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Le personnage de Christophe, sans être Strauss, cristallise nombre d'aspects de la figure straussienne dont il est en quelque sorte le dépositaire. En tant que musicien allemand dont la vie s'étend approximativement de la fin du XIXe au milieu du XXe siècle (le « représentant héroïque de cette génération qui va d'une guerre à l'autre de l'Occident : de 1870 à 1914 », dit Rolland - I, 12), Christophe appelle naturellement à lui des caractères de Strauss, que Rolland perçoit comme l'incarnation de l'âme musicale allemande du temps. Christophe est un cousin littéraire de

Strauss, l'un et l'autre étant nés d'une même nation, d'une même époque artistiques.

De fait, on observe déjà des caractères empruntés à Strauss chez le membres de la famille de Christophe. Son père et son grand-père assument avant lui cette parenté avec Strauss :

« Melchior et Jean-Michel, tous deux hauts et larges […] mangeant bien, buvant sec, faisant grand bruit » (I, 23), tiennent beaucoup de l'homme que Rolland reçoit chez lui à déjeuner, en mars 1900 : « Très grand, et les épaules larges, […] plutôt peuple et sans façon », qui « se bourre » à table avec peu de retenue1.

Le plus significatif est toutefois que cette famille soit musicienne (« musiciens de père en fils et connus des musiciens de tout le pays » - I, 22). C'est essentiellement à ce titre que les Krafft vont pouvoir ressembler à Strauss : « Melchior était violon au Hof-Theater » (ibid.), détail biographique que le père de Christophe partage avec Franz Strauss, père de Richard, dont Rolland signale qu'il était « virtuose renommé », « premier cor à l'orchestre royal2 ». Quant au

grand-père de Christophe, chef d'orchestre, il « était devenu légendaire par sa stature athlétique et par ses accès de colère », « était pris brusquement par des impatiences folles, non seulement aux répétitions de l'orchestre, mais en plein concert, où il lui était arrivé […] de trépigner comme un possédé » (I, 42) : Rolland ne décrivait pas Strauss autrement dans son Journal, en 1898, lorsqu'il observait en lui « une surexcitation morbide […] qui secoue la musique et le musicien » et dépeignait « son grand corps […] frappé à la fois d'hémiplégie et de danse de Saint-Guy, […] ses jambes en dedans, frappant du pied l'estrade3 ».

Les visiteurs accueillis dans la maison familiale contribuent pour leur part à esquisser

l'image vivante d'une certaine vulgarité allemande, dont Rolland s'est fait le théoricien. Si Strauss est lui-même affecté de ce mal, son génie l'élève toutefois au-dessus de la mesquinerie où tombe

1 Journal de Rolland, note du 1er mars 1900 (R/S, p.128-129). 2 Article « Richard Strauss » de 1899 (R/S, p.181).

en général l'Allemand moyen ; c'est à ce dernier que s'apparentent les visiteurs du foyer Krafft. Pour autant, Strauss ne semble jamais bien loin : dans les premiers temps de sa relation avec lui (entre 1898 et 1900), Rolland le présentait comme la figure inspiratrice, par sa grandeur même, du mauvais goût et la grossièreté allemandes : « Rien ne peut être plus dangereux pour les Allemands qu'un grand homme comme Strauss. Car il achèvera de les affoler1 », confiait-il à son

Journal. Les amis de la famille Krafft portent les traces de cette néfaste influence.

A la maison venaient les amis de Melchior, pour la plupart musiciens de l'orchestre, buveurs et célibataires ; ils n'étaient pas de mauvaises gens, mais vulgaires ; ils faisaient trembler la chambre de leurs rires et de leurs pas. Ils aimaient la musique, mais en parlaient avec une bêtise révoltante. La grossièreté indiscrète de leur enthousiasme blessait à vif la pudeur de sentiment de l'enfant. Quand ils louaient ainsi une œuvre qu'il aimait, il lui semblait qu'on l'outrageait lui-même. Il se raidissait, blêmissait, prenait un air glacial, affectait de ne pas s'intéresser à la musique ; il l'eût haïe, si c'était possible. […]

Parfois ils chantaient ensemble de ces chants germaniques […] qui, toujours semblables à eux-mêmes, s'avancent lourdement, avec une niaiserie solennelle et de plates harmonies. Christophe se réfugiait alors dans la chambre la plus éloignée et injuriait les murs. (« Le Matin » ; I, 123).

