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nes du désir. Toutes ces coupures, elle les fait tomber dans le lieu de l'universelle castration qui la conditionne elle

Dans le document L'ANTI-CEDIPE GILLES DELEUZE FELIX GUATTARI (Page 148-153)

même

( <<

un cul de rat mort », dit Artaud,

«

suspendu au plafond du ciel »), mais aussi elle les redistribue d'après ses lois propres et les exigences de

la

production sociale. La famille coupe suivant son triangle, en distinguant ce qui est de la famille et ce qui ne l'est pas. Elle coupe aussi en dedans, suivant les lignes de différenciation qui forment les personnes globales : là c'est papa,

c'est maman,

c'est toi, et puis ta sœur. Coupe ici le flux de lait, c'est le tour de ton frère, fais pas caca ici, coupe

le fleuve de merde. La fonction première de la famille est de rétention : il s'agit de savoir ce qu'elle va rejeter de la production désirante, ce qu'elle va en retenir, ce qu'elle va brancher sur les chemins sans issue qui mènent à son propre indifférencié (cloaque), ce qu'elle va conduire au contraire sur les voies d'une différenciation essaimable et reproductible. Car

la

famille crée à la fois ses

53. Jacques Besse, La Grande Pâque, p. 27, p. 61.

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PSYCHANALYSE ET FAMILIALISME hontes et ses gloires, l'indifférenciation de sa névrose et la différenciation de son idéal qui ne se distinguent qu'en appa­

rence. Et, pendant ce temps, que fait la production désirante ? Les éléments retenus n'entrent pas dans le nouvel usage de synthèse qui leur impose une si profonde transformation, sans faire résonner tout le triangle. Les machines désirantes sont à la porte, elles font tout vibrer quand elles entrent.

Bien plus, ce qui n'entre pas fait peut-être encore vibrer davantage. Elles réintroduisent ou tentent de réintroduire leurs coupures aberrantes. L'enfant ressent la tâche à laquelle on le convie. Mais que mettre dans le triangle, comment sélectionner ? Le nez du père et l'oreille de la mère, est-ce que ça ferait l'affaire, est-ce que ça peut être retenu, est-ce que ça ferait une bonne coupure œdipienne ? Et la corne de bicyclette ? Qu'est-ce qui fait partie de la famille ? Il appar­

tient au triangle de vibrer, de résonner, sous la pression de ce qu'il retient comme de ce qu'il repousse. La résonance (là encore étouffée ou publique, honteuse ou glorieuse) est la seconde fonction de la famille. La famille est à la fois anus qui retient, voix qui résonne, et aussi bouche qui consomme : ses trois synthèses à elle, puisqu'il s'agit de brancher le désir sur les objets tout faits de la production sociale. Achetez des madeleines de Combray pour avoir des résonances.

Mais, du coup, on ne peut pas s'en tenir à la simple oppo­

sition de deux groupes, qui permettrait de définir la névrose comme un trouble intra-œdipien, et la psychose comme une fuite extra-œdipienne. Il ne suffit même pas de constater que les deux groupes sont « capables de jonction ». C'est plutôt la possibilité de les discerner directement qui fait problème.

Comment distinguer la pression que la reproduction familiale exerce sur la production désirante, et celle que la production désirante exerce sur la reproduction familiale ? Le triangle œdipien vibre et tremble ; mais est-ce en fonction de la prise qu'il est en train de s'assurer sur les machines du désir, ou bien en fonction de ces machines qui se dérobent à son empreinte et lui font lâcher prise ? Où est la limite de réso­

nance ? Un roman familial exprime un effort pour sauver la généalogie œdipienne, mais aussi une libre poussée de généa­

logie non œdipienne. Les fantasmes ne sont jamais des formes prégnantes, ce sont des phénomènes de bordure ou de fron­

tière prêts à verser d'un côté ou de l'autre. Bref,

Œdipe est

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L/ANTI-ŒDIPE

strictement indécidable.

On peut d'autant plus le retrouver partout qu'il est indécidable ; il est juste en ce sens de dire qu'il ne sert strictement à rien. Revenons à la belle histoire de Nerval : il veut qu'Aurélie, la femme aimée, soit la même qu'Adrienne, la petite fille de son enfance ; il les

« perçoit » comme identiques. Et Aurélie et Adrienne, toutes deux en une, c'est la mère. Dira-t-on que l'identification, comme « identité de perception », est ici signe de psychose ? On retrouve alors le critère de réalité : le complexe n'envahit la conscience psychotique qu'au prix d'une rupture avec le réel, tandis que dans la névrose l'identité reste celle de repré­

sentations inconscientes et ne compromet pas la perception.

