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La maison de Rigoletto est essentielle pour notre analyse des images symboliques liées au temps, car elle représente le lieu où sont recelées sa vie privée et son humanité qu’il cache à la cour derrière un masque railleur et rieur. La souffrance dérivant de ce déguisement est d’ailleurs pleinement exprimée en ces mots :

O rabbia !… Esser difforme !… Esser buffone !… Non dover, non poter altro che ridere !… 46

[Ô rage ! … Être difforme !… Être bouffon Ne pouvoir rien faire d’autre que rire !…]

Si nous le comparons au texte de Hugo, nous y trouvons sensiblement le même contenu : Ô rage ! Être bouffon ! Ô rage ! Être difforme !

Toujours cette pensée ! Et qu’on veille ou qu’on dorme, Quand du monde en rêvant vous avez fait le tour, Retomber sur ceci : je suis bouffon de cour !47

Pour en revenir à la crise que vit Rigoletto, nous pouvons remarquer que c’est somme toute la fausseté de la cour qu’il endure tout en l’animant qui lui saute aux yeux et l’atteint personnellement, ce qui ne fait qu’accentuer son altérité envers le monde courtisan et le monde tout court. Aux antipodes du monde de la cour, la bulle à l’intérieur de laquelle il tente de protéger sa fille représente le seul lieu où il peut connaître une certaine plénitude :

Il mio universo è in te !48

[Mon univers est en toi]

46 Rigoletto, I, 8.

47 V. HUGO, Le Roi s’amuse, Paris, Flammarion, 2007, II, 2, p. 98. 48 Rigoletto, I, 9.

Cette exubérance sentimentale se traduit par une amplification des valeurs de l’intimité : l’intensité de cet amour secret et incommensurable renferme les valeurs de tout un univers, tout comme « l’intensité d’une beauté intime condense les beautés de tout un univers49 ». Pour l’imagination, « toute richesse intime agrandit sans limites l’espace intérieur où elle se condense […] dans le plus ineffable des bonheurs50 ». Sa fille, c’est en effet toute sa vie, dans le livret comme dans sa source littéraire51 :

Mia colomba… lasciarmi non déi… Se t’involi… qui sol rimarrei… 52

[Ma colombe… tu ne peux pas me laisser Si tu t’envoles… ici je resterais seul]

À la croisée entre deux dimensions, [le bouffon] est « étranger dans ce monde, [n’étant] solidaire d’aucune situation existant ici bas car [il] entrevoit l’envers et la fausseté de chacun53 ».

Par ailleurs, le bouffon représente le deuxième visage du roi ou du seigneur, l’emprisonnement sous le masque suggérant la vision hugolienne du Masque de fer qui souffre d’un terrible secret sur son identité et cache également un mouvement de rivalité, comme c’est effectivement le cas ici. La jalousie de Rigoletto envers le Duc, exacerbée par la suite en véritable haine dès lors que ce dernier touche à son bien met en exergue l’affliction et la difformité du bouffon face à la gaîté et la beauté du Duc :

Questo padrone mio,

Giovin, giocondo, sì possente, bello, Sonnecchiando mi dice :

Fa ch’io rida, buffone… 54

[Mon maître,

Jeune, joyeux, si puissant, beau, Me dit en somnolant :

Fais en sorte que je rie, bouffon…]

49 G. BACHELARD, La terre, p. 64. 50 Ibid.

51 « Non ! Elle n’est pas morte ! Oh ! Dieu ne voudrait pas. / Car enfin, il le sait, je n’ai qu’elle ici bas », V. HUGO, Le Roi s’amuse, V, 5, p. 196.

52 Rigoletto, III, 10.

53 Cf. M. BAKHTINE, « Fonctions du fripon, du bouffon et du sot dans le roman », in Esthétique et théorie du roman,

Paris, Gallimard, 2008, p. 305-312.

