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Chapitre 2 : Parcours méthodologique

2.2 Démarche de recherche

Sabelli propose de parler en termes de démarche plutôt que de méthode. Citant Quivy et Van Campenhoudt ( 1993 : 13 ), il reconnait la méthode comme « une manière de progresser vers un

but ». En revanche, la démarche scientifique « consiste à décrire les principes fondamentaux à mettre en œuvre » pour atteindre ce but.

2.2.1 La posture du chercheur : le dédoublement statutaire

En qualité de formatrice de français langue étrangère et responsable du cursus de formation de professeurs de Langues Étrangères ( anglais et français ) de l’Université d’Antioquia ( Medellín- Colombie ), j’ai été chargée de créer le même cursus dans l’Antenne rurale Oriente. Cette expérience a posé les bases de mon terrain et de mon objet d’étude.

Les cas ne sont pas rares où le chercheur occupe dans ce type de contexte un statut professionnel spécifique, pour des raisons biographiques propres et non en fonction d’une stratégie de recherche délibérée. Il est alors le plus souvent un opérateur de développement qui fait de « surcroît » de la recherche. Il est dès le départ un insider, non comme membre d’une quelconque « communauté » qui serait l’objet de l’enquête, mais comme occupant l’un des rôles qui se confrontent dans l’arène d’une opération de développement ou d’un « projet ».

Olivier de Sardan ( 2008 : 188 ), citant Bierschenk, [ 1988 ]

Olivier de Sardan reconnait le rôle d’ « opérateur de développement » souvent joué par le

chercheur. Dans le cas de notre étude, j’ai dû accomplir une mission que l’université m’assignait en tant que responsable de cursus. J’étais une « insider », non pas à cause d’une quelconque appartenance à un des groupes étudiés, mais à cause de mon rapport contractuel avec l’institution et donc avec la communauté rurale. L’anthropologie du développement compte parmi ses traits caractéristiques ce dédoublement statutaire. Celui-ci constitue un cas d’implication forte du chercheur sur son terrain. Mais l’hétérogénéité des rôles ne va pas sans poser quelques difficultés méthodologiques.

Tout au long de l’étude, j’ai considéré ce rôle double de membre du groupe Enseignant et de chercheuse, comme un écueil à surmonter. En qualité de coordinatrice du groupe porteur, j’ai été amenée à participer activement à la prise de décision et à la réalisation des activités, si bien

que j’ai contribué à la définition des valeurs communes au groupe. En tant que chercheuse, j’ai dû constamment adopter une posture distanciée face aux événements, dans un exercice intérieur de réflexivité qui requérait un degré de conscience élevé.

Poursuivant la réflexion de Sabelli ( 1993 : 66 ), je m’interroge sur le concept de l’identité du chercheur et sur ma « façon, directe ou indirecte, de participer au processus

décisionnel des acteurs ». De plus, la longue période passée sur le terrain ( deux ans ) a

consolidé la place que les acteurs locaux m’ont assignée. Afin d’alléger mon influence sur les décisions, j’ai décidé de démissionner de mon rôle de coordinatrice de projet, dès que le groupe

Enseignant atteignit une autonomie suffisante et de restreindre progressivement ma participation

afin d’alléger le poids de mes apports. Ce déplacement à l’intérieur du groupe a en partie contribué à susciter des restructurations qui seront étudiées au chapitre 5 « Relations et

interactions entre les groupes ».

Le chercheur qui est déjà impliqué sur son terrain par son statut professionnel, hors recherche, n’est pas en quête d’intégration, il a au contraire plutôt besoin de trouver des procédures de « mise à distance » lui permettant d’être le moins possible juge et partie, et de se dégager en tant que chercheur des positions et des jugements qui sont les siens en tant qu’acteur.

Olivier de Sardan, 2008 : 189 1

Ma présence dans deux domaines d’action mettait en danger la neutralité de la recherche. Cependant, au-delà d’un souci de neutralité, la « perturbation » provoquée par mon double statut s’avéra fructueuse, puisqu’elle inséra une nouvelle dimension à la recherche. En effet, elle permit d’accroitre et de complexifier les interactions avec les acteurs en jeu ; elle favorisa le « surgissement des événements » 2. Bien que mon double statut fut clair pour moi, ce n’était pas

toujours le cas pour les autres acteurs. Mon silence pouvait parfois être interprété comme un désintérêt face aux événements. Or, grâce à la mise en place de ce dispositif modulable entre l’observation et la participation, j’ai pu m’engager dans les différentes activités et mener à bien, parallèlement, mon travail de recherche.

