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tation refoulante, le représenté déplacé

Dans le document L'ANTI-CEDIPE GILLES DELEUZE FELIX GUATTARI (Page 195-200)

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Nous allons trop vite, nous faisons comme si Œdipe était déjà installé dans la machine territoriale sauvage. Pourtant, comme dit Nietzsche à propos de la mauvaise conscience, ce 195

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n'est pas sur ce terrain-là que pousse une pareille plante.

C'est que les conditions d'Œdipe comme « complexe fami­

lial » , compris dans le cadre du familialisme propre à la psy­

chiatrie et à la psychanalyse, ne sont évidemment pas don­

nées. Les familles sauvages forment une praxis, une politique, une stratégie d'alliances et de filiations ; elles sont formelle­

ment les éléments moteurs de la reproduction sociale ; elles n'ont rien à voir avec un microcosme expressif ; le père, la mère, la sœur y fonctionnent toujours comme autre chose aussi que père, mère ou sœur. Et plus que le père, la mère, etc., il y a l'allié, qui constitue la réalité concrète active et rend les rapports entre familles coextensifs au champ social.

Il ne serait même pas exact de dire que les déterminations familiales éclatent à tous les coins de ce champ, et restent attachées à des déterminations proprement sociales, puisque les unes et les autres sont une seule et même pièce dans la machine territoriale. La reproduction familiale n'étant PliS encore un simple moyen, ou une matière au service d'une reproduction sociale d'une autre nature, il n'y a aucune pos­

sibilité de rabattre celle-ci sur celle-là, d'établir entre elles deux des relations bi-univoques qui donneraient à un com­

plexe familial quelconque une valeur expressive et une forme autonome apparente. Il est au contraire évident que l'individu dans la famille, même tout petit, investit directement un champ social, historique, économique et politique, irréduc­

tible à toute structure mentale non moins qu'à toute constel­

lation affective. C'est pourquoi, lorsque l'on considère des cas pathologiques et des processus de cure dans les sociétés primitives, il nous paraît tout à fait insuffisant de les com­

parer au processus psychanalytique en les rapportant à des critères qui restent empruntés à celui-ci : par exemple un complexe familial, même différent du nôtre, ou des contenus culturels, même référés à un inconscient ethnique - comme on le voit dans les parallélismes tentés entre la cure psycha­

nalytique et la cure chamanique (Devereux, Uvi-Strauss).

Nous définissions la schizo-analyse par deux aspects : la des­

truction des pseudo-formes expressives de l'inconscient, la découverte des investissements inconscients du champ social par le désir. C'est d� ce point de vue qu'il faut considérer beaucoup de cures primitives ; ce sont des schizo-analyses en acte.

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SAUVAGES, BARBARES, CIVILISÉS Victor Turner donne un exemple remarquable d'une telle cure chez les Ndembu. Z4 L'exemple est l'autant plus frappant que tout, à nos yeux pervertis, parlÛt d'abord œdipien. Effé­

miné, insupportable, vaniteux, échouant dans toutes ses entre­

prises, le malade K est la proie de l'ombre de son grand-père maternel qui lui fait de durs reproches. Bien que les Ndembu soient matrilinéaires et doivent habiter chez leurs parents maternels, K a passé un temps exceptionnellement long dans le matrilignage de son père, dont il était le favori, et a épousé des cousines paternelles. Mais, à la mort de son père, il est chassé, et revient au village maternel. Là sa maison exprime bien sa situation, coincée entre deux secteurs, les maisons de membres du groupe paternel et celles de son propre matri­

lignage. Or comment procèdent la divination, chargée d'in­

diquer la cause du mal, et la cure médicale chargée de le traiter ? La cause, c'est la dent, les deux incisives supérieures de l'ancêtre chasseur, contenues dans un sac sacré, mais qui peuvent s'en échapper pour pénétrer le corps du malade.