Le Roi s’amuse est moins édulcoré et il confirme ce désir caché de vouloir être à la place de

l’autre55 tout en le détestant, thématique présente dans Les jumeaux de Victor Hugo dont le titre est pleinement évocateur de la dualité :

Ô Dieu ! triste et l’humeur mauvaise,

Pris dans un corps mal fait où je suis mal à l’aise, Tout rempli de dégoût de ma difformité,

Jaloux de toute force et de toute beauté,

Entouré de splendeurs qui me rendent plus sombre, Parfois, farouche et seul, si je cherche un peu l’ombre, Si je veux recueillir et calmer un moment

Mon âme qui sanglote et pleure amèrement,

Mon maître tout à coup survient, mon joyeux maître, Qui, tout-puissant, aimé des femmes, content d’être, À force de bonheur oubliant le tombeau,

Grand, jeune, et bien portant, et roi de France, et beau, Me pousse avec le pied dans l’ombre où je soupire, Et me dit en bâillant : Bouffon, fais-moi donc rire ! – Ô pauvre fou de cour ! – C’est un homme après tout ! – Eh bien ! la passion qui dans son âme bout,

La rancune, l’orgueil, la colère hautaine, L’envie et la fureur dont sa poitrine est pleine, Le calcul éternel de quelque affreux dessein, Tous ces noirs sentiments qui lui rongent le sein, Sur un signe du maître, en lui-même il les broie, Et, pour quiconque en veut, il en fait de la joie !56

Dans cet extrait, une rivalité envieuse est expressément affichée, toutefois teintée d’un équilibre compensatoire entre les deux personnages dont les vies sont pourtant diamétralement opposées. La jalousie envers le Duc qui tenaille Rigoletto et le rend méchant d’une part, la dépendance du Duc de Rigoletto de l’autre instaurent une réciprocité entre les deux hommes, si bien que Rigoletto est puni par où il a péché : il voudrait prendre la place du Duc, il veut le tuer, et bien il sera la victime de sa propre machination57.

En tant que miroir grotesque de ce dernier lequel révèle le dualisme de chaque être58, Rigoletto entretient un lien particulier avec le Duc. Maudits ensemble, ils aiment de surcroît la même femme et portent, en réalité, tous deux un masque : le Duc se cache sous le visage d’un étudiant fauché du nom de Gualtier Maldé pour séduire Gilda, alors que Rigoletto le père est

55 C. BAUDOUIN, Psychanalyse de Victor Hugo, Paris, Imago, 2008, p. 29. 56 V. HUGO, Le Roi s’amuse, II, 2, p. 99.

57 C. BAUDOUIN, Psychanalyse, p. 29.

58 J. CHEVALIER, A. GHEERBRANT, « Buffone » in Dizionario dei simboli, Milano, Biblioteca Universale Rizzoli, 2006,

aussi Rigoletto le bouffon, caché sous son masque, « come gente stata sotto larve, che pare altro che prima, se si sveste la sembianza non süa in che disparve59 » [[Tels] que des gens demeurés sous le masque, / Semblent autres qu’avant, lorsqu’ils ont dépouillé / L’aspect d’emprunt qui les dissimulait60].

L’être masqué, selon Bachelard, « finit par croire qu’autrui prend son masque pour son visage. Il croit simuler activement après s’être dissimulé facilement61 ». Et de compléter : pour vivre, pour « prendre la vie de son propre masque, il s’accorde aisément la maîtrise de la mystification62 ». C’est en cela que Rigoletto se place dans une situation complexe et ambiguë : la séparation entre son univers dedans et son univers dehors est si nette, sa délimitation matérielle si bien bâtie, qu’il ne pourrait y avoir, à première vue, aucune interférence. Sa simulation à la Cour représente son vrai être au sein de la Cour en même temps qu’il dissimule celle qu’il considère comme sa vraie vie et sa vraie personne à l’intérieur de sa maison. D’un autre côté, ce rôle déteint activement sur lui puisqu’il n’est pas un simple bouffon mais un fauteur de machinations, de licence, de perversion : « [La] phénoménologie de l’être effectivement masqué, entièrement travesti, est alors pure négativité de son propre être63. » Le mal est réellement en lui, s’exprimant dans toute zone physique extérieure à la maison. Aigri par la vie et mal-aimé, il déteste tout et tous, sauf sa fille, comme le drame d’origine nous le fait ouvertement savoir :

