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3 2 4 Survenance explicative et survenance descriptive.

Pour l’instant, précisons le type de survenance qui semble appropriée à notre sujet. La relation de survenance peut-être envisagée soit comme une simple description, soit comme une explication de la relation entre différentes propriétés. En tant que relation descriptive, elle peut conduire à se demander si les propriétés esthétiques surviennent directement sur les propriétés basiques ou si elles surviennent aussi sur des propriétés contextuelles, telles que les propriétés cognitives des spectateurs. Il semble inutile de reprendre les arguments développés précédemment pour insister encore sur l’insuffisance du formalisme et pour justifier davantage le rôle quasiment indispensable des informations contextuelles. Apprécier correctement la danse revient

leur « grammaire », leurs caractéristiques techniques et stylistiques, les procédés de création dont ils émergent, les récits, thèmes et préoccupations qu’ils incarnent, les évolutions artistiques dont ils témoignent, etc.

Dans Umwelt de Maguy Marin (2004), les brèves actions de la vie ordinaire effectuées par les danseurs sont le plus souvent identifiables immédiatement sans équivoque, mais connaître l’intérêt de la chorégraphe pour l’œuvre de Samuel Beckett permet sans doute d’interpréter plus justement les apparitions et disparitions successives des danseurs marchant avec une régularité implacable autour des miroirs devant lesquels ils effectuent mécaniquement leurs actions.

En parlant du caractère pesant, effroyable et désespéré de cette œuvre, nous lui attribuons des propriétés esthétiques qui surviennent non seulement sur des propriétés physiques perceptibles (les mouvements réguliers, scandés et circulaires des danseurs, le son puissant et assourdissant de la soufflerie qui tout au long du spectacle balaie la scène d’un vent violent), mais aussi sur des propriétés relationnelles de l’œuvre, comme son appartenance à la catégorie artistique de la non-danse et son attribution à Maguy Marin.

En supposant qu’il y est question de la vanité et de l’absurdité de l’existence humaine soumise au temps, ainsi que de la destruction apparemment inexorable qu’elle fait subir à l’environnement, nous attribuons ces propriétés « signifiantes » sur la base à la fois des propriétés physiques perceptibles et relationnelles citées (mouvements circulaires réguliers, son assourdissant ; appartenance à la danse contemporaine et attribution à la chorégraphe mentionnée) et des propriétés esthétiques pesantes et désespérées éclairées par la lecture d’une citation de Beckett dans une critique d’Umwelt pour le Théâtre de la Ville : « Trouver une forme qui accompagne le gâchis, telle est actuellement la tâche de l’artiste. » La signification survient sur ces propriétés esthétiques (en l’occurrence émotionnelles) mais ne s’y réduit pas : il se pourrait en effet qu’un autre spectacle pesant et effroyable exprime une signification très différente, comme c’est le cas dans Le songe de Médée (2004) où la chorégraphie exemplifie la jalousie, la folie et l’horreur de l’infanticide. Ici encore, la bonne compréhension de ce

ordre : des propriétés contextuelles (des connaissances des spectateurs) doivent être ajoutées aux propriétés basiques, physiques ou formelles.

Une thèse plus forte conçoit la survenance comme une relation non pas descriptive, mais explicative. Nous ne défendons pas cette conception qui n’est pas loin de supposer l’existence de lois reliant des propriétés physiques à des propriétés esthétiques ; si cette supposition était juste, comme peut le penser un formaliste, certains types de mouvements exprimeraient nécessairement la tristesse, ou l’expression de la joie dans une danse devrait prendre une certaine forme bien définie. Sur des objets indiscernables physiquement surviendraient des propriétés esthétiques indiscernables : des mouvements identiques exprimeraient les mêmes choses. Mais nous avons vu que les mouvements ordinaires d’un spectacle postmoderne n’exemplifiaient pas le même type de propriétés que ces mêmes mouvements effectués au quotidien. Par ailleurs, la manière d’exprimer le sentiment amoureux par des gestes classiques dans Le

Lac des cygnes diffère grandement de celle dont ce même sentiment est exprimé par des

gestes beaucoup moins conventionnels dans les spectacles de danse-théâtre de Pina Bausch.

Plutôt que pour une relation explicative, nous optons donc pour une relation descriptive, ou une survenance faible, telle qu’elle est soutenue dans Le réalisme

esthétique142. Dans cette conception, des mouvements indiscernables peuvent être différents artistiquement et esthétiquement. De plus, deux œuvres peuvent être identiques esthétiquement sans avoir les mêmes propriétés spatiales et formelles. Par exemple, deux représentations de Lamentation, de Martha Graham (1930), peuvent exemplifier les mêmes propriétés esthétiques, même si l’une a lieu à New York et l’autre à Paris, sur des scènes de taille différente, et si leur durée n’est pas exactement la même.

On peut même comme le fait Roger Pouivet parler d’une « survenance anémique », pour deux raisons 143. Premièrement, l’identité de propriétés basiques ou survenantes

n’implique pas l’identité esthétique de l’œuvre : par exemple, des œuvres comportant en gros la même structure – telles que Le Lac des cygnes d’Ivanov et Petipa (1894-1895) et le Swan Lake de Matthew Bourne (1995) ne sont pourtant pas la même œuvre. De même, plusieurs chorégraphies peuvent être esthétiquement qualifiées de « féeriques et tragiques » sans être identiques. Deuxièmement, « l’identité esthétique ne suppose nullement l’identité matérielle de l’objet »144 : ainsi, Les œillets (1982), Le laveur de vitres

(1997) et Vollmond (2006) peuvent faire l’objet de plusieurs représentations au Théâtre de la Ville de Paris et ailleurs dans le monde sans que l’on doute qu’il s’agit bien à chaque fois précisément de ces œuvres de Pina Bausch. Également, la chorégraphie du Lac des

cygnes peut recevoir des modifications sans que ses propriétés esthétiques féeriques et

tragiques en soient changées.

