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2 4 1 Œuvres paradigmatiques et propriétés prototypiques.

En dépit des objections qu’elle a pu soulever, la tradition wittgensteinienne en esthétique a été ravivée assez récemment dans des formes améliorées de théories disjonctives supposées supérieures aux théories classiques et à leurs alternatives contextualistes (institutionnalistes, historicistes…). Plusieurs méthodes consistent à combiner différents aspects des œuvres, qu’il s’agisse de conceptions en termes de ressemblance à une œuvre paradigmatique (telle que celle, précédemment discutée, de M. Weitz), ou de « spécimens ou de propriétés prototypiques » 101, ou enfin de groupes

de propriétés 102. En général, certains aspects possibles sont sélectionnés, dont on ne

requiert pas qu’ils soient tous présents pour qu’une œuvre soit considérée comme relevant d’une catégorie artistique. Des « traits paradigmatiques ou prototypiques », des « critères » conçus comme de simples caractéristiques, tels que, pour la danse, le rythme, l’expression des émotions et l’expressivité, la technicité ou les vocabulaires et les styles gestuels, les propriétés esthétiques positives (la beauté, le plaisir, etc.) ne doivent pas nécessairement être tous réunis par une œuvre particulière appartenant légitimement au genre chorégraphique.

Dérivée de la conception des airs de famille présentée plus haut, la « ressemblance à un paradigme » suggère qu’une entité est de la danse simplement dans la mesure où elle ressemble à un ou des cas paradigmatiques de danse. La nuance avec la première version de la théorie réside dans le choix de paradigmes spécifiant une ou plusieurs caractéristiques fondamentales et constituant un centre par rapport auquel d’autres œuvres se situent à une distance plus ou moins grande. Peut être considérée comme de la danse toute production artistique qui, disons, ressemble de près ou de loin à des ballets aussi renommés que le Lac des cygnes (1877) 103 ou le Sacre du Printemps de

Vaslav Nijinski (1913). Quel que soit le choix du paradigme, les œuvres qui en sont éloignées ne sont pas exclues mais « marginalisées ».

101 Schaeffer, J.-M., (2008), art. cit., p. 71 et suivantes. 102 Gaut B., (2000), art. cit.

103 Ballet chorégraphié en 1875-1876, en même temps que la célèbre musique de P. I. Tchaïkovsky. Si la première chorégraphie de Julius Reisinger ne fut guère réussie, celle d’Ivanov

Évitant la rigidité excessive des conditions nécessaires et suffisantes, ce procédé autorise l’inclusion de cas marginaux dans le domaine de la danse tout en conservant un repère central, sorte de concentré chorégraphique entouré de propositions artistiques susceptibles d’être « diluées ». Si le but d’une telle théorie est d’assouplir la définition essentialiste en cherchant à s’adapter aux évolutions de la danse jusqu’à prendre en compte ses productions les plus atypiques, elle a le mérite, par rapport aux airs de famille, de consacrer une attention à des œuvres déterminées dont les propriétés servent de prototypes et dont d’autres œuvres ne s’éloignent que dans une certaine mesure.

Il faut cependant se garder de considérer cette méthode sous un angle évaluatif : il ne s’agit nullement d’attribuer une quelconque supériorité aux œuvres prototypiques sur les œuvres marginales, mais de résoudre le problème majeur de la théorie des airs de famille, qui, dépourvue d’un tel centre auquel doivent se rattacher les œuvres en vertu d’au moins un de leurs aspects, ne précise pas bien leurs domaines de ressemblance et mène à des analogies infinies et incertaines, ainsi que nous l’avons vu plus haut. Le repère constitué par le noyau permet simplement de garder comme point d’ancrage certaines au moins des caractéristiques chorégraphiques considérées comme les plus courantes et d’empêcher ainsi les classifications totalement arbitraires qui pourraient résulter d’un usage imprécis des ressemblances familiales. Il faut bien pouvoir désigner au moins un aspect significatif d’une œuvre nous donnant une raison d’en parler comme étant de la danse plutôt qu’une autre forme d’art.

Si la ressemblance à un paradigme peut proposer comme noyau une œuvre particulière (dont la justification du choix reste problématique), elle peut aussi préférer spécifier une propriété générale, pour conserver une plus grande souplesse. Comme l’explique J. -M. Schaeffer :

(…) on peut maintenir constant tel ou tel type de trait prototypique en traitant les autres comme des variables. (…) On remplacera ainsi la démarche définitionnelle fondée sur la recherche de traits nécessaires et suffisants relevant d’un seul aspect de la réalité

Choisir de définir la danse par la valeur expressive des mouvements humains par exemple, c’est prendre cette expressivité comme un trait prototypique constant, tandis que la narration, l’imitation, la technique, le mouvement ordinaire ou pratique, les caractéristiques formelles ou la capacité à susciter le plaisir du spectateur sont considérés comme des variables, c’est-à-dire comme des propriétés que les œuvres de danse peuvent posséder ou non. Ainsi, malgré leurs différences significatives, de nombreuses œuvres, depuis le fameux ballet du Lac des cygnes jusqu’à la récente création de danse contemporaine Vertical Road d’Akram Khan (2010) en passant par l’œuvre de « danse-théâtre », Café Muller, de Pina Bausch (1978) pourraient en vertu de leur possession de propriétés expressives être également tenues pour des œuvres de danse. Les œuvres qui s’éloignent de l’expressivité comme trait prototypique perdent en pertinence analytique, mais ne sont pas exclues pour autant : une œuvre postmoderne telle que Room Service, bien qu’étant considérablement éloignée du prototype de l’œuvre dansée par son rejet revendiqué de la plupart des propriétés « centrales », et notamment expressives, attendues par les spectateurs de danse, est néanmoins admise dans le cercle chorégraphique, quoique de manière marginale ou périphérique : elle l’est parce qu’elle comporte l’expressivité minimale de mouvements humains ordinaires et pratiques présentés à un public.

Au sujet de la potentialité expressive de la danse, on peut ainsi estimer qu’elle : « (…) fait partie de ses traits prototypiques (…), mais que cette potentialité peut selon les cas se réaliser pleinement, ou seulement de façon marginale, soit parce qu’une œuvre échoue à la réaliser, soit parce qu’elle ne se propose pas de la réaliser, (…) soit parce qu’elle appartient à un genre ou une forme dans laquelle la fonction expressive n’est pas au premier plan 105 ».

Dès lors, les « task dances », le contact-improvisation, la non-danse, et le minimalisme en général ne sont pas des cas problématiques pour ce genre de théorie. Ces cas peuvent même être situés à l’intersection de plusieurs conceptions prototypiques mettant l’accent sur des traits différents : RS, située à l’extrême périphérie du monde de la danse peut être rapportée à la performance ou au happening en raison de son caractère avant-gardiste.