Mais qu'a-t-on gagné à tout inscrire dans Œdipe, même la psychose ? Un pas de plus, et Aurélie, Adrienne

et

la mère, c'est la Vierge. Nerval cherche la limite de vibration du triangle. « Vous cherchez un drame », dit Aurélie. On n'ins­

crit pas tout dans Œdipe, sans que tout, à la limite, ne fuie hors d'Œdipe. Les identifications n'étaient pas des identifica­

tions de personnes du point de vue de la perception, mais des identifications de noms à des régions d'intensité, qui don­

nent le départ vers d'autres régions plus intenses encore, des stimuli quelconques qui déclenchent un tout autre voyage, des stases qui préparent d'autres percées, d'autres mouve­

ments où l'on ne rencontre plus la mère, mais la Vierge et le Dieu :

et i' ai trois lois vainqueur traversé l'Acheron.

Ainsi le schizo acceptera que l'on réduise tout à la mère, puisque ça n'a aucune importance : il est sûr de pouvoir tout faire ressortir de la mère, et d'en retirer pour son usage secret toutes les Vierges qu'on y avaient mises.

Tout se convertit en névrose, ou tout se déverse en psy­

chose : ce n'est donc pas ainsi que la question doit être posée.

Il serait inexact de garder pour les névroses une interpréta­

tion œdipienne, et de réserver aux psychoses une explication extra-œdipienne. Il n'y a pas deux groupes, il n'y a pas diffé­

rence de nature entre névroses et psychoses.

Car de toute manière c'est la production désirante qui est cause,

cause dernière soit des subversions psychotiques qui brisent Œdipe ou le submergent, soit des résonances névrotiques qui le cons­

tituent. Un tel principe prend tout son sens si on le rapporte au problème des « facteurs actuels ». Un des points les plus importants de la psychanalyse fut l'évaluation du rôle de ces 150

PSYCHANALYSE ET FAMILIALISME facteurs actuels, même dans la névrose, en tant qu'ils se distinguent des facteurs infantiles familiaux ; toutes les grandes dissenssions furent liées à cette évaluation. Et les dif­

ficultés portaient sur plusieurs aspects. D'abord, la nature de ces facteurs (somatiques, sociaux, métaphysiques ? les fameux

« problèmes de la vie », par lesquels se réintroduisait dans la psychanalyse un très pur idéalisme désexualisé ? ) En second lieu, la modalité de ces facteurs : agissaient-ils de manière négative, privative, par simple frustration ? Enfin, leur moment, leur temps : n'allait-il pas de soi que le facteur actuel surgissait

par après,

et signifiait « récent », par oppo­

sition à l'infantile ou au plus ancien qui s'expliquait suffi­

samment par le complexe familial ? Même un auteur comme Reich, si soucieux de mettre le désir en rapport avec les formes de production sociale, et par là même de montrer qu'il n'y a pas de psycho-névrose qui ne soit aussi névrose actuelle, continue à présenter les facteurs actuels comme agis­

sant par privation répressive (la « stase sexuelle »), et sur­

gissant par après. Ce qui l'entraîne à maintenir une sorte d'œdipianisme diffus, puisque la stase ou le facteur actuel privatif définit seulement l'énergie de la névrose, mais non pas le contenu qui renvoie pour sa part au conflit infantile œdipien, ce conflit ancien se trouvant réactivé par la stase actuelle. 54 Mais les œdipianistes ne disent pas autre chose lorsqu'ils remarquent qu'une privation ou frustration actuel­

les ne peuvent être éprouvées qu'au sein d'un conflit quali­

tatif interne plus ancien, qui ne bouche pas seulement les chemins interdits par la réalité, mais aussi bien ceux qu'elle laisse ouverts et que le moi s'interdit à son tour (formule de la double impasse) : « trouverait-on des exemples » illustrant le schéma des névroses actuelles « chez le prisonnier ou le concentrationnaire ou l'ouvrier harassé de travail ? Il n'est pas certain qu'ils en fourniraient un contingent nombreux ...

