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II 2 Itinéraire d'un homme nietzschéen

II. 2. a L'éveil d'une spiritualité

Les interrogations existentielles de Christophe le mèneront aux conclusions que l'on sait : « Toujours la pensée de l'Unité. L'Unité des hommes entre eux et avec le Cosmos... » (I, 15) Rolland l'annonce dès la Préface du roman, mais Christophe ne l'accomplira qu'en mourant. Dans l'intervalle, sa pensée chemine. Les questions les plus essentielles : « Qu'est-ce que le monde ? Que suis-je dans le monde ? Que sont les hommes dans le monde ? » ne tarderont pas à se poser : dès les premières pages de « L'Aube », alors que la conscience balbutiante du héros nouveau-né s'éveille à peine, ses rêveries prennent une tournure métaphysique, quoique imagée :

Le balancier de la vie se meut avec lourdeur. L'être s'absorbe tout entier dans sa pulsation lente. Le reste n'est que rêves, tronçons de rêves, informes et grouillants, une poussière d'atomes qui dansent au hasard, un tourbillon vertigineux qui passe et fait rire ou horreur. Des clameurs, des ombres mouvantes, des formes grimaçantes, des douleurs, des terreurs, des rires, des rêves, des rêves... Tout n'est que rêve... - Et, parmi ce chaos, la lumière des yeux amis qui lui sourient, le flot de joie qui, du corps maternel, du sein gonflé de lait, se répand dans sa chair, la force qui est en lui et qui s'amasse énorme, inconsciente, l'océan bouillonnant qui gronde dans l'étroite prison de ce petit corps d'enfant. Qui saurait lire en lui verrait des mondes ensevelis dans l'ombre, des nébuleuses qui s'organisent, un univers en formation. Son être est sans limites. Il est tout ce qui est... (I, 27)

Comme on le voit, l'enfant Christophe a déjà une indéniable conscience ontologique : « L'être s'absorbe tout entier », « Son être est sans limites. Il est tout ce qui est », etc. Il ne ressemble guère à Zarathoustra qui, « écrasé par l'énigme de la nature », cherche « un refuge dans la foi » : rien n'est une énigme pour Christophe, puisqu'il est le monde tout entier. La foi lui est par conséquent inutile. De fait, le personnage semble plus proche du panthéisme rollandien que d'autre chose : la « pulsation lente » du « balancier de la vie » évoque le « Rythme », le « grand souffle éternel » que Christophe rejoindra en mourant (I, 15) ; quant à son « il est tout ce qu'il est », on y voit les prémisses de « l'Unité des hommes […] avec le Cosmos » (I, 12). Christophe est-il déjà panthéiste, au sens rollandien du terme ? Oui, à condition de "retourner" son être, comme un gant, de l'intérieur vers l'extérieur.

Car enfin cette totalisation de l'univers dans une seule conscience humaine est aux antipodes de l'unité cosmique prêchée par l'auteur : l'homme n'a pas à absorber l'être en lui, mais tout au contraire à se fondre dans l'être ; l'Univers ne connaît pas de « prison », surtout pas celle d'un

« petit corps d'enfant ». « Le silence des espaces infinis entoure l'agitation humaine ; elle s'y perd comme une pierre dans l'eau », affirme Rolland (I, 15). Pour Christophe, les « espaces infinis » ne sont que « rêves », « chaos », « ombres » et « terreurs » dont il est hermétiquement protégé par sa plénitude intérieure. Et, puisque l'« eau » est en lui (« l'océan bouillonnant qui gronde »), il ne risque guère de s'y noyer. Christophe se referme sur lui-même et sur la densité de son être, quand il devrait s'ouvrir pour dissoudre celui-ci dans la substance éthérée de l'univers.

