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Médecine d’aujourd’hui : entre souffrance et performance

Première partie : De l’apparition des concepts à leur usage actuel

3.2. Médecine d’aujourd’hui : entre souffrance et performance

Ce fléau de la souffrance touche, comme nous l’avons déjà évoqué, plusieurs domaines de la vie. La médecine non plus n’est pas épargnée.

3.2.1. La médecine en « burn-out » ?

La médecine contemporaine est-elle en crise, ou, pour utiliser un terme souvent employé dans ce travail, en « souffrance »132 ? Il y a toujours quelqu’un pour dire que la médecine actuelle est en crise, qu’elle n’arrive pas à faire face aux défis que la vie lui lance, spécialement celui de soulager la souffrance. D’autres disent qu’elle ne peut pas être en crise actuellement du fait de son développement, ses progrès impressionnants et surtout l’apparition dans les années 80 et le développement depuis une dizaine d’années d’une « médecine fondées sur le niveau de preuve » : Evidence Based Medecine.

Afin de clarifier ces questions il est nécessaire d’analyser si la médecine répond aux buts qu’elle se pose, or on constate qu’elle est loin, à l’heure actuelle, de répondre pleinement aux défis proposés : le 3ème but de la médecine du 21ème siècle est de « Soulager les douleurs et les maux physiques et psychiques » selon un document élaboré par des médecins suisses.133 Par ailleurs, l’article de S. Laliberté et M. J. L. Sullivan nous montre que la médecine est confrontée à une situation paradoxale : malgré les progrès, le développement des antalgiques, l’attention à la sécurité au travail, les gens souffrent de plus en plus.134 Dans ce travail, les auteurs font état du nombre d’incapacités dues à la douleur qui augmente de façon alarmante ; si en 1970 25 millions de journées de travail avaient été perdues en Grande-Bretagne à cause de la douleur, en 2000, 125 millions de journées de travail l’ont été pour la même raison. « Cette augmentation, soulignent les auteurs, s’est produite en dépit du fait que le nombre de blessures n’a pas augmenté, mais

132 On pourrait se demander si dire « en crise » veut dire « en souffrance » ; pour cela adressons-nous de

nouveau au dictionnaire : une crise est définie par le CNRTL comme « ensemble des phénomènes pathologiques se manifestant de façon brusque et intense, mais pendant une période limitée, et laissant prévoir un changement généralement décisif, en bien ou en mal, dans l'évolution d'une maladie » (http://www.cnrtl.fr/definition/crise). Partons du principe que tout « ensemble des phénomènes pathologiques se manifestant de façon brusque et intense » relève potentiellement de la souffrance.

133

http://www.bag.admin.ch/themen/berufe/00414/01286/index.html?lang=fr

134 S. Laliberté M. J. L. Sullivan Douleur et incapacité chronique : les bienfaits de la psychologie.

une fois blessées, les personnes accidentées demeurent plus longtemps absentes du travail ».

Nous avons constaté qu’un des reproches adressé à la médecine et aux médecins est le manque d’efficacité en matière de soulagement de la douleur. Mais cela n’est pas tout. La médecine, ou plus exactement le système médical, est critiqué par tous, les malades comme les soignants (médecins compris). Nous allons essayer de confronter ces deux positions.

Avec le discours de la science, le médecin devient, comme nous l’avons déjà dit, un « technicien » de la biologie, un « mécanicien » qui a pour tâche principale de réparer le mécanisme (organisme) défaillant. Le corps, vu comme une machine, est de plus en plus maîtrisé par la science, de plus en plus connu, exploré, traversé par toutes sortes de rayons. On apprend à connaître comment fonctionne le cerveau, les neurones, la vitesse de transmission, etc. C’est une tradition en médecine : les jeunes médecins s’intéressent aux pathologies à partir du cadavre. Le cadavre est l’objet même, l’objet premier de la médecine scientifique : Ce n’est plus le corps, mais l’organisme, c’est-à-dire le corps quand il est mort, quand il ne parle plus. « Ils (les médecins) devinrent capables de déceler la moindre anomalie avec des facultés aiguisées, mais s’avérèrent incapables de s’intéresser à la souffrance du malade qui leur était momentanément confié. Son passage entre les mains habiles du spécialiste était si bref, si proche physiquement, mais si lointain moralement, qu’il n’avait ni le temps, ni le désir de s’intéresser à l’être humain qui était le détenteur de l’organe exploré. Il s’effaçait dans l’anonymat. »135