Notre tendance systématique est de ne pas accepter sans inventaire les iniquités évidentes de la réalité, sans tenter

'4. Reich, La Fonction d� l'orgflSm�, p. 94 : « Toutes les fantaisies n�rotiques plongent leurs racines dans l'attachement sexuel infantile aux parents. Mais le conflit enfant-parent ne saurait produire un trouble durable de l'équilibre psychique s'il n'était nourri continuellement par la stase actuelle que ce conflit lui-même créa il l'origine ... »

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L} ANTI-ŒDIPE

de déceler en quoi le désordre du monde ressortit au désor­

dre subjectif, même s'il est

avec le temps

inscrit dans des structures plus ou moins irréversibles ». 55 Nous comprenons cette phrase, et ne pouvons pourtant nous empêcher de lui trouver un son inquiétant. On nous impose le choix sui­

vant : ou bien le facteur actuel est conçu de manière toute privative extérieure (ce qui est impossible), ou bien il plonge dans un conflit qualitatif interne nécessairement en rapport avec Œdipe... (Œdipe, source où le psychanalyste se lave les mains des iniquités du monde).

Dans une tout autre voie, si nous considérons les dévia­

tions idéalistes de la psychanalyse, nous y voyons une tenta­

tive intéressante pour donner aux facteurs actuels un statut autre que privatif et ultérieur. C'est que deux soucis se trouvèrent liés dans un paradoxe apparent, par exemple chez Jung : le souci de raccourcir la cure interminable en s'atta­

quant au présent ou à l'actualité du trouble, et le souci d'aller plus loin qu'Œdipe, plus loin même que le pré-cedipien, de remonter bien plus haut - comme si le plus actuel était aussi le plus originel, et le plus court, le plus lointain. 56 Les archétypes sont présentés par Jung, à la fois comme des facteurs actuels qui débordent précisément les images fami­

liales dans le transfert, et comme des facteurs archaïques infiniment plus anciens, et d'une autre ancienneté que les facteurs infantiles eux-mêmes. Mais ainsi on n'a rien gagné, puisque le facteur actuel ne cesse d'être privatif qu'à condi­

tion de jouir des droits de l'Idéal, et ne cesse d'être un par­

après qu'à condition de devenir un au-delà, qui doit être signifié anagogiquement par Œdipe au lieu d'en dépendre analytiquement. Si bien que le par-après se réintroduit néces­

sairement dans la différence de temporalité, comme en

témoi-55. Jean Laplanche, 1.4 Réalité dans la nélJ1'ose et la pS'Jchose (confé­

rence à la Société française de psychanalyse, 1961). Cf. aussi Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, les articles « Frustration » et

« Névrose actuelle ».

56. La même remarque vaut pour Rank : le traumatisme de la naissance n'implique pas seulement une remontée au-ddà d'Œdipe et du pré-œdipien, mais doit être aussi un moyen de raccourcir la cure. Freud le note avec amertume dans Analyse terminée, analyse interminable : « Rank espérait guérir toutes les névroses en liquidant plus tard, par une analyse, ce trau­

matisme primitif ; ainsi, un petit fragment d'analyse épargnerait tout le reste du travail analytique...

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PSYCHANALYSE ET FAMILIALISME gne l'étonnante répartition proposée par Jung : pour les jeunes, dont les problèmes sont de famille et d'amour, la méthode de Freud ! pour les moins jeunes, dont les pro­

blèmes sont d'adaptation sociale, Adler ! et Jung, pour les adultes et les vieux, dont les problèmes sont ceux de l'Idéal ... 51 Et nous avons vu ce qui reste commun entre Freud et Jung, toujours l'inconscient mesuré aux mythes (et non pas aux unités de production), bien que la mesure se fasse en deux sens opposés. Mais qu'importe finalement que la morale ou la religion trouvent dans Œdipe un sens ana­

lytique et régressif, ou l'Œdipe, un sens anagogique et pros­

pectif, dans la morale ou la religion ?

Nous disons que la cause du trouble, névrose ou psychose, est toujours dans la production désirante, dans son rapport avec la production sociale, sa différence ou son conflit de régime avec celle-ci, et les modes d'investissement qu'elle en opère. La production désirante en tant que prise dans ce rapport, ce conflit et ces modalités,

tel est le facteur actuel.

Aussi ce facteur n'est-il ni privatif ni ultérieur. Constitutif de la vie pleine du désir, il est contemporain de la plus tendre enfance, et l'accompagne à chaque pas. Il ne survient pas après Œdipe, il ne suppose en rien une organisation œdi­

pienne, ni une pré-organisation préœdipienne. Au contraire,

c'est Œdipe qui en dépend, soit comme stimulus de valeur quelconque, simple inducteur à travers lequel se fait dès l'en­

fance l'organisation anœdipienne de la production désirante,

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