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2 Distances continentales et discontinuités : des processus d’enclavement

2.3 Des positions continentales aux processus d’enclavement

2.3.1 Systèmes et chaînes de transport : l’absence de réponse à la contrainte

2.3.1.2 Quelques précisions supplémentaires : la relation transport et

Dans ces dynamiques d’ouverture littorale tiennent des discontinuités facteurs de distances. Il s’agit bien d’un processus d’enclavement spécifique, relatif à un certain type d’activités, qui ne peut pas pour autant être érigé en modèle de l’enclavement continental. D’ailleurs, même considéré comme système social, il y aurait une dérive à présenter le transport comme l’unique facteur explicatif des situations spatiales inscrites dans un gradient de l’ouverture à la fermeture. C’est pourtant souvent le cas. Il a été énoncé précédemment que l’enclavement dans le vocabulaire courant des acteurs politiques et économiques n’était rien d’autre finalement qu’une revendication et un besoin de désenclavement. Dans cette acceptation, l’offre de transport augmentée, élargie, modernisée, plus fonctionnelle, suffirait alors à désenclaver, parfois dans une logique uniquement technique inscrite dans ce déterminisme simpliste de cause à effet toujours déterminant dans les projets d’aménagement. L’impact des transports sur les espaces dont ils assurent les dessertes semble pourtant plus complexe que cette formule un peu magique et souvent énoncée tenant dans cette phrase courte : « transport et (donc) développement ». Ce discours est connu. De nombreux scientifiques dans les champs de la géographie et de l’économie notamment, ont dénoncé cette causalité par trop évidente, invitant plutôt à s’interroger sur la conjonction « et » retenue dans cette association (PEGUY Y. 1998).

C’est bien l’idée d’une relation « positive » ou plus encore d’un cercle vertueux qui caractérisent souvent ce binôme « transport / développement ». Il est pourtant à dépasser, du moins à relativiser, contredit par de nombreux effets « déstructurants » qui tendent alors à interroger la validité même d’un enclavement identifié comme processus de fermeture par les discontinuités rencontrées dans les projets de mobilité. En dépassant le simple niveau de l’opérateur continental, l’impact « vertueux » d’une circulation facilitée sur les sociétés traversées apparaît moins clairement. Il ne s’agit pas dans l’étude présente de développer longuement cette problématique de l’impact, de l’effet des transports. Différents travaux ont déjà particulièrement bien démontré et précisé les différents tenants des éventuelles dérives que peut proposer l’élargissement d’une offre permettant de nouvelles relations23. Il est important de reprendre certaines de ces conclusions pour cerner les limites d'un regard sur un objet d’étude spécifique (fermeture et ouverture littorale).

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Dans une appréhension relative aux espaces africains, on peut lire notamment l’article de Pierre-Yves Péguy (1998) intitulé « Transport : épine dorsale des politiques de développement » ou encore celui de Pierre Frenay (1996) tentant un « Essai à propos de l’impact des voies de communication ». Se reporter à la bibliographie.

Pour l’opérateur, une nécessaire ouverture facilitée est la condition d’une compétitivité. Considérée à l’échelle des économies ouest africaines, elle permet l’exportation des produits africains sur les marchés mondiaux dans un contexte concurrentiel. L’abaissement des prix de transport augmente parallèlement les marges bénéficiaires. Une logique identique s’applique sur les produits d’importation. Si pour le commerçant, l’intérêt de cette ouverture compétitive est évident, les conséquences de l’amélioration de l’offre de transport sur la structure générale des échanges internationaux se révèlent plus déstructurantes. Le progrès des transports entraîne toujours une rupture des monopoles locaux (CLAVAL P. in BAKIS H. 1990). Les productions ouest africaines se retrouvent en concurrence directe avec les marchandises étrangères sans que les termes de cette confrontation soient forcément favorables aux marchandises locales. Les transformations repérées dans le domaine des produits d’alimentation sont connues. Le riz asiatique, par exemple, s’est depuis longtemps substitué au riz africain sur les grands marchés des capitales africaines mais aussi des villes secondaires. Partout sur les marchés en Afrique, les produits étrangers sont présents, parfois de façon exclusive sur certains secteurs manufacturiers. Certes, le transport n’est pas l’unique médiateur de ce passage des économies protégées par leur relatif isolement aux conditions nouvelles d’un marché ouvert. Mais l’établissement par exemple des réseaux routiers revêtus nationaux est un puissant vecteur d’une inscription de l’ensemble des espaces nationaux dans ce système mondial concurrentiel.

