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Bien qu’attrayantes, les procédures criminelles des archives judiciaires se révèlent lacunaires, comme c’est le cas de nombreuses autres sources. Comme le rappellent les mots d’Arlette FARGE, « L’archive n’est pas une brève ; elle n’a pas été composée pour étonner, plaire ou informer, mais pour servir à une police qui surveille et réprime. »59 A ce titre, elle comporte des biais dont il convient de prendre conscience.

A) Des manques

Le premier argument, et le plus évident, qu’il faut rappeler est que, comme le disent les mots d’Arlette FARGE, ces archives n’ont pas été écrites pour nous apporter des informations sur les cabaretiers. C’est le biais de la criminalité, et uniquement celui-ci, qui

55 GARNOT, Benoit, La justice en France… op.cit., p.48. 56 Entre la cote ADI, 16B 385 et 16B 407.

57 Entre la cote ADI, 16B 395 et 16B 407. 58 ADI, 16B 387 ; ADI, 16B 386 ; ADI, 16B 385. 59 FARGE, Arlette, Le goût de l’archive … op.cit.. p.14.

nous permet d’avoir accès au quotidien passé des auberges. Le lecteur reste ainsi borgne sur toutes les informations qui ne sont pas utiles à l’enquête du juge. Ce ne sont donc que des indices, des fragments d’informations répétées qui nous permettent de tirer des généralités sur l’Histoire. Cependant même au sein des informations que nous avons pu récolter, reste également des biais.

B) Des témoignages déformés

Les communautés n’étaient pas toujours enchantées de voir les représentants de justice mettre le nez dans les affaires du village. Les témoins ne racontent parfois pas tout, préférant s’arranger au sein du groupe plutôt que de faire intervenir une justice perçue comme un corps étranger et dérangeant60. L’objectivité ne peut exister dans ce cercle étroit « d’intérêts, de soumission, de convoitise ou de haines » 61. Ces habitants d’un même village sont amenés à se côtoyer pendant encore de nombreuses années ce qui peut les entrainer à modifier leur témoignage pour rester en bons termes avec tous les représentants de la communauté. Enfin, il est impossible de connaître quelles transformations interprétatives ont été établies par le greffier lors de la rédaction de l’acte. Heureusement, notre sujet d’étude ne prend pas pour objet la criminalité, qui pourrait être difficile à appréhender à sa juste valeur ; aussi, les indices concernant les cabaretiers et leur débit ont peu de chance d’avoir été la cible de quelconques modifications. Ainsi, « comme d’habitude en matière d’archives judiciaires, l’historien apprend davantage, en lisant les dépositions des témoins, sur les mentalités et sur les comportements du milieu concerné que sur la réalité criminelle »62

Néanmoins, d’autres biais existent encore. C) Le biais de l’instruction judiciaire

Pour terminer, et bien que la notion puisse paraitre évidente, il est important d’insister sur le fait que ces informations ne laissent parler que les instants de vie pour lesquels le fil de l’ordinaire a été rompu. Les procédures ont ainsi davantage tendance à relater les dimanches en fin de journée. En effet le dimanche étant un jour chômé, les clients se retrouvent plus tôt au cabaret. Ils ont donc plus de temps pour boire du vin. En fin de journée lorsque les effets de l’alcool commencent à se faire sentir, les vigilances

60 GARNOT, Benoit (dir.), Les témoins devant … op.cit., p.433. 61 Ibid.

s’estompent et laissent parler les instincts. Les plaisanteries échangées deviennent vite un motif de conflit, dégénèrent rapidement en violence et ainsi se retrouvent relatées par les auditions de témoins. Au contraire des matins au cabaret, lorsque tout est calme et la situation moins susceptible de dégénérer. Nous observons ainsi une surreprésentation des fins de journées des dimanches et jours de fêtes dans les auditions. De fait, ces affaires ciblent des moments particuliers de la temporalité villageoise et à ce titre, ne sont pas réellement représentatives du quotidien de l’auberge. De ce postulat découle un biais dans l’analyse de la clientèle. En effet, comme aujourd’hui, la clientèle n’est pas la même dans un café-bar entre un mardi matin, un jeudi soir, ou encore moins un samedi soir. Le cabaret connait différentes temporalités et diffuse une ambiance changeante en fonction de l’heure et du jour de la semaine. En analysant davantage certaines périodes de la semaine, c’est toute cette facette du cabaret qui est mise en valeur de manière disproportionnée. Le problème s’applique particulièrement sur l’analyse de la clientèle qui n’est pas la même selon la temporalité du cabaret, car tous ne viennent pas chercher la même chose en ce lieu. Les notables venant régler leur affaire au cabaret en journée, pourraient être ainsi sous- estimés, mais c’est sans compter sur un autre biais qui s’applique à l’étude de la clientèle.

