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Synthèse : un enclavement continental ou les portes (fermées) et les clefs

2 Distances continentales et discontinuités : des processus d’enclavement

2.3 Des positions continentales aux processus d’enclavement

2.3.2 Synthèse : un enclavement continental ou les portes (fermées) et les clefs

2.3.2.1 Une mise en acte des complexités de l’enclavement : « Djenné, une petite ville au passé de métropole »25

Le cadre stable fixé dans la grille théorique initiale de lecture se retrouve « perturbé » par ces différentes réflexions sur les éventuels effets déstructurants du transport, sur les réalités des circulations qui ne peuvent se résumer aux consommations des outils techniques, sur la réalité des mobilités ouest africaines, sur l’aspect positif même des logiques de l’ouverture. Toute recherche est restrictive, privilégiant certains objets construits. Il est utile cependant d’aborder les complexités non étudiées, du moins les relever, de cerner finalement les limites de sa démarche, ne serait-ce que pour mieux (re)situer les dynamiques abordées. Dans ce questionnement sur l’intérêt d’une restriction des lectures d’un enclavement continental, un changement de focal peut permettre un regard plus précis, plus à même d’inscrire nos conclusions dans des relations spatiales ouest africaines difficiles à fixer dans un strict gradient de l’ouverture à la fermeture forcément relatif. Dans cette logique, un zoom sur l’exemple de Djenné, petite ville dans l’armature urbaine malienne actuelle, mais ancien centre d’échanges multiples, peut tendre vers une meilleure identification de la relativité de l’enclavement étudié.

De l’inversion des centralités

Récemment inscrite dans la liste du patrimoine mondial de l’humanité (UNESCO), la ville de Djenné présente les caractéristiques de ces villes anciennement centrales dans cette interface sahélienne actuellement marginalisée. Suite au déclin de l’empire du Ghana, relayé par l’empire du Mali, les routes transsahariennes de l'est (utilisées dès le VIIe siècle) situent alors la vallée du Niger comme nouveau centre de gravité de l’Afrique Occidentale. Les villes de Djenné et de Tombouctou, appuyées sur le fleuve Niger, lieux des ruptures de charge entre transport terrestre et fluvial, deviennent les points de concentration et de redistribution des

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Cette formule est le titre d’une maîtrise réalisée par Pierre Granier suite à un séjour commun (5 mois) effectué dans le cercle de Djenné (1996 / 1997). Nos deux maîtrises (« Djenné, une petite ville au passé de métropole » (GRANIER P. 1997) et «Espaces et pasteurs : d’une crise pastorale aux stratégies familiales » (DEBRIE J. 1997). Université de Rouen / LEDRA) n’étaient pas spécifiquement orientées vers la compréhension des circulations. Mais la prise en compte des conditions renouvelées et transformées des mobilités « sahéliennes » et des interrelations entre les lieux de l’espace ouest africain apparaissait comme un déterminant majeur des crises que nous cherchions tous les deux à comprendre (crise urbaine, crise pastorale). Cette mise en acte doit beaucoup à ses conclusions ainsi qu’à nos recherches et discussions communes. Un deuxième séjour de recherche personnel réalisé au mois de décembre 1999 a permis une approche inscrite dans ce questionnement sur le sens

différents produits échangés. Le Niger est alors cette « artère maîtresse » de l’organisation des circulations. Il permet les relations avec les pistes caravanières, les contacts avec les régions aurifères mais aussi avec les côtes séné - gambiennes, ainsi que les différentes relations entre les régions forestières et les réseaux commerciaux structurant cet espace ouest africain ouvert (GALLAIS J. 1984). Les villes « jumelles » de Tombouctou et de Djenné, pour reprendre l’expression consacrée dans les guides touristiques, fonctionnent bien en binôme. Elles sont ces relais encadrant un commerce local interne au Delta intérieur du Niger (poissons, céréales, kola, riz…) et un commerce entre l’Afrique et les empires arabes. L’or, l’ivoire, les esclaves, étaient acheminés vers Djenné. Ils étaient ensuite chargés et transférés par voie fluviale vers Tombouctou (et Gao), déchargés et transportés sur les pistes reliant les espaces méditerranéens par l’Adrar passant par les mines salines. Les marchandises du monde arabe (sel, chevaux, tissus, dates …) suivaient le chemin inverse, redistribuées dans les régions du sud à partir de Djenné. Dans cette configuration commerciale particulière, c’est bien cette place dans les réseaux de circulation dominants qui impulse une dynamique de centralité (définie par une capacité à regrouper et redistribuer) pour la ville de Djenné idéalement située au sud du Delta intérieur sur le Bani, affluent du Niger (figure 2.29).

Le progressif déclin de ces cités commerçantes est difficile à dater. Si l’empire Sonray succédant au Mali (prise de Djenné en 1473) s’appuie de la même façon sur cet espace d’échange structuré autour de l’axe Djenné / Tombouctou / Gao (capitale du royaume), la fin de cette construction politique, provoquée par les conquêtes marocaines (victoire finale en 1591) réalisées sous l’égide du Sultan du Maroc Moulay Ahmed, marque le point de départ d’une instabilité politique entravant les échanges. Incapables d’assurer la protection sur l’ensemble des territoires conquis, les dynasties marocaines perdent d’ailleurs progressivement le contrôle des cités marchandes. Dans le delta intérieur du Niger, la mise en place au XIX e siècle du royaume Peul de la Dina, organisation réalisée par Cheikou Ahmadou dans un projet fondé sur la morale islamique, incorpore Djenné dans un territoire structuré, découpé en régions administratives. La stabilité politique retrouvée permet aux villes de Dia et de Djenné de conserver un rôle d’interface dans des échanges africains en phase de régression produite par le renversement de certains flux vers les côtes ouest africaines. Les écrits de René Caillé, premier explorateur européen à pénétrer dans la ville de Djenné en 1828, révèlent pourtant un sentiment d’opulence économique saisissant (CAILLE

R. 1830)26. La seconde moitié du XIX e siècle est marquée par différents conflits, opposant les Toucouleurs menés par El Hadj Omar et les successeurs de Cheikou Ahmadou. C’est dans ce contexte d’instabilité politique que les projets de domination coloniale s’opèrent. La ville de Djenné est occupée dès 1893 sous le commandement du colonel François Achinard. Elle est progressivement incorporée dans l’organisation administrative coloniale française. Cette cité marchande est alors exclue d’un nouveau système commercial.