Oh ! je t’aime pour tout ce que je hais au monde ! […]64

Tout le monde vous hait quand vous êtes difforme, On vous fuit, de vos maux personne ne s’informe, Elle m’aime, elle ! – elle est ma joie et mon appui.65

Il va de plus, ne l’oublions pas, ourdir un meurtre. Son masque est donc vécu, ressenti, il n’est pas simplement « perçu66 », il est donc actif dans la méchanceté.

Il nous faut enfin remarquer un détail : lorsque Rigoletto demande à rentrer dans la maison du comte de Ceprano, convaincu qu’il va aider les courtisans à enlever l’épouse de celui-ci, il demande un masque pour pouvoir cacher comme eux son identité. La présence symbolique du

59 D. ALIGHIERI, La Divina Commedia. Paradis, XXX, 91-92.

60 D. ALIGHIERI, La Divine Comédie, trad. H. LONGNON, Paris, Garnier frères, 1966, p. 509. 61 G. BACHELARD, Le Droit de rêver, Paris, Quadrige / PUF, 2007, p. 201.

62 Ibid., p. 201. 63 Ibid., p. 204.

64 V. HUGO, Le Roi s’amuse, II, 3, p. 104. 65 Ibid., V, 5, p. 196.

masque n’est pas anodine pour Rigoletto qui s’affiche sous un double statut, surtout si l’on songe que le mot larva (et non pas maschera) est choisi en italien par Piave. Celui-ci a toujours entretenu, au fil du temps et des disciplines, un rapport direct avec la mort et la dissimulation : dans la Rome antique, il indiquait un fantôme malfaisant, spectre d’un homme coupable de quelque crime ou victime d’une mort violente67, à l’apparence parfois squelettique qui était condamné à errer de par le monde sans jamais trouver la paix. Le làrva latin, plus anciennement

àrua (qui dériverait du larrua celtique) d’où dérive le mot italien se réfère en effet à la peau, au

cuir, matière des tous premiers masques. Le masque est donc une deuxième peau, involucre d’un deuxième corps. Dans les sciences naturelles, il définit le deuxième état de l’insecte, lorsque celui-ci « se cache » sous la forme du ver avant de devenir chrysalide. Enfin, à l’image de l’ombre humaine, du spectre, du fantôme, certains rapprochent sans véritable fondement historique ou linguistique les laah et ruahh sémites, qui signifient respectivement l’être tourmenté et l’âme, d’où l’idée d’une âme tourmentée68. Une telle image est étrangement chargée de sens si l’on songe au destin de Rigoletto, dont la double dissimulation, le double rôle vont entraîner une superposition de deux dimensions inconciliables et mutuellement destructibles, le masque ayant de surcroît, nous l’avons analysé dans notre chapitre précédent, un lien direct avec la mort.

Force est de constater que la maison où Gilda est cachée, symbole de l’intimité et de la construction de soi69, renferme tout ce qui s’oppose à la cour où Rigoletto est contraint de vivre, de feindre et de souffrir en tant que bouffon. Ce masque qu’il doit y porter chaque jour n’a rien à voir avec le visage qu’il révèle lorsqu’il est chez lui avec sa fille :

Odio a voi cortigiani schernitori !… Quanta in mordervi ho gioia !…

Se iniquo son, per cagion vostra è solo… Ma in altr’uom qui mi cangio !… 70

[Haine à vous courtisans railleurs !… Quelle joie j’ai à vous mordre !…

Si je suis inique, c’est seulement votre faute… Mais ici je change en un autre homme !…]

67 VOCABOLARIO ETIMOLOGICODELLA LINGUA ITALIANADI OTTORINO PIANIGIANI, « Larva », in Dictionnaire étymologique,

[En ligne], <http://www.etimo.it/> (consulté le 28 novembre 2011).