Mais, pour diagnostiquer, pour conjurer les effets de l'inci­

sive, le devin et le médecin se livrent à une analyse sociale concernant le territoire et son voisinage, la chefferie et les sous-chefIeries, les lignages et leurs segments, les alliances et les filiations : ils ne cessent de mettre à jour le désir dans ses rapports avec des unités politiques et économiques - et c'est sur ce poinç d'ailleurs que les témoins essaient de les trom­

per. « La divination devient une forme d'analyse sociale au cours de laquelle des luttes cachées entre individus et factions sont mises à jour, de telle manière qu'on puisse les traiter par des procédés rituels traditionnels ... , le caractère vague des croyances mystiques leur permettant d'être manipulées en rapport avec un grand nombre de situations sociales. » Il apparlÛt que l'incisive pathogène est bien, principalement, celle du grand-père maternel. Mais celui-ci fut un grand chef ; son successeur, le « chef réel �) avait dû renoncer, de crainte d'être ensorcelé ; et son héritier présumé, intelligent et entre­

prenant, n'a pas le pouvoir ; le chef actuel n'est pas le bon ; quant au malade K, il n'a pas su avoir le rôle médiateur qui aurait pu en faire un candidat-chef. Tout se complique en

24. Victor W. Turner, An Ndembu Doctor in Practice, « Magic, Faith and Healing ,., Collier-Macmillan, 1964.

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raison des relations colonisateurs-colonis�, les Anglais n'ayant pas reconnu la chefferie, le village appauvri tombant en décrépitude (les deux secteurs du village viennent d'une fusion de deux groupes ayant fui les Anglais ; les anciens gémissent sur la décadence actuelle). Le médecin n'organise pas un sociodrame, mais une véritable analyse de groupe centrée sur le malade. Lui donnant des potions, attachant des cornes sur son corps pour aspirer l'incisive, faisant battre les tambours, le médecin procède à une cérémonie entre­

coupée d'arrêts et de re-départs, flux de toutes sortes, flux de paroles et coupures : les membres du village viennent parler, le malade parle, l'ombre est invoquée, on arrête, le médecin explique, on recommence, tambours, chants, transes.

Il ne s'agit pas seulement de découvrir les investissements préconscients du champ social par le� intérêts, mais plus pro­

fondément ses investissements inconscients par le désir, tels qu'ils passent par les mariages du malade, sa position dans le village, et toutes les positions de chef vécues en intensité dans le groupe.

Nous disions que le point de départ semblait œdipien.

C'était seulement le point de départ

pour nous,

dressés à dire Œdipe chaque fois qu'on nous parle de père, mère, grand-père. En vérité, l'analyse ndembu n'a jamais été œdi­

pienne : elle était directement branchée sur l'organisation et la désorganisation sociales ; la sexualité même, à travers les femmes et les mariages, était un tel investissement de désir ; les parents y jouaient le rôle de stimuli, et non celui de l'orga­

nisateur (ou du désorganisateur) de groupe, tenu par le chef et ses figures. Au lieu que tout fût rabattu sur le nom du père, ou du grand-père maternel, celui-ci s'ouvrait sur tous les noms de l'histoire. Au lieu que tout fût projeté sur une grotesque coupure de la castration, tout essaimait dans les mille coupures-flux des chefferies, des lignages, des rapports de colonisation. Tout le jeu des races, des clans, des alliances et des filiations, toute cette dérive historique et collective : juste le contraire de l'analyse œdipienne, lorsqu'elle écrase obstinément le contenu d'un délire, lorsqu'elle le fourre à toutes forces dans « le vide symbolique du père ». Ou plutôt, s'il est vrai que l'analyse ne commence même pas œdipienne, sauf pour nous, ne le devient-elle pas toutefois, dans une certaine mf:sure, et dans quelle mesure ? Oui, elle le devient 198

SAUVAGES, BARBARES, CIVILISÉS en partie, sous l'effet de la colonisation. Le colonisateur par exemple abolit la chefferie, ou l'utilise à ses fins (et bien d'au­

tres choses : la chefferie, ce n'est encore rien). Le colonisa­

teur dit : ton père, il est ton père et rien d'autre, ou le grand-père maternel, va pas les prendre pour des chefs, ... tu peux te faire trianguler dans ton coin, et mettre ta maison entre celles des paternels et des maternels, ... ta famille, c'est ta famille et rien d'autre, la reproduction sociale ne passe plus par là, bien qu'on ait juste besoin de ta famille pour fournir un matériel qui sera soumis au nouveau régime de la reproduction ... Alors oui, un cadre œdipien s'esquisse pour les sauvages dépossédés : Œdipe de bidonville. Nous avons

vu pourtant que les colonisés restaient un exemple typique de résistance à Œdipe : en effet, c'est là que la structure œdipienne n'arrive pas à se fermer, et que les termes en restent collés aux agents de la reproduction sociale oppres­

sive, soit dans une lutte, soit dans une complicité (le Blanc, le missionnaire, le collecteur d'impôts, l'exportateur de biens, le notable de village devenu agent de l'administration, les anciens qui maudissent le Blanc, les jeunes qui entrent dans une lutte politique, etc.). Mais les deux sont vrais : le colo­

nisé résiste à l'œdipianisation, et l'œdipianisation tend à se refermer sur lui. Dans la mesure où il y a œdipianisation, elle est le fait de la colonisation, et il faut la joindre à tous les procédés que Jaulin a su décrire dans

la Paix blanche.

