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Après avoir décrit le cadre géographique de la répartition de ces débits, plantons à présent le décor. Dans une grande rue d’un bourg, sur le parvis d’une église ou dans un petit hameau du Comté, contemplons un cabaret depuis l’extérieur. C’est une maison

85 ADI, 16B 401, information du 3/08/1776, Chirens. 86 Voir figure 4.

ordinaire comparable à celles qui l’entourent, d’un ou deux étages. Seuls quelques indices révélateurs nous invitent à entrer.

A) Le cabaret chez l’habitant

Le cabaret se tient chez l’habitant. Dans les auditions, les témoins font ainsi référence à « la maison desdits Rossat »88 ou encore « la maison d’estiennes

marchand »89. Plus largement, pour évoquer un cabaret, les témoins parlent directement de « chez [...], host/hôte/cabaretier audit lieu ». Par exemple : « chez le nommé petit guers,

cabaretier audit lieu ».90 Cette tournure récurrente illustre le caractère familial des lieux du boire. Les introductions des informations font également toujours référence au lieu de rédaction de l’acte par la formule judiciaire « dans la maison et logis de [...] ». Par exemple : « dans la maison et logis de messire sébastien cleyet hôte »91. Ce modèle rappelle chaque fois que le cabaret est également la maison du tenancier. Enfin, les cabaretiers eux-mêmes, dans leur audition, expliquent que la scène s’est passée chez eux. Ainsi, Marie Faure, veuve tenancière, explique que « le plaignant vint boirre chez elle »92 ; ou encore Margueritte Billiard, femme de cabaretier, dépose qu’« elle etoit assise audevant

de la maison de son mary »93. Le cabaret ne se différencie ainsi pas architecturalement des maisons qui l’entourent. Une affaire décrit brièvement l’extérieur d’un cabaret en expliquant que la maison est mitoyenne de celui qui dépose94. Comme les autres maisons, le cabaret est prolongé par une bassecour, qui sera plus amplement décrite dans la partie suivante, « les lieux de la consommation ».

Le système de location est également une pratique courante. Ainsi un tenancier tient en louage une partie d’une maison pour y développer son activité. Ceci peut être le cas à long terme ou de manière plus ponctuelle dans le cadre d’une foire par exemple. Chaque année à Saint Geoire se tient la vogue de Saint Sulpice. Évènement incontournable, elle draine marchands et curieux dans la ville. Les cabarets du bourg se remplissent des chalands venus se retrouver ou passer un marché. Surfant sur cet évènement, Blaize Pradel tient en location quelques chambres pour y accueillir les

88 ADI, 16B 407, information du 17/05/1789, Burcin. 89 ADI, 16B 404, information du 27/08/1780, Saint Geoire. 90 ADI, 16B 402, information du 10/06/1777, Saint Geoire. 91 ADI, 16B 395, information du 12/03/1768, Saint Geoire. 92 ADI, 16B 406, information du 12/03/11785, Apprieu. 93 ADI, 16B 391, Plainte du 11/09/1755, Chirens. 94 ADI, 16B 407, information du 13/09/1789, La Sauge.

nombreux buveurs. Un cordonnier y fait affaire avec un marchand tanneur, lorsque la situation dérape : le cabaretier témoigne : « dans la chambre que george routter matton

cordonnier luy ceda ce jour la au dessus de sa boutique »95. Puis un client dépose « il

passat a la chambre d’a cotté ». Ainsi ce sont plusieurs pièces qui sont tenues en louage à

cette occasion. L’entrée dans le cabaret se fait par la boutique, puis des escaliers guident les clients jusqu’aux salles de réceptions.

De manière plus ordinaire, Sir Estienne Marchand semble tenir cabaret dans une maison qu’il tient en location : « etoit dans l’apartement qui occupe de la maison

apartenant a messire bouvise [...] partie de laquelle est aussi occupé par le nommé sir Etienne cabaretier »96. Le cabaret poursuit son activité durant au moins 8 ans de 1776 à 1783. Malheureusement, nos informations ne nous permettent pas de certifier qu’il poursuit son affaire dans cette maison en louage durant toutes les années de son activité.

Le cabaret ne se tient pas dans un espace reservé à cette activité, mais chez les tenanciers eux-mêmes. Bien que l’extérieur de l’auberge soit une façade ordinaire de maison, son enseigne informe le chaland sur l’activité proposée à l’intérieur.

B) L’enseigne

Si les laboureurs du village n’avaient certainement pas besoin d’une enseigne pour retrouver la route du cabaret, celle-ci était en revanche nécessaire pour attirer la clientèle des voyageurs. Pendant sur la rue, ou directement fixée contre le mur pour éviter les chutes, elle était en fer forgé ou plus simplement en bois ou en terre cuite97. Identifiable de

loin afin d’attirer les regards et d’être reconnaissable intuitivement, elle avait pour mission d’être comprise par tous, en dépit du taux élevé d’analphabétisation. L’enseigne portait une iconographie ou le nom de l’auberge. Ces noms empruntent couramment leur thème aux champs lexicaux de la religion, du vin, du bestiaire animal, de l’histoire, de références au pouvoir ou plus localement aux toponymes98. Pour attirer l’œil du chaland, les cabaretiers avaient volontiers recours aux jeux de mot et rébus amusants99.