Partant des autres repères théoriques, A. Tchostov136 arrive à la même conclusion : la médecine est en crise actuellement. Le psychologue russe parle de « mythe de la maladie » qui organise, jusqu’à nos jours, les représentations des malades sur la maladie. Le mythe, dit-il, ne peut pas être supprimé parce que les représentations des gens eux- mêmes sur la maladie sont mythiques dans leur structure. La tendance de la médecine contemporaine est de se débarrasser de la « mythisation », mais il faut considérer cela comme une utopie. Il n’est pas possible de surmonter le mythe de l’intérieur, car cet effort est destiné à l’échec. Il est nécessaire, voire obligatoire, dit l’auteur, pour un médecin d’apprendre, lire et déchiffrer les mythes cachés. Cela aidera à ne pas perdre les liaisons

135 H. Geschwind Le rôle des soins palliatifs. Paris : l’Harmattan, 2004, p.34

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avec la réalité, en tenant compte de l’étroitesse fondamentale de la conscience mythique et à utiliser les connaissances acquises dans la pratique thérapeutique, en corrigeant les mauvaises et en recréant les mythes utiles. Cela demande une étude assidue des principes de « mythisation » de la maladie, parce que les demandes médicales qui ne sont pas inscrites dans le système général mythique ne s’adaptent pas à ce terrain. Le traitement médical, privé d’un mythe adéquat, à un degré élevé, perd son efficacité subjective en même temps que les plus absurdes recommandations incluses dans le mythe gardent leur attractivité malgré les dommages objectifs.

3.2.2. Médecine à visage humain : une utopie ?

Un autre argument en faveur du « malaise » de la médecine est son incapacité à travailler avec l’intimité des gens. C’est souvent sans complexe et à proximité du malade, que médecins et soignants engagent des discussions sur le corps du patient, au risque de gêner les personnes n’appartenant pas au métier : combien de fois avons-nous assisté « aux pauses cafés » où les médecins et les soignants, rassemblés autour d’une tasse de café, discutaient vivement des selles de tel patient avec tous les détails « appétissants » sur la couleur, la forme, l’odeur, etc. Si les soignants peuvent aborder sans aucune gêne les détails anatomiques des organes génitaux masculins ou féminins, ils sont en même temps fortement dépassés et gênés par les problèmes de la vie affective ou amoureuse des patients. Ainsi de la demande du mari d’une patiente en fin de vie, qui voulait la prendre à domicile : la patiente ayant besoin d’un lit médicalisé, son mari a demandé au médecin de faire la prescription pour un lit deux personnes. En analysant « en staff » cette demande, le médecin et les soignants arrivent à la conclusion que la patiente n’a pas besoin d’un lit si grand, qu’un lit simple suffira. Ou encore l’énervement et l’incompréhension des soignants face à un patient également en fin de vie, qui, après avoir célébré son mariage (dans le service de soins palliatifs) s’enfermait à clé avec sa femme dans sa chambre. « La souffrance révèle le sujet dans son identité, c'est-à-dire dans sa vérité humaine, dans sa force comme dans sa faiblesse. Les soignants semblent parfois gênés par cette sorte d'intimité dévoilée, peut-être plus forte que l’intimité physique.»137

On peut continuer la liste des arguments pour dire que la médecine est en souffrance actuellement : plusieurs auteurs constatent une omission de la dimension

humaine dans l’approche des problèmes médicaux. On peut citer un exemple « banal » : la chute d’une personne âgée. Les médecins, surtout les médecins gériatres, les médecins généralistes, les chirurgiens, rencontrent chaque jour beaucoup de femmes et d’hommes tombés chez eux, dans la rue, dans une chambre d’hôpital. Mais combien de médecins se posent la question : qu’est ce que cela représente pour cette personne ? La chute d’un sujet âgé est un événement tellement banal, les techniques de la prise en charge sont tellement apprises – le discours médical jongle avec les termes « cassure », « vertiges », « grabatisation », « immobilisation » etc… – que l’on passe souvent à côté d’une grande souffrance : « Tomber comme un enfant, ne pas pouvoir se relever seul touche l’estime de soi, la confiance en sa valeur, en ses capacités…N’être que ça : la chute en l’exposant suscite la honte, l’affecte directement de se voir et voir l’autre le voir ainsi. Là se rappellent la dépendance, les limites, le manque, la fragilité corporelle et la mort toujours possible, l’impuissance et la petitesse. La « dernière chute » peut en cacher d’autres, tant physiques que psychiques » nous dit C. Roos138

