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C’est justement sur la matière de l’eau, omniprésente au sein de l’œuvre et étroitement liée au destin de Gilda, que l’on peut appréhender tout un ensemble symbolique relié au temps. Outre le déluge purificatoire où l’eau prend verticalement part à la tourmente en tombant du ciel, le fleuve plongé dans les ténèbres de cette nuit horrifiante se fait quant à lui substance de mort. Cette eau

150 Rigoletto, III, 5. 151 Ibid., III, 6.

152 V. HUGO, Le Roi s’amuse, IV, 5, p. 175. 153 Ibid., V, 4, p. 192.

noire ensevelie dans la nuit constitue un « sépulcre dissous, [aux] vagues […] lourdes et suffocantes155 ».

L’eau sombre est « devenir hydrique156 », son premier caractère étant héraclitéen157 : « [On] ne se baigne jamais deux fois dans un même fleuve. » Le ruisseau – dit Bachelard – « avec sa fuite sans fin158 » emportant le fétu dans son courant, est l’« éternel symbole de l’insignifiance de notre destin159 ». L’eau, par ses courants, transporte la vie ailleurs160 dans un lieu différent, « l’être humain [ayant] le destin de l’eau qui coule. […] L’eau coule toujours, l’eau tombe toujours, elle finit toujours en sa mort horizontale161 ». Et effectivement, la vie de Gilda non seulement avance mais précipite puisque l’œuvre se conclut sur sa mort. Notons enfin que le verbe « s’écouler » peut se référer aussi bien au temps qu’à l’eau : « Contempler l’eau, c’est s’écouler, c’est se dissoudre, c’est mourir162. »

Le caractère fatal de l’eau, expression de l’implacable fuite du temps, peut être dans cette optique rapproché de l’image de l’autel qui se renverse dans laquelle il est possible de voir le temps brusquement précipiter comme à l’intérieur d’une clepsydre. Figure du temps irrévocable, le flux irrépressible du fleuve exprimé dans la rythmique musicale du galop renforce l’image de la chevauchée infernale où le temps se met soudain violemment en mouvement pour déboucher presque aussitôt sur la mort de Gilda :

155 H. TUZET, Le Cosmos et l’imagination, Paris, José Corti, 1988, p. 199. 156 G. DURAND, Les structures, p. 104.

157 G. BACHELARD, L’Eau et les Rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris, Librairie Générale Française, Le

Livre de Poche, 2007, p. 69. 158 Ibid., p. 100. 159 Ibid., p. 102. 160 Ibid., p. 15. 161 Ibid., p. 13. 162 Ibid., p. 59.

Extrait de « Se pria ch’abbia il mezzo la notte toccato », in Rigoletto (III, 6)163

C’est pour cette raison que l’on peut définir l’évolution temporelle de cette manière : du moment que Gilda perd sa virginité au terme d’une journée dramatiquement mémorable pour Rigoletto le temps se bloque, se renverse, et commence à courir jusqu’à sa destination ultime, emportant Gilda sur son passage comme la branche dont Bachelard nous raconte le chemin est emportée par le ruisseau. C’est ainsi que le temps représenté s’écoulant entre la scène de la tempête où l’eau diluviale se joint au fleuve infernal alors que Gilda se jette dans la gueule de son bourreau et le moment de sa mort se compte en heures, voire en minutes, car tout se déroule dans une implacable soudaineté et se résout autour de minuit – l’heure des défunts et des fantômes qui correspond toujours, chez Verdi, au moment où l’angoisse culmine. Ce n’est donc pas un hasard si Gilda meurt à cette heure-là alors que l’on entend au loin la chanson frivole « La donna è

mobile » déjà chantée dans l’auberge de Sparafucile, entonnée par le fantôme bien réel du Duc,

dont le côté totalement aérien, imperturbable, inamovible raille le mouvement fuyant de l’eau et l’effondrement irrépressible de la vie de Rigoletto. Cette superposition d’éléments tragiques

163 [En ligne], <http://www.dlib.indiana.edu/variations/scores/bhr8278/large/index.html> (consulté le 10 septembre

d’une part, insouciants d’autre part, met en relief le contraste entre la légèreté désinvolte du Duc et la douleur de Rigoletto qui n’en est que plus poignante :

Qual voce !… illusion notturna è questa !… 164

[Quelle voix !… c’est une illusion nocturne !…]

Dans la source française, voici également les thèmes du cauchemar et de la raillerie qui affleurent :

Quelle voix ? ! Quoi ?

Illusions des nuits, vous jouez-vous de moi ?165

Nous sommes au cœur du dogme du pays de la mort dont le fleuve le sépare du pays des vivants166 : sur le bord du fleuve, les illusions, les « visions » et « prodiges horribles167 » les plus impossibles, tout comme les pires cauchemars funèbres se matérialisent. Tandis que le Duc chante avec une vitale désinvolture, Gilda meurt dans les bras de son père. L’impertinence de la vie transmue en irrévérence envers les morts.

