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Cent pages ne disent pas ce qu’un simple mouvement peut exprimer, parce qu’un simple mouvement exprime notre être tout entier.

François Delsarte 209

Plusieurs théories de l’expression seront discutées dans ce chapitre.

En premier lieu, nous examinerons le problème de savoir si nous pouvons relier les propriétés expressives des œuvres aux émotions de leurs auteurs et/ou interprètes et si oui, nous nous interrogerons quant à la meilleure façon de décrire cette relation : s’agit-il d’une relation logique ou simplement causale ? Pour poser la question autrement, les propriétés émotionnelles d’une danse sont-elles nécessairement de la même nature que les émotions des artistes ou non ? La tristesse incarnée et manifestée par les mouvements corporels d’un danseur peut-elle être authentiquement exprimée

Même dans le cas d’un art où les œuvres sont inséparables de leurs interprètes, il ne faut pas confondre les propriétés expressives des premières avec les états mentaux des seconds. Il est peu pertinent d’assimiler la danse à une expression de soi ; même si elle a parfois un caractère autobiographique, dans la forme du solo notamment, la danse devrait moins être comprise comme l’expression d’une intériorité que comme la manifestation de relations diverses d’un danseur avec des éléments contextuels variés. Cela permettra de tenir compte à la fois des propriétés expressives des œuvres et de l’expressivité des interprètes.

L’expressivité caractéristique d’un danseur tient-elle en partie à ses dispositions naturelles ou est-elle entièrement le fait d’un style élaboré au fil de ses années de pratique ? Nous montrerons dans ce chapitre et dans le chapitre suivant les limites de l’opposition entre l’expressivité naturelle et le style. Dans le chapitre 7 enfin, nous proposerons une explication conciliant les propriétés physiques de la danse et ses propriétés survenantes, afin de montrer le rôle crucial que jouent les premières dans cet art du mouvement corporel compris en tant que manière d’agir d’une certaine nature.

L’argument principal que nous chercherons à réfuter dans ce chapitre et dans le chapitre 6, peut-être exposé comme suit :

1. La danse est l’art du corps, du mouvement corporel, ou de l’expression corporelle.

2. Le corps et les mouvements corporels relève(nt) globalement du domaine des sensations, des affects, des émotions, de la subjectivité, de l’irrationnel.

3. L’expression corporelle est une extériorisation ineffable d’états mentaux internes (rapport causal, voire logique état mental  manifestation).

4. Donc la danse est une forme affective, subjective, irrationnelle et ineffable d’extériorisation d’états mentaux.

La réfutation de cet argument, souvent présent en filigrane dans le monde de la danse contemporaine, consistera pour l’essentiel à rejeter les points 2. et 3. au moyen d’objections anti-réductionnistes, anti-physicalistes, anti-internalistes, anti-mentalistes et anti-causalistes.

2’. A. Le corps et les mouvements corporels ne se réduisent pas à la sensation, à l’affect, à la subjectivité, à l’émotion, à l’irrationnel. Les antinomies traditionnelles liées aux notions d’objectivité, de rationalité, de délibération peuvent être réfutées au profit de positions compatibilistes, soutenant une compatibilité des notions traditionnellement envisagées comme dichotomiques. La danse n’est pas identifiable à de purs mouvements de corps sensibles et irrationnels. Elle ne se limite pas à une « expression de soi » subjective, mais possède des propriétés esthétiques dont l’appréhension correcte suppose une certaine normativité de nos comportements esthétiques, dont la compréhension de relations contextuelles variées.

2’. B. On peut alors poser la question suivante : si la danse n’est pas une stricte affaire de corps physiques, mais de construction rationnelle, faut-il exclure l’idée d’une « expressivité naturelle » au profit des techniques et des styles chorégraphiques ? Comment discerner l’expressivité des danseurs et les propriétés expressives des œuvres ?

Une seconde objection importante est l’objection, anti-causaliste et externaliste, à la prémisse 3. Cette objection est développée au long des chapitres 5, 6 et 7.

3’. A. Dans une critique de la théorie classique de l’expression comme transmission de l’émotion d’un artiste à un public (chapitre 5), nous soutiendrons que les propriétés expressives et émotionnelles de la danse ne sont pas nécessairement causées par des états mentaux éprouvés par les danseurs : elles peuvent l’être mais de manière contingente.

3’. B. Puis nous montrerons que la stricte relation de causalité et la notion d’intériorité n’expliquent pas grand-chose et sont même trompeuses quant à la nature de l’expression dansée (chapitre 6).

3’. C. Nous verrons dans le chapitre 7 que les notions de pouvoirs actifs et passifs physiques, de capacités et de dispositions, d’actions, de réactions ou de réponses, de compétences et de vertus sont plus éclairantes pour la compréhension de l’art chorégraphique. Il faudra examiner la question de savoir quelle est exactement la nature

destinées à être perçues (ce que nous appelons le caractère « doublement extrinsèque » des propriétés expressives). Comme nous le défendrons dans le dernier chapitre, il faut aussi bien recourir à des descriptions en termes des raisons qu’à des explications en termes de causes. Les actions dansées sont certes des ensembles de mouvements physiques, mais ce sont aussi des actions humaines qui ne peuvent être pensées sans la notion de liberté (les choix opérés lors de la composition chorégraphique, la sélection de ce qui est exemplifié).

5. 1. 2. La rationalité de la danse : une mise en question des