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1 Citant Pollner/Emerson, 1983. 2 Terme utilisé par Schwartz, 1990 : 47.

2.2.2 Principes méthodologiques

Afin d’élucider mon double rôle, j’ai pris en compte trois principes épistémologiques ( Sabelli, 1993 ) : la distanciation, la construction et l’intégralité.

2.2.2.1 La distanciation

Malgré sa connaissance du terrain, le chercheur se laisse surprendre par les réactions des acteurs. Il essaie de ne pas agir en fonction de ses liens affectifs, ni de ses a priori, mais de suivre un mode scientifique de construction de la connaissance. Autrement dit, le chercheur doit se « re-

situer » à tout moment. Néanmoins, l’objectivité de son regard ne se construit pas simplement

par la présence d’une sorte de moniteur interne lui rappelant la « casquette qu’il porte » ; elle se construit surtout dans la relation avec les sujets enquêtés. Ceux-ci comptent sur le chercheur pour les mettre en valeur ou pour valider leur choix, notamment lorsqu’il s’agit d’un travail de terrain de longue durée. Olivier Schwartz ( 1990 : 43 ) décrit son expérience comme suit : « Ainsi me

suis-je trouvé impliqué, comme partenaire confirmatif, dans un segment de l’histoire individuelle des acteurs ». En revanche, la modification réciproque des points de vue des observés et de

l’observateur conduit à la remarque selon laquelle « le point de vue de la sociologie et surtout de

l’ethnologie ne peut pas être entièrement objectiviste » ( Tarot, 1996 : 84 ). Cependant,

l’expérience de Olivier Schwartz montre que sans ce contact entre les partenaires et sans une déritualisation des relations ( jeu de variation dans l’occupation de places au sein des échanges ) 3, certaines informations cruciales pour la recherche peuvent « rester inconnues »

pour le chercheur.

Mais la difficulté épistémologique de l’objectivité dépasse l’influence réciproque entre les sujets de l’étude et le chercheur. Quand on observe la réalité « une portion seulement de la

réalité singulière prend de l’intérêt et de la signification à nos yeux, parce que cette portion est en rapport avec les idées de valeurs culturelles avec lesquelles nous abordons la réalité concrète » ( Max Weber [ 1904 ], souligné par Muller ( 1996 : 339 ) ). Un certain nombre de

présupposés de l’observateur ( sa culture, son origine sociale, son statut professionnel, son

3 « Il fallait faire en sorte que l’observateur ne soit pas constamment au centre du champ de perception des enquêtés,

qu’il puisse, à certains moments, se trouver relégué dans les marges, ce qui supposait que sa position se rapproche de celle d’un familier » ( Schwartz, 1990 : 47 )

histoire personnelle ) influencent sa sensibilité et son regard face aux phénomènes sociaux qu’il observe. Nous acceptons donc l’idée que nos valeurs imprègnent notre perception de la réalité et par ce fait, que nous portions un regard préférentiel sur certains phénomènes plutôt que sur d’autres. Or, la mobilisation des valeurs et du vécu du chercheur doivent être mis en récit : « cette auto-analyse se présente comme la condition d’une plus grande objectivité » ( Olivier de Sardan, 2008 : 167 ). Karl Popper ( 1972 ) reconnait lui aussi l’impossibilité de saisir toute la diversité de la réalité sociale et propose le concept d’« horizon d’attente ». Il ajoute que la compréhension des phénomènes choisis est également influencée par notre propre culture. Deux notions clés nous permettront de résoudre cette impasse méthodologique : la négation de l’objet d’étude et la justification.

Bachelard ( 1938 ) souligne la nécessité de ne pas faire corps avec l’objet d’étude au risque de le nier en tant que tel. Popper ( 1934 ) parle d’un « contexte de justification » consistant, au moyen d’un travail argumentatif dénué de toute trace énonciative d’un « je », à débarrasser l’objet d’étude des valeurs que possède le chercheur. A cette dénégation et à cette tentative d’effacement de la subjectivité, s’opposent la vague des années 1980-90 ( Jeanne Favret-Saada, 1985 ; Paul Rabinow, 1988 ) et la vague postmoderne américaine ( Kullick/ Willson, 1995 ; Markowitz/Ashkenazi, 1999 ) 4, qui affirment la valeur heuristique d’une posture

explicitement réflexive et vont encore plus loin, en restituant dans le texte l’expression du « je » en tant qu’objet de réflexion ( méta-texte ) 5.

