le moment capital du passage du seuil de la maison approche, ces cellules mélodiques sont renforcées par le violoncelle, la contrebasse et la grosse-caisse de telle sorte que la portée sonore, dans son ensemble, atteint son faîte tout en s’assombrissant. N’oublions pas que nous sommes au cœur de la nuit et de la tempête, et le noir qui règne est symboliquement la couleur de l’effroi, du mal, du chaos193. Seuls les éclairs éclaircissent la scène par moments, si bien que cette obscurité subsistera jusqu’à la fin, y compris au moment de la découverte du cadavre de Gilda par son père que seule une faible lueur d’un éclair révèle.

Enfin, le climax sonore et dramatique arrive après l’ultime concession que Sparafucile accorde à Maddalena : la possibilité de sauver le Duc à condition qu’un autre homme vienne à l’auberge et prenne sa place dans le sac une fois le meurtre consommé. Après ce moment de tension psychologique déterminant, Gilda, telle une martyre, décide de se sacrifier et de rentrer à l’intérieur pour mourir à sa place :

Sia l’uomo felice – ch’or vado a salvar194

[Puisse être heureux l’homme que je vais sauver]

Si nous parlons de sacrifice – relevé précédemment dans le symbolisme de l’autel – quoique cette notion n’apparaisse pas explicitement dans le livret italien, c’est parce que l’on trouve la racine d’une telle attitude chez Hugo :

J’offre pour un ingrat ma vie en sacrifice.

S’il en est plus heureux, oh ! qu’il m’oublie ! – et puisse, Dans sa prospérité que rien ne doit tarir,

Vivre longtemps celui pour qui je vais mourir !195

192 D. ALIGHIERI, La Divine Comédie, trad. H. LONGNON, p. 32. 193 G. DURAND, Les structures, p. 96-103.

194 Rigoletto, III, 6.

En outre, la tempête s’acharne musicalement en mineur sur le trio (« Se pria ch’abbia il

mezzo la notte toccato ») pour exploser sur la partie finale de ce passage en mode majeur. C’est

dans ce passage qu’apparaît, précisément, la rythmique du galop. Les ténèbres nocturnes qui dominent représentant le premier symbole du temps196, l’accélération due à cette cadence rythmique bien particulière en matière musicale consolide donc l’effet symbolique de la scène. Diminuant d’abord pour permettre à l’auditoire d’entendre les coups de minuit qui rappellent que l’heure de la mort a sonné et que la journée fatale se termine, la fureur de la tempête éclate définitivement sur le coup de poignard frappant Gilda, qui marque une explosion de l’orchestre des plus violentes avant de disparaître définitivement.

Remarquons que juste avant de rentrer, le dernier mot de Gilda (« salvar ») explose, tel un cri, dans les aigus, lorsqu’elle frappe à la porte pour la dernière fois. Ce moment est crucial d’un point de vue dramaturgique, symbolique (pour le passage du seuil) et musical car on assiste, à partir de là, à une chute de la mélodie : d’une part celle-ci s’écroule des aigus vers les graves par des cascades ascendantes par chromatismes d’abord, puis alternativement ascendantes et descendantes par intervalles courts (tierce mineure) dont la note de départ est à chaque fois un peu plus basse, d’autre part il y a disparition progressive des instruments. Les tentatives instrumentales de contrer cette descente infernale par des motifs qui au contraire manifestent un besoin de remonter la pente de la portée musicale ne font que confirmer une chute inéluctable de la mélodie, et du temps. Deux mouvements opposés participent donc de l’univers du cataclysme et de la chute du temps : la volonté musicale semble être ascendante, avec de petites fusées à la flûte en escalier mais en réalité, c’est d’un élan vers le bas qu’il s’agit avec une perte de volume sonore (quantité), d’instruments (qualité) ainsi qu’à travers une descente chromatique.

Le déluge et les coups de minuit forment la transition entre l’existence de Rigoletto « avant » et « après » : la colère du ciel ne s’apaise qu’une fois sa punition exaucée, son grondement s’efface laissant la place à l’insonorité.

Exigée, la mort de Gilda fait office d’acte purificatoire d’un monde dénaturé et corrompu. Elle même en est consciente lorsqu’elle prononce les paroles suivantes :

Oh cielo pegli empi ti chiedo perdono… 197

196 G. DURAND, Les structures, p. 98. 197 Rigoletto, III, 6.

[Oh Ciel pour les impies je te demande pardon.]

Ses paroles, encore une fois, reprennent le texte de Hugo : Ô Dieu, vers qui je vais,

Je pardonne à tous ceux qui m’ont été mauvais198

Le déluge qui l’accompagne ne va pas sans rappeler la colère de dieux tels que Jupiter lequel, irrité, inonde la terre pour la détruire suite aux crimes commis par le genre humain. Mieux encore, lorsque Triboulet s’exclame :

Une tempête au ciel ! Un meurtre sur la terre ! […] ma colère de feu

Va de pair cette nuit avec celle de Dieu.199

Il nous ramène au déluge universel voulu par Dieu200, ce qui peut ainsi nous mener à une interprétation sotériologique : « Les "méchancetés", les "péchés" finiraient pas défigurer l’humanité ; vidée des germes et des forces créatrices, l’humanité s’étiolerait, décrépite et stérile. Au lieu de la régression lente en formes sous-humaines, le déluge amène la réabsorption instantanée dans les Eaux, dans lesquelles les "péchés" sont purifiés et desquelles naîtra l’humanité nouvelle, régénérée201. »

Suite au sacrifice de Gilda, tout est enseveli, enterré – dit le livret – dans le silence et l’obscurité :

[E] tutto resta sepolto nel silenzio e nel buio. 202

Il est inutile d’insister à nouveau sur l’adjectif « sepolto », qui ne cadre que trop bien avec la situation sépulcrale, déjà étudiée dans le détail. Cette ambiance mortuaire est d’ailleurs prouvée par les paroles de Triboulet lequel qualifie la maison de tombe (« Cette maison, grand Dieu, c’est une tombe !203 ») et la Seine de sépulcre (formulation reprise par son alter ego italien comme nous l’avons vu plus haut).

198 V. HUGO, Le Roi s’amuse, IV, 5, p. 181. 199 Ibid., V, 2, p. 184.

200 « [T]outes les sources du grand abîme des eaux furent rompues, et les cataractes du ciel furent ouvertes. », Gn, 7,

11.

201 M. ELIADE, Traité d’histoire des religions, Paris, Payot, 1964, p. 183. 202 Rigoletto, III, 6.

L’invisibilité de la nuit, par ailleurs, renforce le sentiment d’effroi suscité par les événements d’autant que les ténèbres et l’eau, en se fondant, rendent la peur éprouvée à la vue de la scène encore plus pénétrante204 : « [La] Ténèbre […] féconde […] en monstres […] est aussi dévoratrice, offensive205. » L’invisibilité n’est qu’une infirmité symbolique de plus qui se marie à l’insonorité, les deux concepts, une fois couplés, formant les composantes auditives et visuelles de l’inconnu, germe de la peur. C’est de surcroît ce silence qui confère aux eaux un signe de mort206. Après le grondement de la tempête et le fracas du déluge, l’eau du fleuve est silencieuse. L’eau, d’une conformation à l’autre perd alors sa voix, tout comme la voix de Gilda qui s’est éteinte après un dernier cri, enveloppée dans le néant humide sur les rives du Mincio. N’est-ce pas la mort qui représente le silence ultime ?

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