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Une tentative de rapprochement entre les imaginaires artistiques de Romain Rolland et de Richard Strauss ne peut faire l'économie d'un développement sur la notion d'« héroïsme », qu'ils ont en commun. Maître mot de Jean-Christophe, l'héroïsme est au même titre une constante de l'œuvre du premier Strauss, celui des poèmes symphoniques : Don Juan, Till l'Espiègle, Don Quichotte, et surtout Une vie de Héros (« Ein Heldenleben »), daté de 1899.

Le titre de cette dernière œuvre attire l'attention : neutre, anonyme, transparent, il semble désigner l'exposé général et abstrait d'une notion, non incarnée. Exemple paradigmatique de la « vie d'un héros », Ein Heldenleben est à la fois un "manifeste" de l'héroïsme straussien et un modèle infiniment adaptable, que tout artiste peut réinterpréter à son gré en l'investissant de nouvelles significations. A la date de 1899, alors que mûrissait en lui le projet de Jean- Christophe, Rolland ne pouvait rester indifférent à la découverte de l'œuvre.

Quel roman, plus que Jean-Christophe, pourrait en effet s'intituler « Une vie de Héros » ? Il y a lieu de penser qu'avec Heldenleben, Rolland a découvert les affinités qui l'unissaient à Strauss avant même qu'il n'en devienne l'ami. La première rencontre entre les deux hommes a

vraisemblablement eu lieu à Berlin, en avril 1899. A cette occasion, Rolland, qui avait déjà connaissance de Heldenleben, a fait part au compositeur de ses impressions sur l'œuvre : « Je lui dis l'impression que m'a faite Heldenleben à Cologne1 », note-t-il dans son Journal, sans plus de

précisions. Le mois suivant toutefois, il écrira à Strauss (c'est la première lettre de toute leur correspondance) pour réitérer son témoignage d'enthousiasme :

Depuis que je vous ai rencontré à Berlin, j'ai vécu tous les jours avec vos pensées, et je crois m'être avancé dans leur intimité. Je veux frayer la voie aux Héros que votre imagination créa, et avec qui mon cœur sympathise.2

L'aveu est remarquable, et nous intéresse au plus haut point. Ces quelques mots attestent que Rolland, dès les premiers temps de sa relation avec Strauss, perçoit entre eux une certaine

1 Note datée d'avril 1899 (R/S, p.118). 2 Lettre à Strauss du 14 mai 1899 (R/S, p.19).

empathie artistique ; la seconde phrase paraît quant à elle l'annonce pure et simple de Jean- Christophe. A cette date, le roman est en pleine gestation et ne va plus tarder à prendre forme. D'après ce qu'indique Rolland lui-même dans la Préface qu'il rédige pour son livre en 1931, on imagine l'impact qu'a pu avoir la découverte de Heldenleben, en 1899 :

Les dix premières années (1890-1900) furent une lente incubation, un rêve intérieur où je m'abandonnais, les yeux ouverts, tout en réalisant d'autres tâches […]. Christophe m'était une seconde vie, cachée aux yeux du dehors, où je reprenais contact avec mon moi le plus profond. […]

Après 1900, entièrement libre et seul avec moi-même, avec mes rêves, mes armées de l'âme, je me lançai résolument sur les flots. (I, 7-8)

Un an avant de se « lanc[er] résolument sur les flots », tandis qu'il « reprenai[t] contact avec [son] moi le plus profond », Rolland méditait les pensées de Strauss et parvenait peu à peu à s'« avanc[er] dans leur intimité ». C'est alors qu'il annonçait, résultat de ses ruminations, son intention de « frayer la voie aux Héros » issus de l'imagination de Strauss... Et dans sa Préface, il enjoint à son personnage, Christophe : « Il faut un héros. Sois-le ! » (I, 11). Il n'est donc pas douteux que le poème symphonique de Strauss ait joué un certain rôle dans la conception du roman de Rolland.