Ici, la survenance n’est pas utilisée pour déterminer les propriétés qui font l’identité numérique d’une œuvre de danse particulière à travers ses diverses représentations ou par rapport à d’autres œuvres ; il ne s’agit pas pour l’instant du problème de savoir quelles caractéristiques doivent nécessairement être exemplifiées par des interprétations visant à instancier la même œuvre. Cette difficulté est examinée plus loin. La survenance sert à décrire la relation des propriétés esthétiques des œuvres de danse avec leurs propriétés basiques jointes à des propriétés contextuelles. Cet instrument conceptuel vise à mettre en lumière la manière dont nous sommes en relation avec les œuvres chorégraphiques et à soutenir la thèse que nos attributions de propriétés esthétiques ne reposent pas sur des impressions subjectives indépendantes de toute réalité extérieure : ce que nous disons de la danse fait bien référence à des caractéristiques réelles, tant physiques, spatiales, formelles, structurelles, que contextuelles (cognitives, intentionnelles, historiques, culturelles, etc.) que nous pouvons apprendre à appréhender plus ou moins correctement.

Soutenir que la base de la relation de survenance est constituée par des propriétés physiques des œuvres auxquelles ne se réduisent pas leurs propriétés esthétiques comporte deux avantages. Premièrement, on évite le caractère flottant ou ineffable de ces dernières : la danse n’est pas quelque chose de plus, ou quelque chose qui se situerait

au-delà de ce qui se déroule sous les yeux des spectateurs, c’est-à-dire un ensemble de

propriétés que nous projetterions sans trop savoir comment sur des corps en mouvement. Deuxièmement, on n’identifie pas totalement la danse à de pures formes de mouvement corporel : elle n’est pas réductible à des corps qui se déplacent mais suppose une normativité de nos comportements esthétiques ; nos expériences et nos jugements esthétiques ne sont pas purement subjectifs mais peuvent, dans de bonnes

3. 2. 5. Bilan.

Les thèses qui viennent d’être présentées font l’objet d’un approfondissement dans le chapitre 7 de cette étude, où le problème de l’expression et de la survenance des propriétés expressives est examiné dans une perspective différente, à la lumière des notions de dispositions et de libre-arbitre. Ici, il s’agissait simplement de défendre l’idée selon laquelle les propriétés esthétiques sont réelles, relationnelles, accessibles à l’appréciation appropriée. Elles sont possédées par une certaine sorte de substances avec lesquelles nous sommes en relation : les œuvres d’art comme artefacts, produits humains, entités concrètes. Elles dépendent des propriétés physiques de ces artefacts, mais elles ne leur sont pas totalement assimilables : c’est bien en percevant des mouvements corporels et des relations spatiales que nous déclarons apprécier la beauté et la justesse d’une danse ou que nous disons être submergés de joie ou saisi d’effroi, mais ces propriétés esthétiques et émotionnelles ne sauraient être réduites à une description purement physique. Elles dépendent d’une appréciation qui inclut à la fois des facultés sensibles, émotionnelles et cognitives. Liées d’une part à la danse comme manifestation physique et intentionnelle et d’autre part à l’expérience que nous en avons, les propriétés esthétiques ne sont ni des traits intrinsèques des œuvres chorégraphiques qui les caractérisent indépendamment de toute relation à une extériorité, ni de pures projections de notre subjectivité : possédées par les œuvres, elles requièrent une relation à un spectateur capable de les appréhender. Il faut avoir un minimum de sensibilité et de connaissance esthétiques pour attribuer correctement à une danse l’expression de la nostalgie ou de la mélancolie ou comprendre pourquoi des mouvements de la vie quotidienne constituent une œuvre.

Sans négliger les propriétés physiques de la danse, et sans en ignorer les aspects contextuels, le réaliste parvient au moyen de la relation logique de survenance à réfuter le subjectivisme et le relativisme pourtant dominants dans l’air du temps. Le philosophe a tenté d’éviter les pièges relativistes et subjectivistes dans lesquels il aurait pu tomber en renonçant à l’idée d’une essence de la danse. Même si les propriétés que nous attribuons à la danse ne la caractérisent pas absolument, elles appartiennent bien à des œuvres que nous apprenons à identifier, connaître et apprécier pour ce qu’elles sont réellement : des productions humaines, artistiques, culturelles et historiques incarnant un ensemble riche de compétences physiques, de sensations, d’émotions,

possible ; cet art n’est pas condamné au relativisme de nos jugements mais constitue une réalité pouvant faire l’objet d’une connaissance véritable. Les désaccords entre les spectateurs de danse ne doivent pas conduire à l’idée que cet art soit inconnaissable mais qu’il est difficile de rassembler toutes les conditions et les informations garantissant son appréciation correcte ; une réaction adéquate aux propriétés esthétiques d’une œuvre chorégraphique suppose, outre l’appréhension sensible, des facultés d’observation, des capacités intellectuelles et une possession de connaissances contextuelles pertinentes.

Cet apprentissage, cette habituation, ces connaissances permettent d’appréhender, d’identifier, de différencier, de lire et de comprendre l’expressivité et le sens véhiculés par les propriétés basiques, spatiales du mouvement dansé, qui comme nous allons le soutenir maintenant ne peuvent pas être tenues pour des propriétés intrinsèques des œuvres.