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Le rituel masculin de la boisson prise en commun, demeure le premier loisir de l’homme du peuple, la chaleur du vin et la promiscuité réchauffant les corps et délassant les âmes. Le cabaret est également l’occasion de faire circuler la parole, de partager son temps et son opinion autour d’un pot en commun. Alors que la boisson exacerbe les passions, la sociabilité cabaretière est néanmoins régie par des codes implicites : bien que moins raffiné que le code de civilité des courtisans, celui de la taverne est tout aussi

425 MUCHEMBLED, Robert, L’invention de l’homme …op.cit., p.216. 426 MUCHEMBLED, Robert, Société, culture…op.cit., p.83.

complexe428. Dans ce cadre d’intense sociabilité, gestes ostensibles d’amitié ou expressions

sourdes d’opposition appartiennent à des rituels connus. A) Ivresse

L’ivresse est le pendant de la consommation de vin. Les affaires du Comté de Clermont regorgent de ces travailleurs avinés. L’ébriété étant à la base de la plupart des affaires prenant pour scène le cabaret. Comme l’explique notamment ce témoin : « Croit

aussi que tous ceux qui étoient dans le cabaret étaient un peu pris de vin, et que ce fut la cause de la querelle qui s’eleva entre eux »429.

La consommation de vin est assimilée aux festivités et au divertissement du peuple. L’ivresse peut être apparentée à un jeu. Selon Roger Caillos, tous les jeux sont repartis en quatre « catégories fondamentales » : ceux de compétition (agôn), de hasard (alea), de simulacre (mimicry) ou de vertige (ilinx). L’alcool, par le tournis et l’égarement qu’il provoque, peut ainsi être classé comme un jeu d’ilinx430. Dans cette ivresse communielle réside un loisir au fondement des sociétés villageoises431.

Bien que la consommation puisse être journalière, par une chopine bue après la journée de travail, l’enivrement est majoritairement hebdomadaire, réservée aux dimanches et jours chômés432. Certaines périodes de l’année sont également plus propices aux ivresses collectives :

« Les fêtes grasses d’hiver, de la veille de Noël à l’Epiphanie, les jours gras du Carnaval avant l’entrée en Carême, la sortie du Carême le jour de Pâques, la fête de la Saint-Jean, celle de l’Assomption ainsi que la Saint Martin et, selon les lieux, les « festes de Patron dans les villages » et les vendanges sont les moments culminants de ces cycles d’abondance. » 433

A ces fêtes, il faut ajouter les festivités dues à des circonstances exceptionnelles tels que les baptêmes ou mariages434.

428 MUCHEMBLED, Robert, L’invention de l’homme …op.cit., p.219. 429 ADI, 16B 406, information du 29/08/1784, Saint Geoire.

430 CAILLOS, Roger, Les jeux et les hommes : le masque et le vertige, édition revue et augmentée,

Gallimard, Paris, 1958. p.47-68.

431 LECOUTRE, Matthieu, Ivresse et ivrognerie… op.cit., p.229. 432 Voir l’analyse de la clientèle chapitre 5.

433 LECOUTRE, Matthieu, Ivresse et ivrognerie… op.cit., p.228. 434 Ibid. p.229.

L’image du bon enivré imprègne majoritairement la culture française de l’Ancien Régime, néanmoins, cette ébriété doit rester occasionnelle. L’ivrogne est marginalisé par la société. L’ivresse est notamment prise comme une conséquence atténuante : ainsi dans une affaire où un villageois débarque chez le cabaretier et couvre d’injures sa femme pour se faire donner du vin, celle-ci est retenue de lui donner un soufflet par un témoin, expliquant « qu’il ne faloit pas maltraiter cest homme parque il etoit dans le vin »435. Cependant, lorsque l’ivresse n’est plus occasionnelle mais habituelle, la culture populaire ne l’accepte pas. Balthazar Galin est reconnu comme un ivrogne et surtout comme un homme violent, ce qui lui vaut d’être isolé des rituels habituels de la sociabilité. De nombreux témoins déposent des accusations similaires :

