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c La Symphonie Domestique : une œuvre de Strauss transfigurée

Il y avait lieu de s'attendre à ce que, tôt ou tard, une œuvre de Christophe (dont la production musicale est dans l'ensemble assez nébuleuse) s'avère avoir pour modèle direct une composition de Strauss. Rolland avait déjà évoqué Salomé à demi-mot dans « La Révolte », consécutivement à l'échange particulièrement vif qu'il avait eu avec Strauss au sujet de l'œuvre, durant l'été 19051,

de même que le David de la « Foire sur la Place » semblait avoir sa source dans une lettre à Strauss de 19022

C'est dans « Les Amies », néanmoins, qu'une œuvre straussienne donne lieu, pour la première (et seule) fois, à un équivalent sous la plume de Christophe. Le parallèle avec Strauss est

d'ailleurs explicitement affirmé dans le texte, fait unique dans tout le roman : Christophe conçoit en effet une certaine « Symphonie Domestique »... « à sa façon, qui n'était pas celle de Richard Strauss » (III, 91), s'empresse de préciser Rolland – quel moyen plus sûr de suggérer bel et bien une comparaison avec la Sinfonia Domestica ? Strauss étant censé servir de contre-modèle, l'œuvre s'apparente à une "anti-Domestica" :

Christophe projetait d'écrire une suite de symphonies, inspirées de la vie quotidienne. Il concevait une Symphonie Domestique, à sa façon, qui n'était pas celle de Richard Strauss. Il n'y matérialisait pas en un tableau cinématographique la vie de famille, au moyen d'un alphabet conventionnel, où des thèmes musicaux expriment, par la volonté de l'auteur, des personnages divers. Jeu docte et enfantin du grand contrepuntiste !... Il ne cherchait pas à décrire des personnages ou des actions, mais à dire des émotions, qui fussent connues de chacun, et où chacun pût trouver un écho de son âme propre. (III, 91)

Autrement dit, Christophe se conforme rigoureusement à la conception de la forme "Symphonie à programme" qu'avait exprimée à plusieurs occasions Rolland en 1905. La Symphonie

Domestique de Strauss lui était connue au moins depuis mai 1905, date du premier Musikfest d'Alsace-Lorraine, où l'œuvre fut exécutée et dont il rédigea un compte-rendu. C'est à son Journal qu'il confie ses premières impressions sur la Symphonie, dont il loue la musique

proprement dite tout en ayant de vives réserves concernant le programme : il déplore notamment une « disproportion entre le sujet et les moyens d'expressions », observant que « la première exposition des thèmes a un caractère par trop voulu, conventionnel, schématique. Ils n'ont pas

1 Voir p.18 et suivantes. 2 Voir pp. 45 à 48.

d'ailleurs grande valeur par eux-mêmes1 » : travers que Christophe s'ingénie à éviter (« Il n'y

matérialisait pas […] la vie de famille, au moyen d'un alphabet conventionnel, où des thèmes musicaux expriment, par la volonté de l'auteur, des personnages divers. »). Rolland écrit d'ailleurs peu après à Strauss : « pour dire la vérité […] j'étais un peu choqué par votre programme », « La première partie, qui expose les thèmes, est peut-être un peu sèche et

schématique », « A quoi bon ce programme, qui rapetisse et puérilise l'œuvre ? Elle s'en passe si bien2 ». C'est l'occasion pour lui de faire valoir sa propre conception de la musique à programme,

qu'il explique ainsi à Strauss : « On ne voit dans un programme que des faits assez médiocres. Ce qui fait l'intérêt de l'œuvre, ce n'est pas l'expression de ces faits, mais des puissantes forces intérieures que suscitent ces faits3 » (à quoi Strauss répondra qu'il conçoit effectivement le

programme comme un « prétexte à l'expression et au développement purement musical de [ses] émotions4 »). On peut dire que Christophe, qui « ne cherchait pas à décrire des personnages ou

des actions, mais à dire des émotions », semble avoir tenu compte de ces recommandations... Au reste, la Symphonie Domestique de Christophe suit un déroulement narratif peu différent de celui de Strauss, avec un premier mouvement à caractère d'exposition (« Le premier morceau exprimait le grave et naïf bonheur d'un jeune couple amoureux » (III, 91)), un second consacré à l'enfant, qui prend toutefois la forme d'un recueillement endeuillé, bien loin du Scherzo

fantaisiste de Strauss (« Le second morceau était une élégie sur la mort d'un enfant » (Ibid.)), et une conclusion foncièrement optimiste. Il n'est jusqu'à la fugue, issue du finale de la Domestica, que l'on ne retrouve chez Christophe (« une fugue volontaire, dont le dessin intrépide et le rythme obstiné finissaient par s'emparer de l'être » (Ibid.)...).

