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3 1 Le fonctionnalisme 3 1 1 Symboles et symptômes.

« Si les tentatives pour répondre à la question « Qu’est-ce que l’art ? » tournent de façon caractéristique à la frustration et à la confusion, peut-être – comme si souvent en philosophie – la question est-elle une fausse question » écrit Goodman 112. Ce constat

nous mène à laisser de côté la question « qu’est-ce que la danse ? » et ses réponses en termes de critères pour poser la question « quand y a-t-il danse ? » et y répondre en termes de symboles qui, lorsqu’ils fonctionnent de certaines manières précisément décrites par Goodman, deviennent des « symptômes » de l’esthétique. Plutôt que de chercher à définir la danse au moyen de critères spécifiques, intrinsèques ou extrinsèques, en fonction desquels des œuvres appartiennent ou non à cet art, peut-être est-il plus enrichissant d’analyser les modes de fonctionnement du mouvement et de défendre l’idée qu’il peut parfois fonctionner esthétiquement comme de la danse, et parfois non.

Le tableau suivant présente un résumé des éléments de la théorie de Goodman les plus pertinents pour notre étude.

FO N CTION N ALIS M E Symboles et symp tômes REPRÉS EN T AN T : N . G O O D MA N

APPRÉCIATION DES ŒUVRES

JUSTIFICATION DE LEUR STATUT CHORÉGRAPHIQUE

Indifférence à la question de l’essence de l’art et de sa définition en termes de critères intrinsèques ou extrinsèques (« Qu’est-ce que l’art ? » est une fausse question ; « Quand y a-t-il art ? » est plus fertile)

Possibilité d’une ontologie qui n’est pas essentialiste (dire ce que fait l’art).

La présence ou l’absence des symptômes « ne permet pas de qualifier ou (disqualifier) quoi que ce soit comme esthétique ».

Etude des symboles qui fonctionnent esthétiquement (relations de référence : dénotation, exemplification…).

Analyse des modes de fonctionnement du mouvement, qui remplit parfois une fonction symbolique et parfois non.

FONCTIONNEMENT ET FINALITÉ DES ŒUVRES

Exemplification littérale : le mouvement dansé possède et montre des propriétés de vélocité, de précision, de souplesse, d’équilibre, etc.

Exemplification métaphorique (expression) de propriétés (traits de caractère, idées, humeurs, émotions, propriétés fictives et imaginaires) : une gestuelle est dite « triste » parce qu’elle « possède » la tristesse en raison de son caractère lent et fébrile et parce qu’elle réfère à la tristesse par ces propriétés de lenteur et de fébrilité.

Un même mouvement peut exemplifier différents types de propriétés.

« qu’un objet soit de l’art –ou une chaise– dépend de l’intention ou du savoir qu’il fonctionne, parfois ou habituellement, toujours ou exclusivement, comme tel. » Goodman

« Les conditions de fonctionnement esthétique d’un objet concernent des propriétés possédées par l’objet en tant que symbole, et pas des réactions esthétiques » (Pouivet)

POINTS FORTS

Attention aux objets et aux conditions dans lesquelles ils fonctionnent comme tels. Pas de catégorisation définitive des objets.

Pas de distinction entre propriétés intrinsèques et extrinsèques : la symbolisation concerne aussi bien la manière de fonctionner (forme) que la signification (contenu) des œuvres d’art (ni formalisme ni contextualisme).

Dans la terminologie goodmanienne, un symbole peut être un élément verbal mais aussi un geste, une forme, un son, une couleur, etc. Les symboles ne sont pas propres à l’art mais concernent tous les domaines d’activité humaine, de la vie ordinaire à la science : ils sont partout où existent des relations de référence entre un signifiant et son sujet. Ces relations de référence sont par exemple la dénotation, dans laquelle un symbole comme le mot « rouge » fonctionne comme prédicat dénotant la couleur d’un objet, ou l’exemplification, dans laquelle la couleur rouge en tant qu’elle est possédée par un objet fonctionne à la manière d’un échantillon de tissu : un tel échantillon non seulement possède la couleur rouge mais il y fait référence au sens où cette couleur est une information pertinente pour le choix du tissu (tandis que d’autres propriétés de l’échantillon, telle que sa taille et sa forme, ne jouent aucun rôle dans le choix du tissu et ainsi ne sont pas des propriétés exemplifiées par l’échantillon). Sans entrer dans les détails ici, nous verrons dans le chapitre 5 que la relation d’exemplification est particulièrement intéressante pour analyser la danse dans la mesure où, premièrement, elle permet d’être attentif aux propriétés possédées par les gestes fonctionnant symboliquement et où, deuxièmement, elle permet d’en distinguer les propriétés littéralement exemplifiées (ou « montrées » : celles des mouvements ordinaires ou pratiques que l’on observe notamment dans les œuvres postmodernes) et les propriétés métaphoriquement exemplifiées, c’est-à-dire pour Goodman exprimées (lorsque des mouvements expriment la jalousie et la folie meurtrière, ainsi dans Le Songe de Médée de Preljocaj). L’exemplification est ainsi un outil précis et très utile pour améliorer la compréhension de la danse en tant qu’art : il s’agit sans doute du symptôme de l’esthétique le plus éclairant à l’égard du medium chorégraphique, que celui-ci consiste en des mouvements ordinaires, pratiques ou expressifs.

