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Chapitre 4 : Le paradigme du don

4.4 Le symbolique

Pour accomplir son objectif de décrypter la pensée collective, Durkheim pose l’aspect religieux comme étant le plus révélateur de la vie sociale et la réalité collective comme la seule capable de produire des symboles, parce que si le symbole était le produit d’images individuelles, il ne pourrait pas avoir d’unité interne. Conçu comme un emblème, le symbole porte un contenu

représentatif qui peut être naturellement lié à une réalité. Chaque symbole est socialement et

séparément constitué comme entité signifiante. Mais comment la réalité sociale produit-elle le symbole ? D’une part, Durkheim met en relation de subordination le symbole par rapport à la

représentation. Le symbole est conçu comme une force extérieure et supérieure aux individus. Les emblèmes, produits par les forces collectives, « demeurent comme des choses sacrées, qui

fixent les frontières des groupes et sont le miroir de leur identité » ( Tarot, 1996 ). Le symbole

représente ainsi la société. D’autre part, il suppose l’incapacité des consciences individuelles à produire des symboles. Les racines du vécu des sociétés sont inconscientes aux agents. Ils les subissent sans les connaitre et les reconnaitre. Mais cette soumission de l’individuel au social implique une bifurcation entre les deux qui théoriquement débouche sur une contradiction. Pour s’en rendre compte, on pourrait tout simplement se demander d’où vient le social ?!

L’organisation complexe et dynamique du langage de la magie met en évidence le modèle d’un système symbolique qui permet à Mauss d’éclairer la question. Il entend la magie comme un tout dont les parties ( les choses et les êtres ) ont des rapports de signification entre elles intégrant « un réseau de correspondances socialement déterminées » 12. Pour comprendre cette notion de

système, Mauss [ 1966 ], cité par Karsenti ( 1996 : 67 ), propose un exemple du rapport entre plusieurs signes dans l’attribution des propriétés magiques : l’urine guérit la fièvre non pas parce que l’urine guérit la fièvre, mais parce qu’elle représente le liquide de Çiva qui est le dieu de la fièvre. C’est la relation entre les éléments qui est déterminante et non pas le caractère même de chaque terme.

Il partage l’idée que ce sont les forces collectives qui produisent les phénomènes magiques, mais leur manifestation concrète relève d’un mouvement diffus des forces collectives et individuelles. On ne peut donc pas parler d’une objectivation 13 du symbole parce que celui-ci

deviendrait une unité fixe. Le symbole varie en fonction de l’interprétation individuelle ( proposée par le magicien ) et acceptée par la société. Avec Mauss on comprend que ce qui donne du sens au symbole ce n’est pas le magicien ( ou le prophète ) lui-même mais l’autorisation que la société lui confère de remplir les fonctions de magicien ( ou de prophète ).

Quant au penchant de Durkheim pour la religion et de Mauss pour la magie dans l’étude du symbolisme, il nous semble que Mauss a eu recours à des phénomènes plus anciens. En effet, un

LES ENJEUX SOCIO-ÉCONOMIQUES DE L’ENSEIGNEMENT PLURILINGUE EN MILIEU RURAL EN COLOMBIE : Le cas de l’Oriente d’Antioquia. B. VILLA

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12 Bruno Karsenti ( 1996 : 66 ).

13 Ce n’est pas parce que le symbole représente le social qu’il est porteur de signification pour les consciences

survol des textes sacrés peut s’avérer révélateur de la place considérable que prend la pensée magique au sein des peuples. Pour se donner une idée, nous citerons l’exemple de Sara, fille de Ragouël, future épouse de Tobie, tourmentée par un démon qui tue ses époux durant la première nuit des noces ; celui des Arabes qui, avant le Prophète, vénèrent des fétiches qui les protègent ; ou encore aujourd’hui dans des sociétés profondément croyantes et pratiquantes, de nombreux exemples sur des superstitions qui s’hybrident avec la foi religieuse. Dans la tradition judaïque le sel représente à la fois l’alliance et la fidélité, la malédiction et la stérilité. Pour le peuple du Département d’Antioquia en Colombie, il représente d’une part la foi chrétienne et d’autre part, le malheur en cas d’épuisement ou de renversement, et la rivalité en cas de demande de dépannage. La croyance populaire dit que ce sont les sorcières qui demandent du sel à leurs voisins.

D’après Mauss ( 1950 : 135 ) 14, la magie est la plus ancienne des techniques. Elle permet le

passage d’une vertu mystique à une vertu mécanique. La magie donne naissance à la médecine, à la pharmacie, à l’astrologie et à l’alchimie. Ces deux dernières étaient même considérées comme des physiques appliquées en Grèce. Il ne s’agit que de la mise au point d’une technique de transformation par un processus chimique, comme par exemple du fer à l’outil, de l’argile à la céramique, de la plante à l’onguent, etc.

Dans le symbolisme, c’est donc le social lui-même qui s’affirme, non pas directement comme source de pouvoir physique, mais avant tout comme affectation générale de signification aux choses et aux êtres dont il rend possible l’action.

( Karsenti, 1996 : 65 )

En Colombie, l’homme qui se balade toujours avec un serpent sur l’épaule, le « culebrero », est un personnage commun que l’on retrouve sur la place du village ou dans le centre de la ville. Ce guérisseur nomade est une sorte de sorcier qui grâce à sa connaissance des vertus des espèces naturelles et à son éloquence, transmet les compositions et les applications des remèdes qui mystérieusement guérissent les maux physiques et les mauvais sorts que la médecine traditionnelle ne saurait traiter. C’est donc à l’ombre de la possibilité de retrouver dans la magie

la forme première des représentations collectives que Mauss pose son approche du symbolique et du social.

En somme, les rapports de signification tissés socialement rendraient possible la vie sociale qui serait, elle-même, représentée par le symbole, tout en étant son produit. Mauss lie au symbolique « la praxis et l’histoire, la causalité multiple, la complexité et la précarité de la signification, les

liens de l’intelligible et de l’affectif, l’indépendance du geste vis-à-vis du mot, l’importance des circulations et des interactions » 15.