Rolland avait assisté lui-même à une telle fête de la médiocrité en voyant Strauss diriger un concert au Musikfest de Düsseldorf, en mai 1899. Il remarquait déjà cette « niaiserie solennelle » teutonne : « les Allemands trop respectueux devant quantité de choses : devant leur verre à boire, devant leur barbe, devant eux-mêmes ; on voit des imbéciles qui se traitent couramment en Excellences2 ». De cette effusion de mauvais goût, Strauss n'était pas peu responsable : « Les

lieder de Strauss sont assez faibles […]. Les Allemands se pâment. Quand ce terrible héros veut livrer son cœur amoureux, c'est un enfant, un peu banal et très sentimental3 ». Rolland érigeait le

compositeur en icône de cette vulgarité, une icône elle-même épargnée par sa propre grandeur, mais qui exerce sur les foules peu avisées une émulation dangereuse. L'"esprit" de Strauss fait donc ici sentir sa présence, sans s'incarner dans un quelconque personnage (par leur « bêtise révoltante », les protagonistes de la scène ne font que dégrader la musique, en quoi ils ne sont pas Strauss...).

De qui tient Christophe lui-même, écœuré par le spectacle, « blessé à vif » dans sa « pudeur de sentiment » ? Assurément pas de Strauss, lui non plus. Il y a lieu de croire qu'ici, Rolland s'est projeté dans son personnage : la manière dont celui-ci, enfant vulnérable au milieu d'adultes déchaînés, se retranche dans son intériorité pour contenir sa colère, rappelle la situation de

1 Note du 20 mai 1899 (R/S, p.127). 2 Ibid.

l'auteur au sein du public de Düsseldorf : « Comment moi, Français, j'ai l'air concentré, sérieux, tout en dedans, un peu écrasé, au milieu de ces Allemands expansifs et bruyants. Les rôles sont changés par la victoire1 », écrivait-il. En tant que Français en Allemagne, mis en posture

d'infériorité par les circonstances historiques (en cette fin du XIXe siècle), il s'identifie curieusement à l'enfant fragile qu'est son personnage, investi d'un génie encore embryonnaire mais qui le place infiniment au-dessus des adultes médiocres assemblés autour de lui. Sans doute éprouvait-il un sentiment proche lorsqu'en mars 1900, au cours d'un déjeuner avec Strauss où celui-ci faisait étalage de son culte inconditionnel pour la force, il tentait sans grand succès de lui faire nuancer son point de vue :

- Mais si ces forts n'étaient forts qu'en apparence, s'il y avait dans ces faibles une force morale supérieure à leurs vainqueurs, et peut-être une source de génie, même de génie artistique, plus vivante qu'en ce colosse […] au cœur médiocre et moribond ?

- « Vous avez peut-être raison, je crois que vous avez raison ; mais j'aime mieux penser ce que je pense » [répond Strauss]2.

Les premiers tomes de Jean-Christophe recèlent donc la figure straussienne, diffusée dans l'espace biographique du personnage de Christophe (sa famille, son paysage culturel) plutôt que restituée telle quelle en lui. Pour l'heure, les aspects empruntés à Strauss sont les plus négatifs : son exubérance, son fond de mauvais goût et de vulgarité qu'excuse seul son génie, etc.

Rappelons-le encore une fois, ces attributs (peu flatteurs) ne sont pas empruntés à Richard Strauss en tant qu'homme objectif et singulier, dans sa complexe réalité : ils proviennent de la figure littéraire que créent de lui les écrits personnels de Rolland.

D'un aspect isolé de la personnalité de Strauss est tirée une essence médiocre, représentative de l'Allemagne décadente qui sert de cadre à l'enfance formatrice de Christophe. Elle lui servira ensuite de repoussoir dans « La Révolte », épisode manifestement inspiré, comme on l'a vu, par les circonstances particulières de la relation entre Strauss et Rolland lors de l'été 19053.

Christophe à ce moment-là s'insurge contre l'Allemagne "straussienne" où il a grandi ; il fallait donc dans les tomes précédents donner à cette Allemagne le caractère "straussien" qui motiverait sa révolte.

1 R/S, p.126.

2 Note du 1er mars 1900 (R/S, p.129-130). 3 Voir p.18 et suivantes.

A force d'imprégner l'espace biographique de Christophe, la personnalité de Strauss finira d'ailleurs par déteindre sur le personnage lui-même. Assez vite, Christophe va ressembler à Strauss, que cela soit par "mimétisme familial", par atavisme national, ou simplement parce qu'il tient ce caractère en propre. Cela se révélera en particulier dans sa relation avec son ami Otto, bref mais intense épisode du volume « Le Matin ». On a déjà vu que l'amitié, plus tardive, de Christophe avec Olivier pouvait figurer celle de Strauss et Rolland1 : un musicien allemand et un

homme de lettres français dont l'entente se fonde sur la complémentarité même de leurs

caractères. Otto préfigure discrètement Olivier par le contraste qu'il crée avec Christophe, mais leur amitié va justement pâtir de cette disparité ; de plus il est peu probable que Rolland se soit identifié à lui. L'amitié de Christophe et Otto rappelle celle de Strauss et Rolland, surtout parce que Christophe s'y montre pareil à Strauss.