« connait Baptazard gallin martet pour un homme furieux et dangereux lorsqu'il a pris du vin que chaque fois qu'il se presente en cet etat chez lui il a attention de lui refuser du vin pour prevenir tout accident etant de la connaissances de tout le pays qu'il cherche dispute a un chaquin lorsqu'il est ivre. »436

Il est ainsi condamné pour de nombreux faits d’ébriété, notamment parce que celle-ci laisse place à une violence débridée. L’ivresse prend de l’ampleur au cours de l’époque moderne, notamment par l’entrée d’alcools plus forts tels que l’eau-de-vie dans la culture populaire. Dans cette augmentation progressive qui commence à inquiéter à la veille de la révolution, réside les ferments d’un alcoolisme avéré au XIXème siècle437.

B) Les rituels de la consommation

La boisson prise en commun permet le renforcement des solidarités à l’intérieur du village. Par ce partage, les liens sociaux se resserrent ou se réajustent. La consommation de vin au cabaret répond à des codes de comportement. Le buveur y est en représentation, car les manières de boire sont ritualisées. De la gestuelle découle un discours sur le buveur.

Le vin détient une forte connotation symbolique. Celle-ci remonte à l’Antiquité alors que le pain, la viande et le vin étaient les outils principaux des oblations et des sacrifices438. La chrétienté à la suite, s’approprie cette symbolique et la mystifie, par

435 ADI, 16B 391, information du 11/09/1755, Chirens. 436 ADI, 16B 406, information du 29/08/1784, Saint Geoire. 437 LECOUTRE Matthieu, Ivresse et ivrognerie… op.cit. p.229.

438 TOUSSAINT-SAMAT, Maguelonne, Histoire naturelle et morale de la nourriture, le pérégrinateur

l’assimilation du sang du Christ à la précieuse boisson. Partager le pain et le vin a ainsi en Occident Chrétien, une symbolique extrêmement forte, rappelant la scène et le dernier repas du Christ. Le vin, boisson sacrée, détient ainsi une dimension communielle intense, qui en fait la boisson du partage par excellence.

Le vœu de santé représente le rite le plus connu du partage du vin :

« De même le verre haut levé invite au partage du vin bien sûr, mais surtout à une communion momentanée manifestant bruyamment une appartenance à la même culture, le choix des mêmes valeurs, un instant fugace d’égalité dans une société par nature inégalitaire et, pour l’étranger, l’acceptation des règles régissant la communauté locale. »

439

Dans le Comté tout du moins, la tradition veut que les verres s’entrechoquent, manifestant par ce geste théâtral, la sympathie et le pacifisme. Dans les auditions, nombreux sont les témoins qui, comme ce buveur, racontent avoir « quitt[er] la table ou il estoit pour aller

choquer le verre avec ledit fuzier et ledit baulme son beau pere » 440.

Le déviant est celui qui refuse de s’y plier. Il fait ainsi publiquement un affront, insolence qui risque fort de déclencher une rixe. C’est le cas de ce client qui fait subir une rebuffade à un autre homme de la communauté : « il presenta son verre pour le soquer

avec celluy dudit jacques gautier, mais celluy cy refusat en retirant son verre » 441. Ces offenses apparaissent ainsi dans les auditions, où les témoins illustrent, par l’importance qu’ils portent à décrire qui a choqué quel verre, le poids de cette tradition. « Antoine gallin

leur offrit a gouter de son vin, chacun en beu, mais il ne vit pas que queyron choqua le verre audit morel », avant qu’un autre témoin renchérisse : « Morel et queyron ne se parlerent pas, le deposant ne leur vit pas choquer le verre ensemble mais a ouy dire a charton qu’il l’avoient choqué. »442 La question du rituel parait ici centrale pour la justice,

pour comprendre qui a lancé le premier l’affront, et ainsi qui est à la base de la rixe.