Revenant à l’imagerie liée à la chevauchée, il est intéressant de remarquer que son motif musical fait son entrée au moment culminant de la tempête, au cœur même de l’accélération du temps et des événements, pour s’éteindre une fois le sacrifice consommé. Le trépas est d’ailleurs couramment représenté dans sa forme chevaline. Les attelages d’Hadès et de Poséidon sont représentés par le cheval. Dans l’Apocalypse, la Mort chevauche elle aussi. Dans Eschyle, le démon prend une forme de cheval avant de sauter sur l’homme et amener sa ruine168.

La figure du cheval, isomorphe des ténèbres et de l’enfer169 n’apparaît d’ailleurs pas que sous une forme musicale : c’est bien sur un coursier que Gilda aurait dû partir pendant que son père se serait chargé de se venger du Duc. Mais c’est finalement le crin flottant du temps qui l’emporte dans son galop. La présence d’images et d’éléments musicaux aux consonances hippomorphes renforce indubitablement l’aspect héraclitéen de l’eau qui fuit dans Rigoletto, la vitesse du cheval illustrant parfaitement la mort subite, ce qui peut expliquer la présence du cheval de la mort dans

164 Rigoletto, III, 9.

165 V. HUGO, Le Roi s’amuse, V, 3, p. 190. 166 A. H. KRAPPE, La genèse, p. 218.

167 Termes employés par Triboulet dans V. HUGO, Le Roi s’amuse, V, 4, p. 191. 168 A. H. KRAPPE, La genèse, p. 227.

de nombreux mythes170. Le temps est donc bel et bien axé sur une structure chronométrique fuyante dont la course soudaine et ultime se déclenche au moment du renversement symbolique de l’autel.

Le fleuve est également lié à une autre facette temporelle qui se rapproche de ce que Bachelard appelle le complexe de Caron171, l’image du voyage mortuaire, cette idée d’un départ sur l’eau qui prend sa source dans de nombreuses légendes de bateaux de morts et se retrouvant également dans nombre d’images littéraires. Il est d’ailleurs intéressant de relever que dans le film-opéra de Jean-Pierre Ponnelle (Rigoletto, 1982), Gilda meurt dans une barque, sur le fleuve. La mort imaginée comme un vieux navigateur ou un « vieux capitaine172 » s’ancre à tout un côté inconscient et explique selon Bachelard le mythe de la mort conçue comme un départ sur l’eau, sur le fleuve mugissant, patrie de la mort totale173.

Bien que le décès de Gilda ait lieu près de l’eau d’un point de vue strictement spatial, un désir de mort sur et au fond des flots, au cœur même de l’élément, est néanmoins présent dans le rêve de vengeance idéal de Rigoletto pour lequel l’élément aquatique représente le sépulcre par excellence. L’abandon sur les flots illustrerait d’un point de vue symbolique la mort sans recours et sans retour car au voyage rêvé vers l’au-delà se somme l’idée d’un éloignement physique de l’être vers le dernier voyage, celui qui n’a pas encore été fait. C’est un abandon vers la mort et la dissolution totale car « l’eau seule peut débarrasser la terre174 ». Le fleuve se transforme ainsi en sépulcre absolu dans la rêverie de Rigoletto qui traîne sans le savoir le corps de sa fille pour le jeter au fond du fleuve. Il n’est pas possible de remonter un fleuve. Il est encore moins possible de remonter le temps. Une nouvelle fois, le parallélisme entre le fleuve et le temps qui s’écoulent tous deux semble évident.

Pour Héraclite – dit Bachelard – la mort, c’est l’eau même175. Nous sommes face à une eau qui engloutit, qui ensevelit, profonde et lourde qui plus est « plus morte, plus ensommeillée que toutes les eaux dormantes, que toutes les eaux mortes, que toutes les eaux profondes que l’on trouve dans la nature176 ». A l’instar de l’eau, le paysage aussi est enseveli dans l’obscurité. Tout

170 A. H. KRAPPE, La genèse, p. 227-228.

171 G. BACHELARD, « Le complexe de Caron », L’Eau, p. 85-95.

172 « Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! Levons l’ancre ! / Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons ! », C.

BAUDELAIRE, « Le voyage », in Les Fleurs du Mal, [En ligne],

<http://baudelaire.litteratura.com/les_fleurs_du_mal.php#> (consulté le 3 janvier 2012).

173 G. BACHELARD, L’Eau, p. 89. 174 Ibid.

175 Ibid., p. 69. 176 Ibid., p. 58.

le paysage s’enténèbre, prenant lui aussi « une profondeur insondable pour ensevelir le malheur humain tout entier, pour devenir la patrie de la mort humaine177 ». Bachelard, dans son étude sur les eaux profondes, rapproche les ténèbres qui absorbent l’eau lourde et profonde, les mettant dans une même rêverie dynamique du malheur et de la mort.

Gilda, parce qu’elle veut « jeter » sa vie pour sauver l’homme qu’elle aime, meurt près du fleuve psychopompe. Elle disparaît entraînée dans un au-delà inconnu, comme l’on disparaît lorsque l’on est entraîné par le remous insondable :

Combien ont disparu, dure et triste fortune ? Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune, Sous l’aveugle océan à jamais enfouis ?178

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