Si la situation de Djenné dans la région d’inondation du Delta intérieur du Niger se révélait centrale dans l’organisation du commerce ouest africain, elle est perçue comme contraignante par le pouvoir colonial qui cherche à relier les différents points des espaces conquis à la capitale Bamako, elle-même ouverte vers les interfaces littorales. L’accessibilité difficile et temporaire par la route constitue une entrave majeure. Les autorités coloniales, dès le début du XIX e siècle, sélectionnent la ville de Mopti comme nouveau centre administratif, situé à 80 kilomètres au nord de Djenné en bordure du Delta intérieur du Niger. L’importance des créations de pôles administratifs supportant l’action coloniale est connue. Elle est à bien des égards explicative des réseaux urbains actuels. Mise à l’écart d’un nouvel axe structurant des réseaux commerciaux orientés vers un système de traite, la ville de Djenné perd alors une partie des flux interrégionaux. Nouveau changement de centre de gravité, Mopti devient le pôle politique et commercial des régions du delta intérieur dans un espace d’échanges annulant pour une part les situations d’interface sahélienne. D’un statut de métropole, Djenné passe au rang de centre secondaire dans une organisation spatiale qui sera par la suite consacrée et renforcée par l’action des Etats indépendants.

A l’écart de l’armature nationale : atteindre et sortir de Djenné

« Filles de la colonisation » pour reprendre l’expression de Roland Pourtier (1999), les villes africaines aux fonctions administratives anciennement coloniales sont intégrées dans un schéma identique par les Etats ouest africains. Dans l’Afrique francophone la division des espaces nationaux en régions (elles-mêmes divisées en cercles) perpétue les fonctions de capitale régionale des pôles sélectionnés au début du XX e siècle. Ces villes orientent les investissements et les projets d’aménagement consacrés aux infrastructures routières dans une logique générale de mise en relation de l’ensemble des pôles de l’espace légué qui doit devenir ce territoire de l'Etat. L’axe national construit au Mali est la traduction de cette

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On retrouve ici la problématique non élucidée du déclin du commerce transsaharien. Pour beaucoup d’historiens, le constat d’un précoce et total renversement des flux vers les côtes est partiellement erroné. De nombreuses dynamiques commerciales

logique. Il relie les capitales de Sikasso, Bamako, Ségou, Mopti et Gao. Dans cette armature, la ville de Djenné se retrouve éloignée d’une trentaine de kilomètres de la route nationale : « on ne passe pas à Djenné, on s’y rend » (GRANIER P. 1997, p 8). Il y a là une première mise en marge. Partout en Afrique de l’ouest, la présence du « goudron » dans les dynamiques commerciales se révèle porteuse d’activités multiples. De nombreuses petites villes relais s’érigent en marchés tout au long des routes. Elles sont les lieux de vente des produits locaux ruraux, théâtres d’un micro-commerce inducteur de profits et de relations actuelles entre villes et campagnes. La problématique de l’impact des infrastructures est décidément complexe. En dehors de tout déterminisme technique, il est évident que la route nationale malienne est d’une certaine façon créatrice d’effets nouveaux.

Deux exemples parmi d’autres sont particulièrement explicatifs de cette dynamique. Situé à quelques kilomètres de Mopti, Sévaré, petit village, n’était pas recensé dans les premières statistiques urbaines effectuées par le Mali indépendant. Quelques quatre décennies plus tard, il apparaît comme un réel centre urbain dépassant probablement les 10 000 habitants. Idéalement placé sur la route nationale, obligatoirement traversé pour rejoindre Mopti, il s’inscrit comme relais des commerces se déployant dans les relations entre le sud et le nord du Mali. La présence d’artisans, de mécaniciens, de petits restaurants, de pensions, d’épiceries, de petites échoppes sur lesquelles les produits de l’agriculture locale sont vendus, la vente directe sur la route des même produits… traduisent les opportunités offertes par ces circulations routières et donc les attractions et polarisations récentes provoquées par cet axe national dont la ville de Djenné se trouve écartée.

Le deuxième exemple est encore plus significatif de cet éloignement handicapant pour l’ancienne cité commerçante. Le marché de Sofara (situé dans le cercle de Djenné), proche de l’axe routier, semble prendre une place croissante dans la vente et la redistribution des produits du delta. Sans supplanter le marché de Djenné, toujours attractif du moins à une échelle locale, il est manifeste que sur certains produits et notamment sur les ventes de bétail, Sofara devient le relais permettant les transactions. Les éleveurs de Djenné vont parfois directement au marché de Sofara car ce lieu de vente est rendu attractif par la proximité routière. Les commerçants venant de Bamako ou de Mopti, cherchant des chargements, notamment pour la descente vers les pays littoraux, préfèrent légitimement se passer des 30 kilomètres les séparant de Djenné. La distance est faible peut-être, mais parfois difficile à franchir.