95 ADI, 16B 405, information du 3/09/1783, Saint Geoire. 96 ADI, 16B 401, information du 13/03/1776, Saint Geoire. 97 SERGEREART, Anne, « cabaret et cabaretier … op.cit., p.106. 98 SERGEREART, Anne, « cabaret et cabaretier … op.cit., p.106.

99 NICOLAS, Jean, « Le Tavernier, le juge et le curé, le cabaret dans l’Ancienne France », L’histoire, n°25

Malheureusement, les sources judiciaires du Comté font peu mention de ces noms d’auberge et nous limitent dans notre analyse. Seules quelques précieuses informations ont permis de livrer des noms de cabaret, soit au fil du récit, soit plus généralement dans l’entête de l’information. Un greffier précautionneux aura ainsi indiqué : « dans l’auberge où pend pour enseigne [...] ».

Tout d’abord, le bestiaire animal apparait avec l’Auberge du Serf100 mais aussi le cabaret du Cheval Blanc de la veuve Mollars101, le cerf et le cheval étant deux figures nobles du monde animal. Plus courant, le cabaret du sieur Sébastien Cleyet porte le nom de Lyon d’or102. Ce nom ferait référence avec humour à l’adage populaire « Au lit, on dort ! »103. Le lion ferait également référence au pouvoir royale.

Les renvois à la monarchie peuvent se détacher dans un second thème avec l’auberge où « pend pour enseigne l’effigie du chevallier Bayard »104. Ce nom illustre la

vivacité et la pénétration sur la scène rurale dauphinoise, du mythe du chevalier Bayard, plus de deux siècles après sa mort : chevalier sans peur et sans reproche dauphinois, il serait à la fois le dernier et le plus valeureux d’entre eux. Sa figure personnifie les valeurs de la chevalerie au moment où celle-ci s’éteint : au début de l’époque moderne et au cours de la première partie des guerres d’Italie. Ici, c’est l’effigie du chevalier, probablement en arme, qui attire les buveurs.

Les toponymes apparaissent également avec pour seul exemple le « Nouveau

Voyron » de sir Joseph Mollars à Voiron105.

Le dernier ensemble regroupe des éléments plus hétéroclites : le « Chapeau

rouge »106 de la veuve de Roger Auvoyers et la « Maison rouge » à Châbons. La couleur rouge est une nuance qui revient fréquemment dans les noms d’auberge à l’Époque Moderne. D’après Anne SERGEREART, le rouge fait référence au « vin, à l’âtre et à la chaleur »107. Faisant écho au réconfort offert à l’intérieur, c’est une couleur intéressante

100 ADI, 16B 401, information du 27/08/1779, Apprieu.

101 ADI, 16B 403, information du 16/08/1754, Bourget de Lemps. 102 ADI, 16B 392, information du 4/07/1757, Saint Geoire.

103 BOLOGNE, Jean-Claude, Histoire des cafés et des cafetiers, Paris, Larousse, 1994. p.86. cité dans

FEUGIER, Alexandre, « Cabarets et cabaretiers … op.cit. p.46.

104 ADI, 16B 393, information du 17/05/1759, Montferrat.

105 ADI, 16B 406, information du 10/12/1784, Saint Pierre de Paladru. 106 ADI, 16B 393, information du 29/03/1759, Le rivier.

pour figurer sur une enseigne. Plus prosaïque, il se peut que la maison dispose d’éléments rouges comme la porte d’entrée ou les volets.

Une information fait brièvement référence à une affaire de vol d’enseigne à Chirens en 1774108. Mais elle ne précise pas si l’enseigne volée est celle d’un cabaret ou d’une autre boutique et donne dans l’ensemble que très peu de détails. Cependant, elle prouve l’existence du phénomène.

Des ordonnances royales réglementent les noms d’enseignes, notamment un édit royal de 1693 encadre la pratique. Il donne droit aux tenanciers de fixer les enseignes « que

bon leur semblera avec inscription que contiendra les qualitez protées par les lettres de permission »109. Pour Anne SERGEREART, cette ordonnance à pour visée de limiter les jeux de mots et noms se moquant du pouvoir ou de la religion.

La présence des cabarets sans enseigne est également à prendre en compte. Certains cabaretiers vendent du vin à pot et logent des passants à l’occasion sans pour autant mettre une enseigne et se déclarer comme cabaret à part entière.

Revenons à présent dans la rue. L’enseigne pend au-dessus de la porte du cabaret, accompagnée d’un bouchon signifiant qu’une nouvelle barrique de vin avait été ouverte. Dans certains cas, celle-ci était issue du cru du tenancier vigneron110.Dans le cadre d’une

conservation médiocre du vin, un tonneau devait être rapidement consommé une fois ouvert, d’où l’importance du bouchon.

Il est maintenant temps de passer le pas de la porte, et découvrir ce qui se cache à l’intérieur.