C'est qu'il se mure pour l'instant dans un hyper-individualisme qui le rapproche de Strauss et de son nietzschéisme. Son cas est bien sûr différent : sa spiritualité ne fait que s'éveiller, et sa conscience, déjà nette, d'un univers totalisé (en lui) lui permettra plus tard de transcender son individualisme en projetant cette totalité en-dehors de lui. Strauss, pour sa part, confond son univers intérieur avec le monde extérieur, et c'est là son péché d'orgueil :

Dem Deutschen gehört die Welt (A l'Allemand appartient le monde), disent tranquillement les gravures étalées aux vitrines de Berlin. - Arrivé à ce point, l'esprit commence à délirer. […] L'idéaliste à qui

« appartient le monde » est facilement sujet au vertige. Il était fait pour régner sur son monde intérieur. Les tourbillon des images extérieures qu'il est appelé à gouverner l'affole. Il en vient à divaguer comme un César. A peine parvenue à l'empire du monde, l'Allemagne a trouvé la voix de Nietzsche et de ses artistes hallucinés du Deutsches Theater et de la Secession. Voici maintenant la grandiose musique de Richard Strauss.1

Un tourbillon d'images affolantes, génératrices de vertige : Christophe perçoit également le monde extérieur en ces termes. Mais pour lui, tout cela garde une inconsistance onirique (« des rêves, des rêves... »), de sorte qu'il s'en tienne sagement à « régner sur son monde intérieur », contrairement à Strauss et aux « artistes hallucinés » de l'Allemagne nietzschéenne. Rolland parlait déjà de « vertige », un an avant son article de 1899, pour désigner cette fièvre de l'esprit allemand : « J'ai idée que l'Allemagne ne gardera pas longtemps l'équilibre de la toute-puissance. Le vertige souffle dans son cerveau. Nietzsche, R. Strauss, [etc.]2 ». L'image est encore plus

sinistre, puisque l'Allemagne intériorise (« dans son cerveau ») le vertige qui, chez Christophe, n'est qu'une caractéristique objective du monde extérieur (« un tourbillon vertigineux qui passe »). Christophe s'apparente à un autre génie allemand, à l'esprit aussi tourmenté mais plus sain que celui des nietzschéens modernes, Beethoven :

Tout génie, si l'on veut, délire ; mais le délire d'un Beethoven se concentre en lui-même et crée pour sa 1 Article « Richard Strauss » de 1899 (R/S, p.199).

propre joie.1

Le même sentiment, à peu de choses près, est donné à Christophe lorsqu'il éprouve, « parmi ce chaos, la lumière des yeux amis qui lui sourient, le flot de joie qui [...] se répand dans sa chair, la force qui est en lui », etc. Mais cet état primitif de la conscience de Christophe correspond à l'époque bénie de l'enfance et de son innocente pureté. Le personnage est encore à un stade pré- culturel de son évolution ; le meilleur (conscience d'un univers intérieur totalisé) et le pire (perception angoissée d'un monde extérieur étranger) sont déjà en lui : autonome, l'enfant se réfugie prudemment dans son intériorité, mais dès lors que l'influence corruptrice de son milieu culturel aura induit en lui un désir de domination, « l'équilibre de la toute-puissance » sera rompu. Ce n'est qu'en se convertissant au panthéisme, c'est-à-dire en inversant son instinct de domination de l'univers en désir de communion avec cet univers, qu'il pourra se sauver. Mais il n'en est pas encore là, et il lui reste à traverser bien des étapes dans son itinéraire spirituel.

La deuxième phase de son évolution consiste à « perdre la foi » tout en prenant conscience de l'ineffable immensité de l'univers extérieur. On se demande du reste comment Christophe a jamais pu avoir la foi : ce nietzschéen en puissance était destiné au paganisme, en attendant de se convertir sur le tard au panthéisme rollandien. De fait, il n'a au début de sa vie qu'une foi embryonnaire ; il suffira d'une brusque révélation pour la tuer dans l'œuf. Son rapport à Dieu, dans « L'Adolescent », est décrit ainsi :

Christophe se trouvait, à l'égard de la religion, dans un état assez étrange : il ne savait pas dans quel état il se trouvait. Il n'avait jamais eu le temps d'y songer sérieusement. […] Au fond, il était trop religieux pour penser beaucoup à Dieu. Il vivait en Dieu, il n'avait pas besoin d'y croire. […] Celui qui porte en lui le soleil et la vie, qu'irait-il les chercher hors de lui ? (I, 237)