Afin d’éviter de tomber dans une démarche exclusivement introspective, nous souhaitons d’une part, reconnaitre les difficultés concrètes engendrées par le double rôle chercheur/ observateur ( extérieur et distancié ) et acteur social ( sujet de décision ) ; et d’autre part, sans prétendre délégitimer les usages du « moi » 6, nous tenons à désambigüiser une telle dynamique

par la prise de distance qu’offre la troisième personne « elle ». Ainsi, lorsque nous évoquerons mon action en tant que formatrice de futurs enseignants de langues étrangères ou « chef de projet », la troisième personne sera utilisée. En tant que solution stylistique, le « je » du chercheur sera dissout dans un « nous » de politesse qui ne nie sa mise en scène, ni sur son

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4 Cités par Olivier de Sardan ( 2008 : 167 )

5 Oliver de Sardan ( 2008 : 166 ) à propos de René Lourau ( 1988 )

terrain d’enquête, ni sur ses analyses. Enfin, en tant que solution méthodologique, notre choix consiste à prendre en compte ma participation en tant que membre actif intervenant sur la scène sociale, à fournir des descriptions détaillées du contexte analysé, à choisir des outils d’analyse variés et à opter pour l’étude de cas comme méthode de recherche.

2.2.2.2 La construction

La perspective de Marcel Mauss, concernant l’impossibilité d’étudier le social sans une vision d’ensemble, impose le dépassement de la situation vécue par les acteurs pour aller vers la construction d’un objet d’étude plus global et approfondi. « Après avoir forcément un peu trop

divisé et abstrait, il faut que les sociologues s'efforcent de recomposer le tout »7 ( Mauss

[ 1923-1924 : 106 ] ). Pour Mauss, étudier la société signifie « imiter la totalité constituante des

êtres « complets et complexes » et leurs comportements « complets et complexes » ». Nous

prenons en compte non seulement différents facteurs qui fondent la vie en commun comme la géographie, l’économie, la politique et la culture, mais nous essayons aussi de repérer les enjeux invisibles qui guident les décisions et les actions des participants au projet. Ma connaissance du contexte et la durée de mon travail de terrain constituent, en cela, un atout majeur. Comme le prône Sabelli ( 1993 ), le chercheur se doit de construire une démarche interprétative adaptée à la nature complexe des faits sociaux. Pour ce faire, un dernier principe s’avère nécessaire.

2.2.2.3 L’intégralité

Porter un regard intégral sur l’objet d’étude signifie, non seulement avoir une multiplicité de sources d’information et les analyser à partir de multiples perspectives, mais aussi contextualiser ces informations. Ce processus de triangulation nous conduit à prendre en compte, à la fois les facteurs internes ( institutions sociales, réseaux de transmission ) et les facteurs externes ( rapports sociaux, situations interculturelles ), auxquels sont exposés les acteurs sociaux.

7 Article originalement publié dans l'Année Sociologique, seconde série, 1923-1924. Nous l’avons consulté sur le

site de la Bibliothèque numérique de l’Université du Québec à Chicoutimi, sous l’adresse DOI : http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.mam.ess3

http://classiques.uqac.ca/classiques/mauss_marcel/socio_et_anthropo/2_essai_sur_le_don/essai_sur_le_don.pdf (Dernière consultation le 05/10/2013 )

Les situations conflictuelles se sont avérées particulièrement riches pour interroger les logiques d’actions. Si Durkheim considère le conflit comme une « décadence pathologique », d’autres sociologues et anthropologues le conçoivent comme étant « inhérent à tout système

social » ( Balandier, 1971 ) parce qu’il mobilise les acteurs et génère le changement :

Les crises subies deviennent le révélateur de certaines des relations sociales, de certaines des configurations culturelles, et de leurs apports respectifs. Elles conduisent à considérer la société dans son action et ses réactions, et non plus sous la forme de structures et systèmes intemporels. 8

Les tensions entre les acteurs enrichissent notre analyse parce qu’elles font émerger de nouvelles réflexions et des transformations de l’organisation sociale. Pour les mettre en évidence, il est indispensable de croiser diverses sources d’information.