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Ein Heldenleben Jean-Christophe

II. 1. a L'émergence d'une conscience héroïque

Les premiers tomes de Jean-Christophe figurent l'enfance formatrice du personnage, dont la conscience fraîchement éveillée contient en germe tous les caractères du futur Héros. Chez Christophe l'héroïsme est inné, mais doit en passer par les phases successives d'une croissance naturelle : l'aube, le matin, l'adolescence.

Là réside la différence entre le Héros rollandien et le Held straussien, qui quant à lui est dès le départ un sujet entièrement formé prêt à se lancer dans la lutte. Dans Heldenleben, le Héros ne passe par aucune "formation" : le premier mouvement de l'œuvre, annoncé comme un portrait du personnage (« Le Héros »), est conçu comme une exposition neutre et formelle des thèmes qui domineront ensuite le reste de la partition. « Premier morceau, jeune, joyeux, nerveux,

confiant1 », indique Rolland dans son Journal.

Les trois premiers tomes formateurs de Jean-Christophe (dans l'esprit du Bildungsroman) n'équivalent donc pas structurellement à l'ouverture de Heldenleben, mais peignent à grands traits un caractère de héros naissant déjà redevable de la définition straussienne du terme. Christophe prend conscience de son héroïsme, il entrevoit la « vie de héros » qui l'attend. Ses premières révélations surviennent dès la plus tendre enfance, dans « L'Aube » :

Et pourtant, ce n'était pas gai de vivre, de voir le père ivrogne, d'être brutalisé, de souffrir de tant de façons, des méchancetés des autres enfants, de la pitié insultante des grands, et de n'être compris de personne, même pas par sa mère. Tout le monde vous humilie, personne ne vous aime, on est tout seul, tout seul, et l'on compte si peu ! - Oui ; mais c'était cela même qui lui donnait envie de vivre. Il sentait en lui une force bouillonnante de colère. Chose étrange que cette force2 ! […] Mais elle était en lui : il en était sûr,

elle s'agitait et grondait. Demain, demain, comme elle prendrait sa revanche ! Il avait le désir enragé de vivre, pour se venger de tout le mal, de toutes les injustices, pour punir les méchants, pour faire de grandes choses. […] Il pensait à ces héros qui lui étaient chers, à Napoléon, à cet autre plus lointain, mais qu'il aimait le mieux, à Alexandre le Grand3. Sûrement il serait comme eux, sil seulement il vivait encore douze

ans... (I, 67-68)

Le destin du héros est déjà tout annoncé. Sa vie entière est placée d'avance sous le signe de la

1 Note du 20 mai 1899 (R/S, p.125).

2 « Force », en allemand Kraft : le patronyme de Christophe n'a pas été choisi au hasard...

3 Sans doute l'évocation de Napoléon et d'Alexandre le Grand est-elle une vague allusion à Strauss, qui déclarait complaisamment : « Je me trouve aussi intéressant que Napoléon ou Alexandre » (R/S, p.215).

solitude et de la lutte. Le héros n'existe qu'« aux prises avec ses ennemis » ; il conçoit donc déjà son existence comme un perpétuel combat, une « revanche » qui donne à la vie tout son sens. Les péripéties futures de « La Révolte » et « La Foire sur la Place » (autrement dit « Les Adversaires du Héros » et « Le Combat du Héros ») sont préfigurées par les premières

souffrances de l'enfant : il n'est « compris de personne », « tout seul », et c'est « cela même qui lui donn[e] envie de vivre » pour « faire de grandes choses » : Jean-Christophe est là tout entier, des tourments de la jeunesse jusqu'à l'accomplissement de la maturité (« La Retraite et

l'Accomplissement du Héros » dans Heldenleben).