« Il était trop religieux pour penser beaucoup à Dieu » : ce faux paradoxe est la définition même du panthéisme chrétien de Rolland, communion directe avec Dieu et l'Univers sans la médiation d'aucune « croyance ». Le plus religieux est celui qui n'a pas besoin de croire. Pour Christophe, le moyen le plus sûr d'atteindre Dieu est donc de renoncer à la croyance ; mais il commencera par renoncer à Dieu. Dans « L'Adolescence », il engage une discussion théologique avec Leonhard Euler, le fils de la famille chez qui lui et sa mère sont hébergés, un jeune garçon se destinant à entrer dans les ordres. Christophe envie au départ la foi paisible et inébranlable de Leonhard, mais il va peu en peu prendre conscience de la bassesse qu'elle dissimule :

Christophe, en l'écoutant parler, perçait l'égoïsme de cette foi. […] [Il] l'écoutait en silence, avec une hostilité croissante. Il sentait chez Leonhard l'hypocrisie de ce renoncement. […]

Leonhard, tout heureux, exposait maintenant la beauté et l'harmonie du monde, vu du haut de son perchoir divin : en bas, tout était sombre, injuste, douloureux ; d'en haut, tout devenait clair, lumineux, ordonné, le monde était semblable à une boîte d'horlogerie, parfaitement réglée...

Christophe n'écoutait plus que d'une oreille distraite. Il se demandait : « Croit-il, ou croit-il qu'il croit ? » Cependant sa propre foi, son désir passionné de foi n'en étaient pas ébranlés. Ce n'était pas la médiocrité d'âme et les pauvres arguments d'un sot comme Leonhard, qui pouvaient y porter atteinte...

Bon chrétien, Leonhard tient un discours proche par certains aspects de celui de Rolland : « l'harmonie du monde », « semblable à une boîte d'horlogerie, parfaitement réglée », n'est pas sans rappeler le « Rythme » et le « grand souffle universel » qu'évoque l'auteur dans la Préface du roman. Mais la foi de Leonhard n'est qu'un renoncement égoïste et hypocrite, semblable à celui du héros nietzschéen créé par Strauss ; Rolland écrivait dans son article de 1899 : « Nietzsche, parlant des artistes de notre temps, sourit de “ces Tantales de la volonté, ennemis des lois et révoltés, tous venant enfin se briser et s'écrouler aux pieds de la croix du Christ”1 ».

De Christophe et de Leonhard, le plus nietzschéen est sans doute le second. C'est celui-ci qui, tel Zarathoustra, trouve « refuge dans la foi » après avoir été vaincu par « l'énigme de la nature ». Son tort a été de séparer Dieu et le monde, en demandant à l'un de le protéger de l'autre. Par réaction, Christophe va résolument s'engager sur la voie inverse et nier Dieu pour posséder le monde : c'est commettre l'erreur opposée. Dans une perspective panthéistique, l'absolu ne peut être atteint que par la synthèse des points de vue de Christophe et de Leonhard. Mais le premier est en meilleure voie que le second pour y parvenir :

La nuit descendait sur la ville. […] Les cloches se mirent à sonner : la plus aigüe d'abord, toute seule, […] puis la seconde, une tierce au-dessous […] ; enfin vint la plus grave, à la quinte, qui semblait leur donner la réponse. Les trois voix se fondirent2. […] L'air et le cœur tremblaient. Christophe, retenant son

souffle, pensait combien la musique des musiciens est pauvre auprès de cet océan de musique, où grondent des milliers d'êtres […]. Il se perdait dans cette immensité sonore, sans rivages et sans bornes...

1 R/S, p.200.

2 On croirait volontiers que les cloches, malgré des indications un peu ambigües (la troisième cloche sonne-t-elle à la quinte de la première ou de la seconde ? A la quinte supérieure ou inférieure ?), donnent les trois notes de l'accord parfait tonal : tonique, tierce, quinte. Christophe entendrait donc ni plus ni moins que l'ouverture d'Ainsi parlait

Zarathoustra : la fanfare trois fois répétées par les cuivres, qui fait entendre l'accord parfait d'ut, en mineur puis en

majeur (do – sol – do – mi bémol ; do – sol – do – mi bécarre), est symbole de la plénitude et de la perfection de l'Univers, tout comme le concert de cloches (« cet océan de musique, où grondent des milliers d'êtres »). Non que Rolland ait forcément songé ici à la musique de Strauss ; mais l'idée d'une totalisation par les sons de l'infini du Cosmos se retrouve chez l'un et chez l'autre.