La rencontre des deux adolescents a lieu sur le pont d'un bateau parcourant le Rhin (fleuve- frontière de l'Allemagne et de la France, premier symbole de l'union de Rolland et de Strauss ?). La dialogue s'engage par hasard, quand Otto trouve l'occasion de manifester son érudition sur l'histoire locale (par analogie, on songe à toutes les fois où Rolland a tenté d'ouvrir Strauss à la musique ancienne...) :

Christophe, intéressé, le questionna. L'autre se hâtait de répondre, heureux de montrer sa science ; et, à chaque phrase, il s'adressait à Christophe, en l'appelant : « Monsieur le Hofviolonist. »

« Vous me connaissez donc ? demanda Christophe.

- Oh ! Oui ! » dit le jouvenceau, d'un ton de naïve admiration, qui chatouilla la vanité de Christophe. Ils causèrent. Le jeune garçon voyait Christophe aux concerts ; et son imagination avait été frappée par ce qu'il avait entendu raconter de lui. (I, 153)

On retrouve ce que furent les premiers contacts entre Rolland et Strauss : le futur auteur de Jean-Christophe découvrait le jeune compositeur allemand lors d'un concert qu'il dirigeait, en 1898, et allait vite devenir un de ses premiers propagandistes en France. L'enthousiasme dont il se prend à son égard est comparable à celui qu'éprouve Otto, dont « l'imagination avait été frappée » par Christophe ; Rolland écrit en effet à Strauss, peu après leur première rencontre : « Depuis que je vous ai rencontré à Berlin, j'ai vécu tous les jours avec vos pensées, et je crois m'être avancé dans leur intimité2 ». Rolland et Otto conçoivent une même admiration abstraite,

en pensée, pour le musicien qu'ils ne connaissent encore véritablement qu'à distance. Quant à Strauss, on peut dire qu'il trahit la même « vanité chatouillée » que Christophe lorsqu'il écrit à

1 Voir pp. 57 à 63.

Rolland pour le remercier de l'article qu'il vient de publier à son sujet :

Je ne sais pas […] si je vous ai déjà remercié pour votre article extrêmement beau, plein d'âme et si véridique, qui a paru dans la revue. Je le crois bien. Sinon, recevez aujourd'hui l'assurance que jamais encore une étude critique de ma personnalité et de mes œuvres ne m'a touché d'une façon aussi bienfaisante.1

Revenons à la rencontre de Christophe et Otto. Les deux jeunes gens se retrouvent bientôt attablés ensemble à l'auberge, où ils ont l'occasion de faire plus ample connaissance. Une certaine empathie ne tarde pas à s'établir entre eux :

[Christophe] raconta les difficultés de sa vie ; et Otto, sortant de sa réserve, avoua qu'il n'était pas heureux non plus. Il était faible et timide, et ses camarades en abusaient. […] Otto était également incompris des siens. Christophe connaissait ce malheur ; et ils s'apitoyèrent sur leurs communes infortunes. (I, 155)

Isolés de la société comme deux artistes incompris, les nouveaux amis se trouvent là une première affinité. Rolland éprouvait le même sentiment lorsqu'il rencontrait Strauss à Berlin en avril 1899, au commencement de leur relation :

De la timidité enfantine et involontaire […] ; mais on sent par-dessous un orgueil froid, volontaire, indifférent ou méprisant pour la plupart des choses et des gens, et qui doit s'en vouloir, dans la solitude, de ne s'être pas montré davantage, d'avoir plié une fois de plus dans la conversation sous les conventions mondaines. (Un peu ce que je suis moi-même.)2

Il est intéressant d'observer qu'Otto et Christophe prennent connaissance l'un de l'autre

exactement comme l'avaient fait Rolland et Strauss quelques années avant l'écriture du roman : surmontant d'apparents clivages entre eux, le premier conçoit pour le second, musicien plein d'avenir, une admiration qui ne laisse pas celui-ci insensible, puis ils se trouvent des points communs inattendus. On se gardera toutefois de pousser l'analogie jusqu'au bout : l'entente des deux personnages est favorisée par l'insouciance naïve de leur jeunesse, à l'inverse des premiers rapports de Rolland et Strauss qui furent sans doute légèrement guindés ; par ailleurs, l'amitié de Christophe et Otto se changera vite en un amour candide et exalté difficilement comparable à la relation des deux artistes réels...