D) Un choix orienté des témoins

En effet, la justice choisit ses témoins. A moins qu’il n’y ait eu une assistance très réduite lors des faits, la justice peut se permettre de faire le tri dans l’audience. Les témoins de second ordre comme les enfants ou les domestiques, voire la femme du cabaretier sont ainsi souvent ignorés. A l’inverse, la justice elle-même accorde davantage de poids aux témoignages des notables qu’à ceux des petites gens. Les notaires et nobles du bourg sont ainsi plus représentés que les journaliers. Enfin, les informations qui peuvent avoir lieu plusieurs jours, voire plusieurs semaines après les faits, excluent tout le cortège des voyageurs, qui ont quitté les lieux bien avant la rédaction des actes. La plainte d’Antoine Recot Grand est ainsi enregistrée le dimanche 8 juin 177063, tandis que l’information n’est lancée que plus trois mois plus tard, le 19 septembre de la même année64. Lorsque les travaux aux champs se font moins prégnants. Les étrangers représentent de toute façon des témoins de second ordre pour le plaintif qui préfère compter sur des personnes de sa

63 ADI, 16B 399, plainte d’Antoine Recot Grand du 08/07/1770, Saint Geoire. 64 ADI, 16B 399, information du 19/09/1770, Saint Geoire.

communauté, qu’il connait et auxquelles il se fie davantage. Il est ainsi nécessaire d’avoir en tête tous ces biais pour l’analyse de la clientèle.

La lecture des centaines actes65 d’archives de la sous-série 16B s’est ainsi révélée extrêmement riche d’enseignements, ce qui nous a permis d’étudier les cabarets d’Ancien Régime du Comté de Clermont, uniquement à travers le prisme des procédures criminelles des archives judiciaires. Notre travail ne prétend pas être exhaustif, et de nombreux autres documents auraient pu venir étayer notre analyse pour croiser ces données. Cependant, cette première année de recherche s’est focalisée sur l’étude déjà imposante des procédures judiciaires, ne nous autorisant pas à nous atteler à d’autres sources. Néanmoins, indices après indices, nous sommes parvenues à une somme raisonnable d’informations qui nous ont permis d’écrire toutes les lignes qui vont suivre.

65 441 informations auxquelles il faudrait ajouter les pièces éparses de jugement et les éléments de la justice

Partie 2

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Chapitre 3 – Le cabaret : un décor familier au village

Familier par son omniprésence dans le paysage sociétal et géographique d’Ancien Régime, le cabaret l’est aussi car ces lieux du boire appartiennent à l’univers domestique des cabaretiers.

Lieu central de la sociabilité villageoise d’Ancien Régime, les cabarets fleurissent partout dans le royaume. Marcel LACHIVER, dans son ouvrage sur l’Histoire du vignoble français66, rappelle que les cabarets abondent dans les villes de l’Époque moderne, et ce de manière encore plus importante que les cafés aujourd’hui. La moyenne nationale serait à l’époque d’un cabaret pour 250 habitants, c’est-à-dire 100 000 cabarets en France au XVIIIème siècle67. Les chiffres avancés dans d’autres ouvrages relatifs au Dauphiné font

état d’un pourcentage encore plus conséquent. Anne SERGEREART, en croisant les chiffres des rôles de la capitation avec ceux de l’imposition sur les débits de boisson, atteint le chiffre élevé d’un cabaret pour 178 habitants à Grenoble pour l’année 178968.

Julien MOUCHET, quant à lui, a calculé le chiffre d’un cabaret pour 144 habitants en croisant les chiffres de René FAVIER avec l’imposition69. Ces chiffres font état d’une

prégnance des cabarets sur la scène sociale et économique d’Ancien Régime. Les archives judiciaires que nous avons utilisées n’offrent malheureusement pas de base de dénombrement assez solides pour se lancer dans des calculs équivalents, l’apparition des cabarets étant trop aléatoire. Les chiffres sont d’autant plus fluctuants, que les débits de boisson prennent de nombreuses formes et sont donc difficiles à appréhender. Nous pouvons néanmoins avancer de timides évaluations en comparant le nombre de cabarets que nous avons pu recenser à une date, à la population à même date.

Bien sûr, des cabarets ont certainement apparu puis disparu sur la période, mais nous recensons pas moins de vingt-neuf cabaretiers dans les petits bourgs de Saint-Geoire- en-Valdaine et Massieu sur la seconde moitié du XVIIIème siècle70. Rassemblés pour le

66 LACHIVER, Marcel, Vins, vignes et vignerons, histoire du vignoble français, édition Brochée, Paris, 2002.

p.314.

67 QUELLIER, Florent, La table des Français - une histoire culturelle (XVè-début XIXè siècle), Presse

Universitaires de Rennes, Rennes, 2007. p.100.

68 SERGEREART, Anne, « cabaret et cabaretier … op.cit., p.99.

69 MOUCHET, Julien, « Cabaret, auberges et autres débits de boisson dans le Dauphiné au XVIIIème

siècle », sous la direction d’Anne BÉROUJON, Université Pierre Mendès France, 2011. p.37.

recensement, les chiffres font état de 3734 personnes, soit un cabaret pour 129 personnes. En limitant le nombre de cabaret ouvert sur 20 ans71, nous atteignons sans mal le chiffre

d’un pour 208 personnes. Si le calcul ne dispose pas de base solide, il dévoile néanmoins une réalité avérée : le foisonnement cabaretier.

Dans ce chapitre, nous nous attacherons à dépeindre le cadre de la sociabilité cabaretière. Nous nous pencherons d’abord sur la répartition géo-spatiale des cabarets, puis leur aspect extérieur, nous passerons ensuite la porte pour découvrir les espaces du boire et le cadre matériel.