Naturellement, Jean-Christophe n'est en rien une "transcription" littéraire de Heldenleben. Mais il ne fait aucun doute que l'œuvre de Strauss, dont l'esprit est si proche de celui du futur roman, a stimulé l'imagination de Rolland. Cela est d'autant plus vraisemblable que le poème symphonique est dépourvu d'un programme précis et se fond aisément dans le moule de la subjectivité de l'auditeur. Voici ce qu'écrit Rolland, dans son article « Richard Strauss » de 1899, au sujet de l'œuvre :

Avec Heldenleben (Vie de Héros), op. 40, [Strauss] se relève d'un coup d'aile, et atteint jusqu'aux cimes. Ici, point de texte étranger, que la musique s'étudie à illustrer ou transcrire. Une grande passion, une volonté héroïque qui se développe à travers toute l'œuvre, brisant tous les obstacles. Sans doute, Strauss s'est tracé un programme ; mais il me dit lui-même : « Vous n'avez pas besoin de le lire. Il suffit de savoir qu'il y a là un héros aux prises avec ses ennemis. » Je ne sais jusqu'à quel point cela est exact, et s'il ne resterait pas quelques obscurités pour celui qui suivrait sans texte ; mais ce mot de l'auteur semble prouver qu'il a compris les dangers de la symphonie littéraire, et qu'il se rapproche de la musique pure.1

Il est heureux qu'il n'y ait « point de texte étranger », et que le programme de l'œuvre demeure général et abstrait. Cela permet à Rolland d'y voir, en quelque sort, ce qu'il souhaite y voir : « une

grande passion, une volonté héroïque qui se développe à travers toute l'œuvre, brisant tous les obstacles », ou l'image d'un « héros aux prises avec ses ennemis », autant d'éléments constitutifs de Jean-Christophe.

Il est heureux également que Heldenleben ne soit pas une « symphonie littéraire » : en rejoignant le domaine de la musique pure, Strauss laisse libre le terrain de la littérature, que Rolland va s'empresser d'investir. « Ce qui sauve ces symphonies descriptives, c'est qu'avec leur vie littéraire, très diffuse, ils ont une vie musicale, plus logique et plus concentrée. Le musicien tient la bride aux caprices du poète1 », affirme-t-il au sujet de Strauss. Face aux « symphonies

littéraires » de celui-ci, il semble que Rolland ait conçu, avec Jean-Christophe, son « roman musical », dans lequel le poète « tient les brides » aux caprices du musicien refoulé. Nul doute que Jean-Christophe ait pour son auteur les caractères d'une composition musicale : « Avec l'apaisement de l'âge qui tombe sur mon héros, la musique de l'œuvre se fait plus complexe et plus nuancée », explique Rolland dans sa Préface (II, 13 ; c'est nous qui soulignons). C'est le même destin que connaît le héros de Heldenlben, dans les derniers mouvements de l'œuvre, lorsqu'il atteint à « l'achèvement idéal de son âme ».

Dans la suite de l'article, Rolland se penche plus en détail sur la musique elle-même et donne encore d'autres raisons de penser que Heldenleben a pu lui servir de source d'inspiration :

Heldenleben se divise en six chapitres : le héros, les adversaires du héros, la compagne du héros, le champ

de bataille, les travaux pacifiques du héros, sa retraite, et l'achèvement idéal de son âme. C'est une œuvre extraordinaire, enivrée d'héroïsme, colossale, baroque, triviale, sublime. […] A la première exécution, en Allemagne, j'ai vu des gens frémir en l'entendant, se lever brusquement, faire des gestes inconscients et violents. Moi-même, j'ai senti l'étrange ivresse, le vertige de cet océan soulevé […].2

Derrière l'emphase, on devine une sincère adéquation de pensée. La ribambelle d'épithètes dont Rolland affuble Une vie de Héros : « extraordinaire, enivrée d'héroïsme, colossale, baroque, triviale, sublime », s'appliquerait aussi bien à Jean-Christophe, roman à la fois monumental et inégal, héroïque et composite. Lorsqu'il reconnaît avoir senti lui-même « l'étrange ivresse, le vertige de cet océan soulevé » par la musique de Strauss, admet-il ainsi en avoir subi

l'émulation ?

Il est en tout cas certain que le déroulement narratif de Heldenleben correspond, étape par étape, à celui de Jean-Christophe : se succèdent la formation d'un héros, ses luttes face à

1 R/S, p.198. 2 R/S, p.195.

l'adversité, puis son accomplissement dans la paix. C'est cette piste qu'il faudra retenir et

développer, pour étayer l'hypothèse d'un parallèle global entre le poème symphonique de Strauss et le roman de Rolland. Mettre en vis-à-vis les six mouvements d'Une vie de Héros et les dix volumes de Jean-Christophe est déjà parlant :