« L'état de colonisé peut conduire à une réduction de l'huma­

nisation de l'univers, telle que toute solution recherchée le sera à la mesure de l'individu ou de la famille restreinte, avec, par voie de conséquence, une anarchie ou un désordre extrêmes au niveau du collectif : anarchie dont l'individu sera toujours victime, à l'exception de ceux qui sont à la clé d'un tel système, en l'occurrence les colonisateurs, lesquels, dans ce même temps où le colonisé réduira l'univers, tendront à l'étendre ». 2.5 Œdipe, c'est quelque chose comme l'euthanasie

25. Robert Jaulin, 14 Paix bltznche, introduction Il l'ethnocide, Ed. du Seuil, 1970, p. 309. Jaulin analyse la situation de ces Indiens auxquels les capucins « persuadèrent ,. de renoncer à la maison collective pour des petites maisons personnelles ,. (pp. 391400). Dans la maison collective, l'appartement familial et l'intimité personnelle se trouvaient fondés dans un rapport avec le voisin défini. comme allié, si bien que les relations interfamiliales étaient coatensivcs au champ social. Dans la nouvelle situa·

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dans l'ethnocide. Plus la reproduction sociale échappe aux membres du groupe, en nature et en extension, plus elle rabat sur eux, ou les rabat eux-mêmes sur une reproduction familiale restreinte et névrotisée dont Œdipe est l'agent.

Car, enfin, comment comprendre ceux qui disent trouver un Œdipe indien, ou africain ? Ils reconnaissent, les pre­

miers, qu'ils ne retrouvent

rien

des mécanismes et des atti­

tudes qui constituent notre Œdipe à nous (notre supposé Œdipe à nous). Ça ne fait rien, ils disent que la structure est là, bien qu'elle n'ait aucune existence « accessible à la clinique » ; ou que le problème, le point de départ, est bien œdipien, quoique les développements et les solutions soient tout à fait différents des nôtres (Parin, Ortigues). Ils disent que c'est un Œdipe « qui n'en finit pas d'exister », alors qu'il n'a pas même (hors de la colonisation) les conditions nécessaires pour commencer à exister. S'il est vrai que la pensée s'évalue au degré d'œdipianisation, alors oui, les Blancs pensent trop. La compétence, l'honnêteté et le talent de ces auteurs, psychanalystes africanistes, sont hors de ques­

tion. Mais il en est pour eux comme pour certains psycho­

thérapeutes chez nous : on dirait qu'ils ne savent pas ce qu'ils font. Nous avons des psychothérapeutes qui croient sincèrement faire œuvre progressiste en appliquant de nou­

velles manières de trianguler l'enfant - attention, un Œdipe de structure, et pas imaginaire ! De même ces psychanalystes en Afrique qui manient le joug d'un Œdipe structural ou

« problématique », au service de leurs intentions progres­

sistes. Là-bas ou ici, c'est la même chose : Œdipe, c'est tou­

jours la colonisation poursuivie par d'autre moyens, c'est la colonie intérieure, et nous verrons que, même chez nous, Européens, c'est notre formation coloniale intime. Comment comprendre les phrases par lesquelles M. C. et E. Ortigues terminent leur livre ? « La maladie est considérée comme signe d'une élection, d'une attention spéciale des puissances surnaturelles, ou comme signe d'une agression de caractère

tion, au contraire, se produit « une fermentation abusive des éléments du couple sur eux-mêmes ,. et sur les enfants, telle que la famille restreinte se ferme en un microcosme expressif où chacun réfléchit son propre

en même temps que le devenir social et productif lui échappe de

en plus. Car Œdipe n'est seulement un processus idéologique, mals le dsu1tat d'une destruction l'environnement, de l'habitat, etc.

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