Il est à noter que pour Christophe, l'héroïsme se comprend comme une victoire sur la mort. C'est cette suprême ennemie qui motive ses premières aspirations héroïques : « Mais mourir maintenant, quel désespoir ! », songe-t-il, et « Cette angoisse de la mort tortura des années de son enfance – seulement corrigée par le dégoût de la vie » (I, 68). Peu d'années de vie lui semblent suffisantes, néanmoins, pour triompher de la mort par ses hauts faits : « “Oh ! que je vive seulement...” (il réfléchissait un peu) “... seulement jusqu'à dix-huit ans !” […] Il croyait que cela lui suffirait pour dominer le monde » (Ibid.). Voilà qui le rapproche encore du héros straussien : pas seulement celui de Heldenleben, mais celui auquel tous les poèmes

symphoniques de Strauss contribuent à donner vie. Dominique Jameux définit très justement ce rapport à la mort qu'entretient le Held :

Plus schopenhauerien que wagnérien ou nietzschéen, le Héros straussien meurt : Don Juan, Till, Don Quichotte, Macbeth, Mort et Transfiguration. Mais il est en même temps immortel : par le sortilège de l'art, de la littérature, de la légende, du théâtre, et de la pensée individuelle, audacieuse et éternelle. On

reconnaîtra là sans peine une des pensées les plus obstinées de la bourgeoisie idéaliste de la fin d'un siècle qui a pourtant vu triompher la machine, s'affirmer les masses, et changer le sens du mot bonheur.1

Rolland, lui-même imprégné de cet « idéalisme fin de siècle », distinguait déjà cette

caractéristique du héros de Strauss en 1899 : « Contemplons ce héros. C'est un idéaliste qui a une foi sans bornes dans le pouvoir souverain de l'esprit et de l'art libérateur2 », observe-t-il.

Christophe s'inscrit dans la droite lignée de cet héroïsme :

Au milieu de ces lourdes ténèbres, dans la nuit étouffante qui semblait s'épaissir d'heure en heure, commença de briller, comme une étoile perdue dans les sombres espaces, la lumière qui devait illuminer sa vie : la divine musique... (I, 68)

1 Jameux, p.56.

La musique est cet « art libérateur » par lequel Christophe triomphera de la mort et se rendra éternel. Elle l'accompagnera jusqu'au bout, dans les dernières pages du roman où Christophe s'apprête à quitter la vie terrestre : « “O ma vieille compagne, ma musique […] Nous partirons ensemble, mon amie. Reste avec moi, jusqu'à la fin !” » (III, 479).

L'éveil de la conscience héroïque de Christophe s'effectue lors de "crises" qui lui apportent la douloureuse révélation de son inexorable destin. La première survenait dans « L'Aube », au moment où l'atroce réalité de la mort apparaissait à Christophe. La deuxième intervient à la fin du « Matin », et fait écho à la première. Les thèmes sont les mêmes : l'angoisse de la mort, la volonté de lutter, l'aspiration de Christophe à devenir le héros qu'il est déjà en puissance.

Ah ! s'il fallait mourir, au moins pas maintenant, pas avant d'être vainqueur !...

La victoire... L'idée fixe qui ne cesse de le brûler, sans qu'il s'en rende compte, qui le soutient à travers les dégoûts, les fatigues, le marais croupissant de cette vie ! Conscience sourde et puissante de ce qu'il sera plus tard, de ce qu'il est déjà !... […] Il se juge, il sait la nullité de ce qu'il fait, de ce qu'il est. Et pourtant il est sûr de ce qu'il sera et de ce qu'il fera. […] Quoi qu'il fasse, quoi qu'il pense, aucune de ses pensées, de ses actions, de ses œuvres, ne l'enferme, ni ne l'exprime : il le sait, il a ce sentiment étrange, que ce qu'il est le plus, ce n'est pas ce qu'il est à présent, c'est ce qu'il sera demain... Il sera !... Il brûle de cette foi, il s'enivre de cette lumière ! (I, 149-150)

Le Héros n'est pas encore, il sera : le déroulement du roman, la « vie du héros » sont anticipés. En même temps que l'affirmation du caractère "cyclique" de Jean-Christophe, on décèle ici une parenté de forme (plus nette qu'attendu !) entre le roman et Heldenleben. Ce regard porté vers l'avenir préfigure rien de moins que l' « Accomplissement du Héros », conclusion logique du poème symphonique. Par ailleurs, le fait que toute l'existence du héros se trouve à l'état de germe dans les premiers volumes de Jean-Christophe rappelle la manière dont le premier mouvement de Heldenleben est musicalement conçu par Strauss : c'est l'exposition des thèmes attachés au Héros, destinés à parcourir l'ensemble de l'œuvre par la suite1.