1 Lettre à Rolland du 27 juillet 1899 (R/S, p.20). 2 Journal de Rolland (R/S, p.118-119).

Il reste à voir comment Christophe montre ses premières ressemblances de caractère avec Strauss. C'est aux yeux d'Otto qu'elles apparaîtront, raison de plus pour assimiler le point de vue du personnage à celui de Rolland, puisque les traits straussiens de Christophe sont précisément ceux que l'auteur percevait chez Strauss. L'amitié passionnée qui unit Christophe et Otto finit par se dégrader, chacun prenant alors conscience des travers de l'autre sur lesquels il avait jusqu'ici fermé les yeux. Voici comment Christophe est perçu par Otto :

Leurs défauts à tous deux apparaissaient en pleine lumière. Otto trouvait moins de charme à

l'indépendance de Christophe. Christophe était, en promenade, un compagnon gênant. Il n'avait aucun souci du savoir-vivre. Il se mettait à l'aise, enlevait sa veste, ouvrait son gilet, entre-bâillait son col […]. Il causait bruyamment, disait tout ce qui lui passait par la tête, traitait Otto avec une familiarité révoltante ; il

exprimait les opinions les plus dénuées de bienveillance sur le compte des personnages connus de tous […], ou bien, il entrait dans des détails intimes sur sa santé et sa vie domestique. [...] [Otto] trouvait Christophe grossier ; il ne comprenait pas comment il avait pu être séduit par lui. (I, 168-169)

On a là un condensé de tous les aspects déplorables de la personnalité de Strauss que Rolland avait observés en mars 1900, à l'occasion d'un passage du compositeur à Paris. Nul doute que Rolland, à cette date, n'avait pas encore dans le regard l'indulgence amicale qu'il aurait plus tard à l'égard de Strauss. Mais il est vrai qu'il rédige « Le Matin » en 1903, alors qu'il n'a plus vu le compositeur depuis 1900, et que ces impressions mitigées qu'il a eues sur sa personne sont les dernières.

Recevant Strauss à déjeuner chez lui, Rolland le trouve « plutôt peuple et sans façon » et observe qu'il « se tient fort mal à table1 ». Quelques jours plus tard, il décrit ainsi sa tenue

vestimentaire : « Il est mal mis avec une redingote beaucoup trop courte, qui se relève par- derrière ; et ses longues jambes ont l'air de flageoler2 ». De là viennent certainement le peu de

savoir-vivre et l'inélégance de Christophe. Sa propension à médire de personnages respectés est probablement elle aussi héritée de Strauss, qui face à Rolland dénigre Haendel et Brahms3, de

même que son habitude d'« entrer dans des détails intimes sur sa santé », illustrée par Strauss de cette manière dans les rues de Paris : « il n'a pas fait dix pas qu'une colique le reprend, et il me dit avec une grimace, sur le boulevard : “Non, je crois qu'il est plus prudent d'aller se coucher. Il faut faire reposer le bonhomme” (en parlant de son estomac)4 ».

1 Note du 1er mars 1900 (R/S, p.129). 2 Note du 5 mars 1900 (R/S, p.135).

3 « Bien curieux, son mépris de Haendel, où il ne voit […] qu'une danse d'éléphants » (R/S, p.131) ; « Il trouve que Joachim est un bon violoniste, et que Brahms a de la dignité, […] mais […] qu'il est ridicule de les exalter comme on a fait » (R/S, p.140).

Ainsi est-ce à partir de sa rencontre avec Otto que Christophe commence, pour le meilleur ou pour le pire, à ressembler à Strauss... La ressemblance n'est bien sûr que partielle ou

superficielle, d'autant plus qu'à l'époque où Rolland écrit ces pages (1903), il n'a pas encore beaucoup fréquenté Strauss. Qui plus est, Christophe et Otto1 sont deux jeunes garçons encore

immatures, unis par une amitié infantile ayant peu à voir avec celle qui lie les deux hommes. Néanmoins, le caractère straussien qui jusque là imprégnait le milieu culturel où vivait

Christophe vient d'investir le personnage lui-même : c'est que Christophe, en s'acclimatant à cet univers, se définit comme un véritable musicien allemand.

1 Deux détails permettent d'imaginer quelles ont pu être les origines du personnage d'Otto. En avril 1899 à Berlin, Rolland rencontrait un critique musical, nommé Otto Lessmann : « homme très affairé, qui me donne la lettre d'introduction auprès de Strauss, qu'il admire beaucoup » (R/S, p.120). Si l'on tient à comparer Otto à Rolland, on peut se souvenir que Christophe le retrouvera plus tard... à Paris, dans « La Foire sur la Place ».