68 Ibid.

69 G. DURAND, Les structures, p. 276-281. 70 Rigoletto, I, 8.

Dans la version hugolienne, le passage de la porte met en exergue le décalage entre les deux mondes :

Mais ici, que m’importe ?

Suis-je pas un autre homme en passant cette porte ? Oublions un instant le monde dont je sors.

Ici je ne dois rien apporter du dehors71

On remarque dans ces quelques vers hugoliens la nette distinction entre le dedans et le dehors, la maison et la cour, le bien et le mal, le père et le bouffon. Car Rigoletto est bouffon de cour certes, mais c’est avant tout un père extrêmement jaloux. L’histoire et la concrétisation de sa vie se recèlent au cœur de cette maison dans le plus grand secret : de l’origine de sa fille à sa propre origine tout est mystérieux, inconnu. Toute sa vie se résume en elle à tel point qu’il en oublie « religion, famille, patrie ». Présentée ainsi, cette relation père-fille laisse paraître une exclusivité exacerbée, un amour démesuré que Gilles de Van nomme à raison « cannibalisme affectif72 ». Cet amour paternel insensé entraîne une certaine complexité et une ambiguïté sentimentale dans le rapport père-fille déjà présentes chez Hugo, raisons pour lesquelles Verdi fut d’ailleurs conquis par le sujet.

Aussi, la sphère privée de la maison s’oppose-t-elle à la sphère publique de la cour, la licence qui y règne s’opposant à son tour à la pureté de sa fille. Malgré les nombreuses précautions prises pour que Gilda ne doive endurer aucun type de violence et de souillure, cette dernière est néanmoins catapultée à l’extérieur du cocon familial protecteur dans la deuxième dimension où Rigoletto se meut, la cour libertine du Duc, cette « cour prostituée au mal73 » pour reprendre les termes de Victor Hugo.

Bachelard n’hésite pas à écrire que la maison « maintient l’homme à travers les orages du ciel et les orages de la vie. Elle est corps et âme. Elle est le premier monde de l’être humain. […] hors de l’être de la maison, […] s’accumulent l’hostilité des hommes et l’hostilité de l’univers74 » tandis que la maison, elle, « ne connaît plus les drames de l’univers75 ». Tant que Gilda reste à l’intérieur, elle est censée être défendue contre tout danger, la maison ne tremblant pas sous les coups de la vie.

71 V. HUGO, Le Roi s’amuse, II, 2, p. 100. 72 G. DE VAN, Verdi, p. 138-139.

73 V. HUGO, Le Roi s’amuse, III, 4, p. 151. 74 G. BACHELARD, La poétique, p. 26. 75 Ibid., p. 43.

Techniquement, c’est donc au delà du seuil de la maison que la pureté virginale que Rigoletto défend sauvagement va être perdue, la porte étant « l’ambiguïté fondamentale, synthèse “des arrivées et des départs”76 ». C’est à travers la fermeture de la porte du bastion que Rigoletto croit protéger sa fille, c’est néanmoins par cette même porte restée entrouverte que le Duc rentre chez ce dernier (I, 11), et c’est encore la porte contre laquelle Rigoletto se jette qui marque le premier obstacle matériel et physique entre lui et Gilda lorsqu’elle est avec le Duc dans sa chambre (II, 4). Enfin, l’instant fatal où Gilda se sacrifie (III, 6) met à nouveau en scène la porte de la maison de Sparafucile qui s’ouvre au moment culminant de l’action dramatique et du mouvement musical juste avant qu’une obscurité et un silence soudains tombent sur tous.

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