Le dernier mouvement de la Symphonie de Christophe revêt quant à lui, dans l'optique straussienne, une signification particulière :

Le dernier morceau peignait le soir de la vie. Les thèmes du commencement reparaissaient avec leur confiance touchante et leur tendresse qui ne pouvait vieillir, mais plus mûrs, un peu meurtris, émergeant des ombres de la douleur, couronnés de lumière, et poussant vers le ciel, comme une floraison, un hymne de religieux amour à la vie infinie. (Ibid.)

Ce finale rappelle moins la Sinfonia Domestica qu'une autre œuvre de Strauss, largement ultérieure à Jean-Christophe, mais qui pourtant présente avec ces lignes une étonnante parenté d'esprit : le quatrième des Quatre Derniers Lieder, « Im Abendrot », d'après Joseph von

1 Note de mai 1905 (R/S, p.144).

2 Lettre à Strauss du 22 mai 1905 (R/S, p.34). 3 Idem (R/S, p.34-35).

Eichendorff. Dans cette pièce d'une sereine et grandiose nostalgie, baignée de lumière

automnale, les vers d'Eichendorff évoquent le « soir de la vie » (à l'image du titre : Im Abendrot, « Au soleil couchant »), au terme d'un long parcours chargé d'épreuves :

Wir sind durch Not und Freude gegangen Hand in Hand

[…]

O weiter, stieller Friede! So tief im Abendrot

« Dans la peine et la joie

Nous avons marché main dans la main. » […]

« O paix immense et sereine, Si profonde à l'heure du soleil couchant ! » On retrouve ainsi les « thèmes du commencement […] plus mûrs, un peu meurtris, émergeant des ombres de la douleur, couronnés de lumière » du finale de la Symphonie de Christophe. Le Lied de Strauss, à la suite du dernier vers, « ist dies etwa der Tod? » (« Serait-ce déjà la mort ? »), cite symboliquement le thème principal de Mort et Transfiguration, œuvre de près de soixante ans antérieure (« Les thèmes du commencement reparaissaient »), après quoi vient la conclusion, paisible, extatique, dans laquelle Christian Goubault suggère d'entendre « l'amorce de l'Eternité1 » (« un hymne de religieux amour à la vie infinie »...).

Ce rapprochement, bien entendu, n'a rien que de spéculatif. Les Vier Letzte Lieder sont postérieurs de près de quarante ans à l'époque où Rolland écrit ces lignes, et on ne saurait prétendre que l'auteur de Jean-Christophe ait pu avoir une quelconque prémonition de cette œuvre qu'il ne connaîtra d'ailleurs jamais (il meurt en 1944, et les Lieder datent de 1948). Il reste que Rolland et Strauss ont une manière commune d'évoquer le moment du crépuscule de la vie, et de représenter la mort comme un achèvement transfigurateur accompagné d'une résurgence des thèmes des commencements : il est significatif que Strauss cite Mort et Transfiguration, comme le symbole d'une conception de la mort jamais reniée2

Il y a loin entre Jean-Christophe, où la vie et la mort sont conçues d'une manière "cyclique" chère à Rolland (lequel était fasciné par la pensée indo-orientale, et aurait composé, s'il l'avait pu, comme César Franck3 !), et les Quatre Derniers Lieder, testament artistique d'un octogénaire

ayant vu disparaître le monde dont il est issu et faisant ses adieux à la vie (en même temps que la

1 FRANÇOIS-SAPPEY Brigitte, CANTAGREL Gilles (dir.), Guide de la Mélodie et du Lied, Paris : Fayard, 1994, p.761

2 Une anecdote souvent rapportée, à supposer qu'elle soit réelle, prouverait qu'en effet l'idée d'une mort

transfiguratrice a suivi Strauss jusqu'à la fin de sa vie. Sur son lit de mort, en émergeant d'une phase d'inconscience, il aurait dit à son fils présent à son chevet : « Maintenant, je peux t'affirmer que tout ce que j'ai composé dans Mort

et Transfiguration était juste ; j'ai vécu très précisément tout cela ces dernières heures... » (TRANCHEFORT

François-René (dir.), Guide de la musique symphonique, Paris : Fayard, 1986, p.746) 3 Voir p.219.