Et quand le puissant murmure se fut tu, quand ses derniers frémissements se furent éteints dans l'air, Christophe se réveilla. Il regarda, effaré, autour de lui... Il ne reconnaissait plus rien; Tout était changé autour de lui, en lui. Il n'y avait plus de Dieu...

De même que la foi, la perte de la foi est souvent, elle aussi, un coup de la grâce, une lumière subite. […] Brusquement, tout s'écroule. On est seul, on ne croit plus.

Christophe épouvanté ne pouvait comprendre pourquoi, comment cela s'était produit. C'était, comme au printemps, la débâcle d'un fleuve... […]

Le trouble ne venait pas du dehors. Le trouble était en lui. Il sentait s'agiter dans son cœur des monstres inconnus, et il n'osait pas se pencher sur sa pensée, pour voir son mal en face... Son mal ? Était-ce un mal ? Une langueur, une ivresse, une angoisse voluptueuse le pénétraient. Il ne s'appartenait plus. En vain il tâchait de se raidir dans son stoïcisme d'hier. Tout craquait d'un coup. Il avait la sensation soudaine du vaste monde, brûlant, sauvage, incommensurable... le monde qui déborde Dieu !...

Ce ne fut qu'un instant. Mais tout l'équilibre de sa vie ancienne en fut désormais rompu. (I, 242-244)

Aussi subitement que Claudel avait trouvé la foi « près du deuxième pilier, à droite » dans le chœur de Notre-Dame, Christophe la perd « sur un banc tranquille, dans la galerie du cloître de Saint-Martin » (I, 239). Cette crise spirituelle marque le début d'une nouvelle phase de son existence, pour le meilleur ou pour le pire. De quel côté va-t-il pencher, justement ?

Cette perte de Dieu ressemble d'une part au renoncement du héros straussien, écœuré par la vanité de sa propre lutte. « Brusquement, tout s'écroule. On est seul, on ne croit plus » :

Christophe se rend compte que sa quête de Dieu était sans but. Cruelle déconvenue, comme celle du héros nietzschéen : « Cette volonté âpre et tendue, à peine arrivée au but, ou même avant, défaille. […] Tout cet étalage de volonté surhumaine, pour aboutir au renoncement, au “Je ne veux plus !“1 ». Pourtant, la compensation est de taille : Christophe découvre un monde aux

dimensions infinies, libéré des entraves de Dieu (le « vaste monde […] incommensurable... le monde qui déborde Dieu »), au point qu'il éprouve l'« ivresse » caractéristique de l'artiste nietzschéen (tel Strauss) assoiffé de puissance et de domination.

D'autre part, la voie est ouverte au panthéisme : dans son extase auditive, Christophe entrevoit une « immensité sonore, sans rivage et sans bornes », et s'y perd, tout comme dans la Préface de Jean-Christophe l'« agitation humaine » se perdait dans « le silence des espaces infinis ». Ici le silence, là l'« immensité sonore ». Est-ce contradictoire ? Nullement : l'un et l'autre ont le

caractère de l'infini, synthèse ultime au sein de laquelle son et silence, plein et vide ne font qu'un. Dans la grande unité cosmique, les contraires n'ont pas la place de s'opposer ; ils se complètent. Si l'univers entrevu par Christophe « déborde Dieu », c'est que ce Dieu n'était pas le bon : il était nécessaire à Christophe de rejeter cette fausse divinité, carcan des esprits faibles. Le moment

venu, il retrouvera le Dieu qu'il cherchait.

Mais pour l'heure, il choisit un paganisme radical : face à Leonhard qui trouve « refuge dans la foi », cet autre Zarathoustra qu'est Christophe va « se révolter contre les pensées ascétiques » et « se lancer follement dans les passions ». Incapable de retrouver son « stoïcisme d'hier », il se sent appelé par le monde « brûlant, sauvage » qui s'ouvre devant lui. C'est ici qu'il devient, temporairement, un véritable homme nietzschéen. Il a déjà l'intuition du panthéisme, et, à terme, il y reviendra. Mais la sagesse requise lui fait encore défaut.