Un autre témoignage va dans le même sens : « Mon médecin, je pense qu’elle ne sait même pas aujourd’hui ce que je fais dans la vie… Quand je m’assois là, c’est mon cancer du poumon qui est présent, mais moi je ne suis pas présent comme tel, en tant que personne. Ça aussi, ça fait partie de la souffrance, de la solitude »139

La science médicale a fait des progrès assez importants en ce qui concerne le soulagement de la douleur. Néanmoins, comme nous avons eu la possibilité de constater en prenant comme point de repère la vision dualiste de la souffrance, ni la douleur physique ni la souffrance morale ne sont suffisamment prises en charge, ni même prises en compte. Ce problème peut venir du fait que la douleur est perçue à partir de cette même logique dualiste et les médecins s’occupent de la douleur tout en faisant la séparation et en ne prêtant pas beaucoup d’attention aux problèmes de l’âme. Dans le meilleur des cas ils vont envoyer le malade voir un « psy ». C’est notamment pour cela que la médecine est souvent critiquée : « La science médicale est sans doute fort bien équipée pour s’occuper de la douleur. Mais la souffrance toujours lui échappe et l’art médical se pervertit lorsque d’aventure il prétend prendre soin d’une souffrance en ne traitant que la douleur qui est sa face repérable par la biomédecine… Lorsqu’il cède au scientisme, le médecin se mue en ingénieur biomédical et renonce à être un thérapeute. Il se barre l’accès à la souffrance tout

138 C. Roos Des chutes en abîme, une chute en cache une autre… In : Champ psychosomatique, 2008/1, N 49 139

en prétendant la rencontrer sous la forme de la douleur. Mais il ne rencontre alors qu’une abstraction objectivée désinvestie de toute la signification subjective que pourrait lui conférer un sujet souffrant. »140 Cette pensée appartient à un médecin, le Pr Jean-François Malherbe.

3.2.3. La douleur du personnel médical

La liste des reproches faits à la médecine et aux médecins peut être longue mais il est important de les écouter également – médecins et soignants. On peut constater qu’ils se disent aussi « en crise » et « en souffrance ». Voilà quelques extraits des tracts qui nous ont été remis par les soignants d’un CHU lors d’un colloque sur la douleur et la psychologie au sein de ce même CHU141 : « La souffrance des soignants a été maintes fois exprimée mais non entendue. Pourtant, il paraîtrait que c’est par la parole que l’on pourrait apaiser les conflits douloureux… La douleur du personnel devient alors « récalcitrante » comme vous le dites, chronique et rebelle malgré les placebos dont on le gave ». « …Sachant ces Personnels entièrement dévoués (pour ne pas dire corvéables…) pour prodiguer le soin aux Patients, ils encaissent durement, au travers de leurs mauvaises conditions de travail, tout l’épuisement de leurs plannings contraignants, mais aussi de leurs tâches rendues de plus en plus complexes, ou l’erreur professionnelle les guette à chaque instant… ». « Dans leur Profession, ils sont affectés de toutes parts, de toutes inégalités sociales qui les touchent de près, oui, ils sont parfois mis en danger !...et en retour ? Pas plus de reconnaissance, aucun renforts d’effectifs, aucune écoute…». «Le déni et le mépris de nos compétences, expériences et capacités nous entraînent vers l’enterrement de nos professions et ce sont les patients qui en font les frais. » Ces longues citations permettent mieux cerner les « plaintes » des soignants : elles se concentrent autour du manque. Ils évoquent le manque d’effectifs, le manque du temps, le manque d’écoute, le manque de reconnaissance.

Les médecins, de leur côté, ne sont pas non plus épargnés par cette souffrance : d’après les syndicats médicaux142 le médecin est actuellement dans une situation particulièrement difficile, car son expertise est souvent mise en doute ou contestée. Le médecin est de plus en plus contraint de justifier ses prescriptions, de subir différents

140

J.F. Malherbe Médecine, souffrance et philosophie. Revue Médicale Suisse 2008, N 4

141 L’orthographe respectée

142 Face à la médecine en crise, « l’union fait la force » http://www.absym-

contrôles et même de faire des choix extrêmement difficiles comme, par exemple, l'obligation de faire sortir un malade de l'hôpital avant sa stabilisation complète pour éviter des pénalisations de l'institution dans son prix de journée. Selon une autre source143 le taux de médecins insatisfaits augmente : moins de 15 % en 1973, plus récemment entre 30 et 40 %, voire près de 60% dans une étude de 2001. Le sentiment le plus largement répandu parmi les médecins est celui de la perte de l’autonomie professionnelle. