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Sujets malades et souffrances Alzheimer

Deuxième partie : Souffrir de la maladie d’Alzheimer

1.2. Sujets malades et souffrances Alzheimer

1.2.1. Qui sont-ils ?

Les malades Alzheimer sont tout d’abord des personnes âgées voir très âgées. Nous avons eu déjà l’occasion de rencontrer des malades Alzheimer jeunes, qui n’ont pas encore 60 ans, mais dans ce travail notre intérêt porte surtout sur les sujets âgés. Majoritairement ce sont des femmes, le sexe féminin est un des facteurs de risque de cette maladie, les femmes sont plus touchées que les hommes (pour des raisons encore inconnues). Les femmes vivent plus longtemps ce qui peut expliquer partiellement cette prédominance, mais même cette constatation n’explique pas la prédominance féminine. Bien sûr, les hommes ne sont pas épargnés par cette maladie, et souvent ils la vivent moins bien. Ils sont beaucoup plus sujets à des troubles du comportement, sont plus souvent agressifs, déambulants, et ont un risque de mortalité précoce plus élevé que les femmes.

Longtemps, le niveau bas des études a été considéré comme un facteur de risque pour développer la maladie d’Alzheimer. Cette hypothèse n’a pas été confirmée, car la grande majorité des sujets qui ont aujourd’hui 80 ans et plus n’ont pas eu la possibilité de faire des études. Le sujet atteint par cette maladie peut être un paysan, un ouvrier, un médecin, personne n’est à l’abri.

Les troubles commencent très lentement, ni la personne touchée ni son entourage ne s’en aperçoivent au début. Une personne de 83 ans oublie de temps en temps : il n’y a rien d’inquiétant. Quand ces oublis prennent un caractère massif, quand la personne ou les proches constatent l’apparition d’autres difficultés : perte de mots, difficulté à lire et à écrire, à lire l’heure, par exemple ; à partir de ce moment la situation peut devenir inquiétante pour le malade, pour les proches ou pour les soignants (s’il est déjà institutionnalisé).

1.2.2. Les « mythes scientifiques» de la souffrance des malades Alzheimer

En analysant les données bibliographiques sur la maladie d’Alzheimer nous avons eu la possibilité de constater qu’il existe quelques « mythes scientifiques » par rapport à la souffrance de ces malades (surtout dans la littérature médicale) mais heureusement, ils commencent à être contestés ces derniers temps. En voici les trois principaux :

1. Il est impossible de savoir si les malades Alzheimer souffrent ou ressentent une douleur

2. Même s’il leur arrive d’éprouver quelques douleurs, ils ne sont pas capables de l’exprimer

3. Les seuls moments où ils souffrent, et où l’entourage peut se rendre compte de leur souffrance, sont des moments de lucidité quand ils réalisent ce qui se passe

Nous allons essayer de nous attaquer à ces mythes pour ajouter notre apport à ce travail de « déconstruction ». Il nous semble, dans le cas d’une pathologie comme celle de la maladie d’Alzheimer, qu’il serait important de ne pas seulement analyser la parole des malades mais de recueillir (ou observer si c’est possible) les informations sur leur comportement. La maladie d’Alzheimer, comme toutes les maladies chroniques, touche toutes les sphères de l’individu : somatique, psychique, cognitive, sociale, etc… mais aussi affecte la perception de la maladie par le malade lui-même, ainsi que la perception de soi- même et des autres. Les conceptions du malade sur le monde, sur ce qui lui arrive, changent tout le temps, et, nous allons voir qu’il existe une sorte de décalage entre ce que les malades disent et ce qu’ils font, et même entre ce qu’ils veulent dire et ce qu’ils disent, entre ce qu’ils veulent faire et font. C’est pourquoi il est important d’analyser le comportement de ces malades, ou, plutôt, ce qu’il est convenu d’appeler « troubles du comportement » dans le discours scientifique autour de la maladie d’Alzheimer.

1.2.3. Comment peut-on savoir ? (si les malades souffrent)

La première réponse qui vient à l’esprit est d’écouter les malades. En étudiant la littérature spécifique sur la maladie d’Alzheimer, nous avons constaté que proportionnellement à tout ce qui a été écrit sur cette maladie, les travaux s’intéressant à la parole du patient sont peu nombreux. Là aussi, comme nous avons déjà eu l’occasion de le constater, on voit que très souvent le sujet n’est pas le centre d’intérêt ni des médecins ni, souvent, des psychologues (on parle plutôt de la branche « neuro » qui s’intéressent plus aux performances cognitives qu’au sujet lui-même). Le discours médical nous parle en terme de cerveau, traitement, troubles ; les médecins cherchent d’abord à faire un examen somatique et ensuite évaluer le niveau des troubles cognitifs. Comme toute évaluation, on la transforme en chiffres, comme s’il était possible comprendre l’être humain uniquement à travers des chiffres ! Habituellement, dans les consultations-mémoire, il est demandé au patient de venir accompagné par un de ses proches qui pourrait, éventuellement, fournir les informations plus véridiques. Ainsi, le patient n’a pas la possibilité de s’exprimer

librement, de parler de ses problèmes, ses inquiétudes, ses souffrances sans être censuré par le membre de sa famille (d’un côté) et les questions très précises et très techniques de la part des intervenants (de l’autre côté). Il n’y a pas d’espace pour accueillir la parole du patient, sauf si le personnel fait preuve d’une grande sensibilité et d’ouverture.

Cet intérêt très faible pour les paroles des malades s’explique par l’idée, jusqu’à présent assez largement partagée par les spécialistes, que ce que disent les déments n’est ni cohérent ni structuré et qu’il n’y a pas de communication véritable (« la maladie

d’Alzheimer c’est la maladie de la non-communication » comme disait une des soignantes

lors de nos entretiens).

Si nous avons adressé des critiques aux collègues psychologues (cognitivistes) on peut tout autant critiquer les collègues cliniciens : c’est depuis peu qu’ils commencent à s’intéresser à la démence. Souvent, les psychologues d’orientation analytique intervenant par exemple, dans les maisons de retraite, ne vont pas dans les secteurs pour les malades désorientés à cause « de l’impossibilité », comme ils disent, de travailler avec ces personnes qui ne parlent pas. « Confondue avec le langage verbal formel – rabâchage, manque du mot, stéréotypies… - sa parole est disqualifiée pour cause de manque de contenant, contenu et signification, et de déconnexion de son auteur. Le dément est réduit à ce qu’il paraît : personne, et rejoint la cohorte des laissés pour compte de la parole et de la relation, tant dans les champs neurologiques pour cause déficitaire, que psychanalytiques pour cause de disparition subjective » dit M Grosclaude. 172

Il est important de souligner que les malades parlent toujours, dès le début de la maladie et jusqu’à la fin. Si, au début, il nous est plus facile de les comprendre, car ils parlent avec des mots (même s’ils les oublient de temps en temps) qui nous sont connus, ils utilisent les expressions logiques du langage courant. Avec l’évolution de la maladie le langage change, devient « moins logique » (pour nous), « moins organisé » (encore une fois pour nous), et vers la fin, s’il reste encore des débris de mots ou de phrases, ils ne sont pas du tout cohérents, mais souvent la parole n’existe plus. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus de communication, il y a des gestes, des comportements, des cris, des regards, des sons, etc. Donc, le langage passe du verbal au non-verbal et nous rencontrons de plus en plus de difficultés pour établir une relation « normale » (dans un sens actuel) avec le malade.

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Il a été assez impressionnant de constater, lors de nos entretiens avec les soignants, qu’après avoir exprimé un certain nombre de clichés et d’idées stéréotypées sur la communication avec ces malades, ils arrivent eux-mêmes à dire que la communication, finalement, existe :

« Aide-soignante 1(AS1) : Par exemple on a une dame c’est beaucoup de communication par le toucher. Elle va nous embrasser les bras, elle va faire des massages. Mais cette dame dès qu’on n’est plus avec elle, elle fait des bêtises, elle jette les chaises, son assiette. AS2 : Mais je pense que c’est pour qu’on ait un regard vers elle. Par contre elle ne parle pas. Et si elle n’est pas satisfaite, elle jette tout.

AS1 : Elle ne communique que par le regard car elle s’exprime que par le regard, le toucher… Mais on le sait. »

« On le sait » disent les soignants, et, finalement, ils savent qu’il existe une autre communication, au-delà des paroles. Il faut juste se débarrasser des clichés, être attentif, ouvert et essayer de comprendre, sinon interpréter le message qu’essaie de passer le sujet.

1.2.4. De quoi souffrent-ils ?

De quoi peuvent souffrir les sujets atteints par la maladie d’Alzheimer ? Il semble que la réponse la plus adéquate serait : de tout, comme les autres sujets. Nous allons parler plus loin de la plainte et nous allons voir que lors de nos rencontres avec les sujets venus en Consultation Mémoire pour les troubles cognitifs, les plaintes ne portaient pas toujours sur la mémoire ou sur un autre trouble. Les personnes nous parlaient de tout : de leurs préoccupations pour la santé de leur époux (épouse), de difficultés avec les enfants ou petits-enfants, de la solitude, de souvenirs pénibles, des conflits anciens, etc., comme cette dame que nous avons suivi pendant plusieurs semaines dans le cadre de l’Hôpital de Jour Gériatrique. Elle avait une maladie d’Alzheimer, et était au courant de son diagnostic. Elle avait un mari atteint par le cancer et s’occupait de lui. Venir une fois par semaine et rester toute la journée était assez difficile pour elle, car son mari restait seul à la maison. Sa plainte, ses préoccupations, sa souffrance étaient pour son mari. A nos questions par rapport au vécu de sa maladie elle répondait vaguement : « oui, j’oublie…oui, ça m’arrive

de plus en plus, c’est assez embêtant… C’est comme ça… » Mais chaque fois la réponse

finissait par des nouvelles et de réflexions par rapport à son mari, à l’évolution de sa maladie.

Il y a évidemment des personnes qui vivent mal leurs troubles. Mais là, encore une fois, les réactions sont différentes. Certaines personnes en souffrent beaucoup, comme cette dame qui nous avait demandé après avoir expliquée ses oublis quotidiens, ses moments de désorientation, ses manques de mots : « Dites-moi, c’est une vie, ça ? À quoi

ça sert de vivre comme ça ? Ils devraient pas nous donner tous ces traitements, ils devraient nous laisser mourir… » Ses paroles, comme un cri de désespoir, contrastent

beaucoup avec les paroles d’une autre de nos patientes, qui, par rapport aux mêmes troubles a eu une autre réaction, de révolte et d’humour en même temps: « Vous savez,

madame, j’oublie beaucoup, je fais n’importe quoi, je mets des fourchettes à la place des assiettes, alors je m’énerve, je gueule toute seule, je me dis : putain, mais t’es connasse, toi ! Regarde ce que tu fais ! N’importe quoi ! »

Les sujets peuvent souffrir à cause de leurs souvenirs qui envahissent la mémoire à la place libérée par l’oubli d’autres événements plus récents, comme ce monsieur, qui, lors de notre première rencontre à notre toute première question « comment-allez-vous ? » nous a répondu : « Mal, très mal. Ils nous ont viré d’Algérie ». Pour lui, ancien « pied noir » la plus grande souffrance à l’heure actuelle était le fait qu’il ait été « viré » d’Algérie, de là où il était, né, où il a vécu plusieurs années, où étaient nés ses enfants.

Un des « mythes scientifiques » dit que les malades peuvent souffrir soit au début de la maladie (quand ils se rendent compte de ce que leur arrive), soit plus tard, lors des moments de lucidité. Là, encore il serait important de nuancer. Ce n’est pas le début ou le stade évolué qui va déterminer si le malade va souffrir ou pas, ce n’est pas son degré de lucidité (d’ailleurs, à partir de notre pratique auprès des malades Alzheimer il nous semble qu’ils se rendent toujours compte que quelque chose ne va pas, mais ne l’expriment pas tous de façon ouverte), mais ce sont des particularités psychiques, son histoire de vie, ses problèmes somatiques et son entourage qui vont influencer la souffrance du malade.

On arrive ici à une situation très fréquente chez les sujets déments. Notre attitude, notre approche de ces personnes peut leur nuire beaucoup, ou, au contraire, leur permettre de retrouver l’équilibre. L’attitude de la famille, des proches tout au long de la maladie peut beaucoup aider les personnes atteintes, va leur permettre de « déculpabiliser », de ne pas se fixer sur les déficiences mais voir les côtés positifs. Mais, dans le cas contraire, l’attitude de rejet, de culpabilisation, de fixation sur les déficits et les échecs peut conduire vers l’aggravation des troubles.

Idem pour les institutions. Les soignants fatigués, peu formés, surchargés, mais surtout indisponibles intérieurement pour le travail avec les sujets déments, peuvent provoquer des graves troubles du comportement, qui vont aggraver la situation, déjà assez difficile. Et au contraire, les soignants attentifs, qui prennent le temps d’essayer de comprendre, qui accompagnent les sujets en difficultés, peuvent, sans autres interventions, régler beaucoup de problèmes et réduire les souffrances.

Le sujet atteint par la maladie d’Alzheimer n’est pas toujours souffrant…de cette maladie. Sa souffrance vis-à-vis de ses troubles peut être insignifiante par rapport à un autre problème qui le préoccupe. La maladie peut faire ressortir les anciens conflits, problèmes, deuils, tout ce qui a été longtemps oublié, mis à l’écart. Par exemple cette dame de 93 ans avec une maladie d’Alzheimer évoluée, hospitalisée pour ce que dans le jargon médical il est commun d’appeler AEG (altération d’état général). Le médecin nous a proposé d’aller la voir car elle est triste, pleure beaucoup. Toute seule dans sa chambre, recroquevillée dans un grand fauteuil, elle a l’air triste et abattu. Avant même de toute question de notre part elle nous pose elle, à son tour une question : « Est-ce que vous avez

eu des déceptions amoureuses, madame ? » Devant notre perplexité elle continue: « Ah, vous savez, l’amour, c’est pas toujours que du bonheur. J’étais déçue, oui, très déçue… »

Et elle se met à pleurer…

La maladie peut, évidemment, être en soi une source de souffrance, comme cette dame très âgée (88ans) qui a toujours été, d’après ses enfants, très intelligente, passionnée par la lecture. Devant la diminution rapide de ses capacités intellectuelles, des oublis, de manque du mot elle est très inquiète : « Je ne comprends pas… J’ai quelque chose dans

ma tête, ça tourne, j’oublie, ça revient après, j’oublie de nouveau. Il faut absolument que je fortifie ma mémoire, mais comment ? Tout est un brouillard. »