L'objectif de Christophe est clairement annoncé, il s'agit de la « victoire ». Le héros ne peut qu'être vainqueur, caractère qu'il tient manifestement du Held straussien. Rolland mettait en

1 Et dans la Symphonie Domestique écrite par Christophe bien plus tard, dans « Les Amies », les « thèmes des commencements reparaissaient »... (voir p.65-66)

évidence la notion de victoire dans l'héroïsme de Strauss, et l'analysait avec justesse, dans son article de 1899 :

J'ai pensé que, pour la première fois depuis trente ans, les Allemands avaient trouvé le poète de la Victoire. […]

Contemplons ce héros. […] Comme sa volonté broie et sabre dans Heldenleben ! Il a pris conscience de sa force par la victoire : maintenant, son orgueil ne connaît plus de limites ; il s'exalte, il ne distingue plus la réalité de son rêve démesuré, comme le peuple qu'il reflète.1

L'expérience du jeune Christophe est identique, à ceci près qu'elle se tempère d'une légère humilité (dont l'Allemagne de Strauss, telle que perçue par Rolland, est dépourvue...) : « [Christophe] se reproche parfois cette certitude, comme un mensonge d'orgueil ; et il prend plaisir à s'humilier, à se mortifier amèrement, afin de se punir. Mais la certitude persiste, et rien ne peut l'altérer » (I, 150).

Une autre certitude de Christophe est confirmée, celle qu'il triomphera de la mort par son art, à l'image de ses modèles. C'est un autre de ses points communs avec le Held :

Il pense à ses maîtres chéris, les génies disparus, dont l'âme revit dans ces musiques. Le coeur gonflé d'amour, il songe au bonheur surhumain2, qui dut être la part de ces glorieux amis, puisqu'un reflet de leur

bonheur est encore si brûlant. Il rêve d'être comme eux, de rayonner de cet amour, dont quelques rayons perdus illuminent sa misère d'un sourire divin. Être dieu à son tour, être un foyer de joie, être un soleil de vie !... (I, 150-151)

La période formatrice de la vie de Christophe s'achève avec « L'Adolescence ». « L'Aube » et « Le Matin » comportaient chacun un épisode de "crise" où le héros prenait conscience de son destin ; le troisième volume va confirmer cette tendance et donner ainsi toute sa cohérence au tryptique comme phase de formation de l'âme du personnage. Tout comme dans « Le Matin », le thème existentiel de l'héroïsme survient dans « L'Adolescent » en conclusion du tome.

Alors qu'il vient de sombrer dans la débauche, Christophe croise la route du doux et sage oncle Gottfried. A la fois père de substitution et figure malheureuse d'humilité résignée, Gottfried

1 R/S, p. 195, 198-199.

2 N'était la référence divine qui suit, on serait tenté de voir dans l'épithète « surhumain » une allusion à l'Uebermensch nietzschéen, modèle avéré du Héros de Srauss...

amène Christophe à s'interroger sur le terme de « héros » (que pour la première fois il est question de lui attribuer) :

« Oncle, que faire ? J'ai voulu, j'ai lutté ; et, après un an, je suis au même point qu'avant. Même pas ! J'ai reculé. Je ne suis bon à rien, je ne suis bon à rien ! J'ai perdu ma vie, je me suis parjuré !... » […]

« [...] Pourquoi te chagriner de ce que tu ne peux pas faire ? Il faut faire ce qu'on peut... Als ich kann. - C'est trop peu, dit Christophe », en faisant la grimace.