Cependant, il importe de ne pas confondre symbole et symptôme. Tout ce qui fonctionne comme symbole n’est pas symptomatique de l’esthétique. En vertu de la diversité des fonctions symboliques, un même mouvement ou objet peut exemplifier différents types de propriétés, comme l’illustre le cas décrit par Goodman d’une pierre trouvée sur un chemin, dont certains aspects peuvent recevoir un intérêt scientifique

d’échantillon de pierres d’une période, une origine, ou une composition données, mais elle ne fonctionne pas alors comme œuvre d’art 113 ». Ainsi, de la même manière, des

mouvements de danses sociales et religieuses qui seraient présentées sous forme de films dans un musée d’anthropologie n’auraient pas la même fonction que lorsqu’ils sont effectués dans la vie ordinaire ni celle qu’ils auraient s’ils étaient inclus dans une œuvre chorégraphique. De même, les mouvements couramment effectués pour faire traverser des piétons, saluer un ami, exprimer sa surprise lors d’une rencontre inattendue, ou même ceux qui ne sont pas symboliques, comme ceux de ramasser un objet qu’on a laissé tomber, de s’écarter soudainement au passage d’un vélo ou de réajuster sa jupe après un coup de vent peuvent recevoir du fait de leur présentation sur scène un fonctionnement symbolique esthétique.

On pourrait alors penser que cette analyse n’apporte rien au contextualisme esthétique quant à la question du statut de la danse : « il y a danse » quand des mouvements, ordinaires ou non, sont présentés dans certains contextes. Mais ce serait se méprendre quant à la préoccupation principale de Goodman – qui n’est ni la définition de l’art ni la détermination du statut artistique de certains objets en fonction de leurs relations contextuelles – et cela reviendrait à négliger son apport significatif à l’esthétique philosophique, à savoir un réel examen approfondi de la manière dont les œuvres d’art fonctionnent. Le fonctionnalisme, sans orienter la réflexion vers l’essence de l’art ou se cantonner à la fixation des conditions contextuelles légitimant le statut artistique et chorégraphique de certaines productions, se détourne du « ce que » pour s’intéresser de très près au « comment », en proposant une liste de symptômes de l’esthétique :

La question de savoir quelles caractéristiques au juste distinguent, ou sont des indices de, la symbolisation (qui constitue le fonctionnement en tant qu’œuvre d’art) appelle une étude attentive à la lumière d’une théorie générale des symboles. (…) je risque l’idée qu’il y a cinq symptômes de l’esthétique : la densité syntaxique (…), la densité sémantique (…), une saturation relative (…), l’exemplification (…), la référence multiple et complexe (…) 114.

S’ils sont présentés comme des symptômes, c’est précisément parce qu’ils ne prétendent pas définir l’art, comme le souligne la distinction wittgensteinienne entre

symptôme et critère 115, que l’on peut résumer ainsi : « un critère a une portée

définitionnelle, il fournit une justification épistémique, alors qu’un symptôme est un simple indice empirique qui indique ou renforce 116. » Le problème de Goodman n’est

pas de spécifier l’art en rassemblant des critères essentialistes ou contextualistes, mais d’observer attentivement sa manière d’être, ou plutôt, de faire. L’auteur affirme en effet : « Dire ce que fait l’art n’est pas dire ce qu’est l’art ; mais je suggère que dire ce que fait l’art nous intéresse tout particulièrement et au premier chef 117. »

À cet égard, ce que la danse fait consiste généralement à exemplifier des propriétés littérales, en montrant différents types de corps, leurs déplacements dans l’espace, la souplesse, la vélocité, l’agilité, l’équilibre, la puissance, la dépense énergétique, la précision, la mémorisation, la synchronisation dont ils sont capables, mais aussi des propriétés métaphoriques, en exprimant toute une variété de traits de caractère, d’idées, d’humeurs, d’émotions, de sentiments humains ou de propriétés fictives et imaginaires. La référence à ces propriétés est « dense » dans la mesure où la plupart des qualités gestuelles sont pertinentes symboliquement, ce qui n’est pas le cas pour tous les symboles : ainsi, tandis que différents types de police ne modifient pas la signification d’une phrase langagière, les différentes manières d’exécuter une phrase chorégraphique sont sémantiquement décisives. Très souvent en effet, du point de vue de la signification et de la compréhension de la danse, les diverses qualités interprétatives, la variété des manières d’effectuer les mouvements comptent autant, sinon plus, que les mouvements eux-mêmes : de la même façon que les variations de tempo et les nuances musicales peuvent exprimer des propriétés variées en musique et modifier considérablement l’appréhension que nous en avons, des mouvements peuvent procurer des impressions très diverses selon qu’ils sont effectués avec lenteur et fluidité ou de manière hachée et vive.