Dans cet univers de parade et de brutalité, réside une école de la vie pour les jeunes hommes, qui apprennent aux côtés de leurs pairs plus âgés, les codes sociaux de la masculinité. Ces enseignements d’une virilité triomphante, assurent ainsi la reproduction

439 QUELLIER, Florent, La table des… op.cit., p.59. 440ADI, 16B 390, information du 13/09/1754, La Murette. 441 ADI, 16B 397, information du 6/10/1767, Saint Geoire. 442 ADI, 16B 405, information du 24/01/1783, Saint Bueil.

sociale et la pérennité de l’identité villageoise443. La trivialité et la violence étant aux

fondements de cette école du cabaret. C) Plaisanteries triviales

Au cabaret, moqueries et provocations riment avec divertissement. Ainsi, parade, plaisanterie triviale et brutalité apparaissent dans les affaires, à la lisière du trouble de l’ordre public. Il suffit d’un mot de travers, d’un geste offensant pour que la situation échappe, dans un subtil rituel de défi et de défense de l’honneur. Les fils à marier entrent particulièrement dans ces rituels d’affrontements symboliques.

Ainsi, le jour de la fête de la Pentecôte 1790 à Billieu, les clients sont déjà bien avinés chez Claude Martin, cabaretier. François Hivrier, jeune homme à marier, décide alors de défier un autre buveur, représentant de la milice nationale, il lui prend son chapeau « et le

mit sur sa teste » -geste symboliquement très dégradant-, en entonnant « quel soldat etes vous, il semble que vous dormé ». Ledit Tripier se dit alors « très mortifier de cet outrage »

et sort son sabre. La vantardise du fanfaron déclenche ainsi une rixe, puisque le buveur offensé est contraint de laver son honneur, au risque de passer pour un faible. Dans le microcosme des villages ruraux, le regard du collectif pèse énormément sur les individus, les obligeant à jouer des rôles pour s’affirmer « quelles qu’en soient les conséquences » 444.

Cette trivialité peut également entrer dans d’autres registres, comme cet homme ivre qui « s’adressat audit saint barbe et luy dit sil voulloite acheter sa femme qu’il le luy

vendroit ». Grossièreté et grivoiserie sont en effet des biais du divertissement : un buveur

s’amuse ainsi au-devant du cabaret, avec une femme allant à la messe.

« Il fit quelques jestes aupres d’elle, cette femme le repoussat luy disant que ses manières ne luy plaisoient pas, alors ledit Buses redoublat la tirepoulliat luy levant un peu ses jupes la traitat de bougresse et se servit d’autres termes grossiers » 445

Ici, le désir d’offenser le mari s’ajoute à l’obscénité distrayante. Lors des fêtes, la grivoiserie apparait volontiers chez les buveurs, avec les filles notamment qui sont globalement absentes des lieux du boire le reste du temps. Quelques jeunes s’abandonnent

443 MUCHEMBLED, Robert, L’invention de l’homme …op.cit., p.212. 444 Ibid. .221.

ainsi à badiner et « firent plusieurs poliçonneries avec des filles » 446 sous la tente du

cabaretier, à la foire de la Milin.

Dans cette ambiance profondément théâtrale et restreinte qu’est le cabaret, codes de politesse et rituels régissent les comportements. Balance subtile entre maitrise des instincts et extraversion. « S’ils apparaissent violents ou sales, ils n’en utilisent pas moins la brutalité et la trivialité pour exprimer des émotions sublimées, sur le théâtre du jeu de l’honneur, du défi et de la vengeance », nous dit Robert MUCHEMBLED447. Ainsi,

« boire, rire et jouer, pisser et vomir en compagnie » 448 sont à la base des plaisirs

recherchés au cabaret. Néanmoins, à ces plaisirs triviaux de l’ivresse et de la grossièreté, s’allient d’autres divertissements tout aussi appréciés.