Cette ouverture des économies locales sur le monde extérieur n’est pas neutre. Elle peut offrir des opportunités nouvelles, par le biais de cet espace d’échanges considérablement élargi. Elle impulse aussi une rupture d’équilibre de l'état antérieur des économies ainsi reliées. Dans la capacité d’adaptation des sociétés réside la réponse (ou la non-réponse) opératoire aux conditions d’une concurrence ouverte. Sans rentrer dans les nombreux débats économiques qui caractérisent les lectures des espaces africains, de leurs places dans ce système d’échanges, il ne fait guère de doute que cette inscription a produit un progressif effet renforçant une triple dynamique opposition / polarisation / dépendance. Le principe d’opposition renvoie au fait que « deux régions au développement inégal voient leurs différences renforcées suite à leur mise en relation » (PEGUY Y. 1998, p 48). On retrouve ici ce phénomène connu d’une forme de spécialisation des économies africaines dont le point d’entrée dans le concert mondial des échanges est constitué de ces exportations de matières premières, agricoles ou minières, peu transformées, et de l’importation des produits manufacturiers finis.

Cet effet d’opposition se traduit dans l’organisation même du système du transport produisant une forme de polarisation. Les différents pouvoirs politiques (nationaux et mondiaux) ont favorisé la desserte des régions de productions spécialisées (régions cotonnières au Mali, uranium au Niger par exemple) reliées aux corridors internationaux permettant l’accès aux interfaces portuaires. Dans un contexte de raréfaction des ressources et donc des capacités d’investissement, la rénovation et la modernisation de ces axes centraux adossés à quelques pôles urbains, deviennent prioritaires, souvent au détriment des axes secondaires24. Cette logique de desserte est porteuse de disparités spatiales, posant le problème d’une mise en marge éventuelle (et peut-être déjà effective) des espaces non desservis. Il est tout à fait édifiant de constater l’attraction actuelle des pôles urbains, notamment des capitales, dans les mouvements de population en cours.

Le discours sur les macrocéphalies urbaines est, il est vrai, largement exagéré. Les villes secondaires font preuve d’un dynamisme qui ne cesse pas de surprendre les chercheurs inscrits dans une volonté de compréhension d’une Afrique devenant plus urbaine que rurale (DUBRESSON A. 1999). Ces pôles urbains sont majoritairement « accrochés » aux axes majeurs de circulation. Les taux de croissance des capitales littorales sont depuis peu stabilisés voire négatifs, ils ont pourtant longtemps été marqués par de très fortes progressions annuelles, traduisant cet effet « aspirateur » des cités portuaires et surtout cette littoralité croissante du peuplement et des activités ouest africaines (STECK B. 1995). Le système moderne des transports, inscrit dans cette logique d’opposition et de spécialisation, participe à cette forme de polarisation, de renforcement de certains types de flux et d’activités sur quelques axes et pôles devenus hégémoniques, entravant une desserte équilibrée des territoires. Il véhicule l’ouverture internationale, supportant une structure économique particulière basée sur ce que de nombreux auteurs ont appelé « extraversion ». L’élargissement progressif de l’offre de transport a souvent pour effet d’intégrer les régions à ces dynamiques, renforçant les importations vers les marchés les plus éloignés des axes centraux, entretenant le transfert des exportations de matières premières vers les marchés mondiaux instables. La question du renforcement de la dépendance par ce désenclavement (par le transport) reste en suspens.