Gottfried rit amicalement :

« C'est plus que personne ne fait. Tu es un orgueilleux. Tu veux être un héros. C'est pour cela que tu ne fais que des sottises... Un héros ! Je ne sais pas trop ce que c'est ; mais, vois-tu, j'imagine : un héros, c'est celui qui fait ce qu'il peut. Les autres ne le font pas. (I, pp.350, 351)

« Faire ce qu'il peut », voilà un bien triste objectif pour Christophe après les élans de volonté surpuissante qui ont exalté sa jeunesse. Il aurait pu ne montrer que du mépris pour les conseils de l'oncle Gottfried. Pourtant, il va en tirer parti. Gottfried dénonce précisément l'« orgueil » de Christophe, travers typique du Héros straussien, comme l'écrivait Rolland. Les propos de l'oncle ne vont donc pas tout à fait tomber dans l'oreille d'un sourd, et Christophe, sans renoncer à sa grandiose destinée, va du moins la mettre en accord avec l'ordre du monde, la fondre dans la totalité harmonieuse de la nature :

Ils étaient arrivés au sommet de la colline. Ils s'embrassèrent affectueusement. Le petit colporteur s'en alla, de son pas fatigué. Christophe resta, pensif, le regardant s'éloigner. Il se redisait le mot de l'oncle : « Als ich kann (Comme je peux). »

Et il sourit en pensant :

« Oui... Tout de même... C'est assez. »

Il revint vers la ville. […] La terre glacée semblait jubiler d'une âpre allégresse. Le cœur de Christophe était comme elle. Il pensait :

« Je me réveillerai aussi. » […] Le vent glacial soufflait...

« Souffle, souffle !... Fais ce que tu veux de moi ! Emporte-moi !... Je sais bien où j'irai. » (I, 351-352)

Ainsi se termine « L'Adolescence » (et donc la partie formatrice du roman), sur ce sentiment de joie et de confiance "panthéistes" de Christophe, qui désormais conçoit sa future « vie de héros » comme l'accomplissement naturel d'un destin nécessaire, en communion avec les éléments et l'ordre de l'univers. C'est ici, semble-t-il, que l'« héroïsme » emprunté à Strauss se teinte le plus nettement de la pensée de Rolland. La conscience de Christophe est épurée de tout ce que

l'héroïsme straussien avait de malsain : l'orgueil, l'individualisme méprisant, l'« incertitude de la volonté » que Rolland définissait comme « le ver rongeur de la pensée allemande1 ». S'y

substitue la vision rollandienne d'un monde harmonieux et uni au sein duquel le héros trouve sereinement sa place. Rolland explicitait cette idée dans sa Préface à Jean-Christophe : « Toujours la pensée de l'Unité. L'Unité des hommes entre eux et avec le Cosmos... » (I, 15). Toute le vie de Christophe, jusqu'à son terme, y est inscrite : « Sa mort même n'est qu'un moment du Rythme, une expiration du grand souffle éternel... » (Ibid.).

Au cours des trois premiers tomes de Jean-Christophe s'est ainsi éveillée puis formée la conscience héroïque du protagoniste. L'inspiration straussienne du processus est très nette : le destin annoncé de Christophe est une « vie de héros » (« Heldenleben »), rythmée par la lutte permanente contre l'adversité et consacrée au culte de l'Art, la Musique, grâce à laquelle le personnage se rendra éternel, à l'égal de ses modèles admirés ; même formellement, le texte a des parentés avec Heldenleben de Strauss : la première partie expose les thèmes qui tiendront lieu de leitmotive pendant le reste de l'œuvre, et toutes les phases de l'existence déjà préfigurées, de la lutte du Héros jusqu'à son accomplissement, sont celles illustrées par le poème symphonique. Mais Rolland prête à la notion d'héroïsme des caractères issus de sa propre pensée, remplaçant le « dédain héroïque2 » de l'œuvre de Strauss par un humanisme mêlé d'universalité.