Musique fait ses adieux au Romantisme...). Mais on retiendra cette similitude d'inspiration, qui témoigne de la présence persistante d'un même thème (Mort et Transfiguration) dans l'imaginaire des deux artistes.

Cette Symphonie Domestique a beau n'être « pas celle de Richard Strauss », il est clair qu'elle fait songer à lui à plus d'un titre. Elle a en somme l'intérêt de représenter, au point de vue de Rolland, la vision transfigurée d'une œuvre de Strauss par le truchement du compositeur Jean- Christophe. On peut considérer ce passage comme un avatar des notes du Journal de Rolland et des lettres adressées par lui à Strauss en 1905 au sujet de la Sinfonia Domestica, encore que cette fois-ci, contrairement aux autres cas étudiés précédemment, l'épisode apparaisse de manière différée par rapport à ses sources (la partie « Les Amies » est rédigée en 1909).

II. 2. Destin et devenir d'une figure humaine

Il était nécessaire de mettre en évidence, en premier lieu, les différentes manifestations ponctuelles de l'influence de Strauss sur le processus même d'écriture de Jean-Christophe : on peut désormais concevoir que la figure straussienne, concrètement présente dans le roman à plusieurs reprises, ait "infusé" en lui et imprègne le texte dans son ensemble. Après avoir relevé des cas de transcription directe d'événements réels en scènes de fiction (étayés par des éléments de chronologie qui en prouvaient la possibilité), il convient d'observer que Strauss, dans tous les aspects de sa personne (l'homme, l'artiste, l'ami de Rolland), hante Jean-Christophe de bout en bout et de manière diffuse, au-delà de ses diverses apparitions localisées. Celles-ci avaient d'ailleurs toujours un aspect événementiel et strictement concret : la fiction empruntait au réel un fait à l'état brut, irréductible dans son unité, comme une pierre de l'édifice romanesque. Voyons maintenant comment la figure de Strauss, en tant que thème général et abstrait, s'émiette et se disperse dans le roman, qu'elle hante d'un bout à l'autre.

Le propos ne sera donc pas d'assimiler Strauss à un quelconque personnage (Christophe en particulier), auquel il servirait de modèle absolu tout au long du texte. Quand Rolland affirme que « Jean-Christophe n'est pas un roman à clef » (I, 14), nous le croyons de bonne foi. Il ajoute aussitôt, néanmoins, que « tous les êtres mis en scène sont naturellement nourris d'une quantité d'expériences et de souvenirs de la vie, fondus et transformés dans le travail de création » (Ibid.). C'est un tel traitement qu'a subi la figure de Strauss : « fondue et transformée », elle se manifeste sous des formes et en des occasions variées. Alain Corbellari, dans son ouvrage consacré aux rapports entre littérature et musique dans l'œuvre de Rolland, emploie le terme de « Prismes de Jean-Christophe » (titre du chapitre portant sur le roman). L'image est particulièrement

intéressante dans le cas qui nous occupe maintenant : la figure straussienne est en effet « diffractée », projetée aux quatre coins de Jean-Christophe après être passée au travers du « prisme » de l'imagination rollandienne.

Précisons enfin que la « figure de Strauss » est non une personne réelle et objective mais un thème littéraire, né sous la plume de Rolland lui-même dans son Journal, ses lettres et ses

différents articles. Comme on a pu l'observer précédemment, la personne de Strauss est convertie en un personnage littéraire par Rolland : c'est l'essence de ce personnage, entité sémiologique purement verbale et donc propre à subir le procédé, qui est diffusée dans Jean-Christophe.