Pourtant, là encore, les poncifs sont multiples. La vision d’une Afrique dépendante et périphérique est stéréotypée. Tout comme cette image datée d’un exode rural, d’une attraction

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Ces modernisations en cours seront traitées dans la troisième partie de ce travail. Les financements (des bailleurs de fonds) ne concernent pas uniquement les axes internationaux. Ces derniers sont pourtant privilégiés dans une logique de hiérarchisation des circulations (desserte rurale, régionale, internationale)

urbaine facteur d’un appauvrissement des campagnes. Les relations nouvelles, largement favorisées par l’établissement des routes, sont aussi marquées par des formes d’échanges tout à fait « positives » permettant aux paysans d’écouler des productions vivrières sur les marchés urbains. De nouveaux réseaux sociaux et commerciaux surgissent dans une relation constructive d’interdépendance entre villes et campagnes (CHALEARD JL., DUBRESSON A. 1999). Il n’y a finalement guère de « règles » dans l’effet induit par les transports. De multiples impacts peuvent se déployer dans les sociétés traversées. Des polarisations au renforcement des spécialisations, de l’état de déséquilibre des économies confrontées à des concurrences inégales (importations européennes agricoles subventionnées par exemple) en passant par la transformation des bases productives qu’impose l’entrée dans le système monétaire, le support des circulations, principalement routières, est l’éventuel porteur de déstructurations problématiques. Dans une logique plus sociale, difficilement saisissable, il est vrai aussi qu’une certaine acculturation, une diffusion du mode de vie urbain, un dérèglement de certains rapports sociaux (FRENAY P. 1996) peuvent être provoqués par l’entrée dans un espace réticulaire élargi. Mais les opportunités proposées par ces réseaux peuvent permettre l’établissement de maîtrises spatiales et de projets économiques et sociaux en adaptation avec les mutations provoquées par l’ouverture généralisée contemporaine. De nombreux commerçants jouent pleinement dans une imbrication d’espaces de plus en plus larges. La relation confuse entre transport et développement est incertaine, l’effet n’est jamais réellement prévisible. La maîtrise des mobilités demeure pourtant le déterminant essentiel des échanges et le transport, dans toute sa dimension sociale, en est le médiateur.

Finalement, c’est toujours la question récurrente de l’inscription mondiale des espaces ouest africains que pose cette lecture de l’impact des transports. Le seul accès au marché mondial par le biais de quelques produits de base n’est guère suffisant, les crises des vingt dernières années l’ont brutalement rappelé à l’ensemble des bailleurs de fonds (GODARD X. 1996). Lorsque le transport participe uniquement à cette structuration particulière, renforçant les corridors d’ouverture et le poids des interfaces urbaines, il véhicule une logique d'extraversion. Bien sûr, le terme de marginalisation est excessif pour caractériser ces portions d’espace écartés du mouvement d’ouverture. Dans les endroits les plus éloignés, les circulations s’établissent, utilisant un ensemble de moyens, des tractions animales aux camions pénétrant aux plus profonds des campagnes. Il n’est guère d’espaces vraiment isolés. Mais ces mobilités sont entravées par ce système de dysfonctionnement repéré

précédemment. Quelles que soient les dérives éventuelles liées à l’amélioration des systèmes de transport, cette dernière est de toute façon indispensable à la compétitivité des projets économiques de relations. Les questions de l’aménagement, des choix à faire dans l’amélioration des dessertes, deviennent au bout du compte la problématique centrale de la question d’une accessibilité facilitée. Que relier et pourquoi ? La finalité des mises en relation fait l’objet de débats nombreux, souvent réduits à une opposition simpliste entre dessertes « locales » (privilégier les zones rurales) et axes d’ouverture mondiale. Il est évident que c’est dans l’articulation des échelles que devraient résider les visions d’aménagement, articulation pourtant difficile dans un contexte économique contemporain qui impose des choix dans les investissements.

La question du désenclavement s’inscrit dans ce débat, souvent occulté, des espaces à « sélectionner », du moins à privilégier dans les politiques d’aménagement. L’avancée du travail vers la compréhension des recompositions spatiales en cours permettra la production d’un certain nombre de pistes de réflexion. Il était néanmoins utile de poser brièvement ce constat d’une traduction spatiale incertaine de l’effet des transports. Si l’enclavement se produit par les discontinuités rencontrées, la levée des entraves n’est pas forcément vectrice de désenclavement. Cette relation était à dénoncer. Il ne s’agit pourtant pas de nier le caractère enclavant des dysfonctionnements. Partout en Afrique de l’ouest, les trajets terrestres sont discontinus, et pas seulement sur les axes de l’ouverture littorale, traduisant alors un allongement « artificiel » des distances, annulant pour une part la maîtrise de certaines pratiques spatiales.

2.3.2 Synthèse : un enclavement continental ou les portes (fermées) et les clefs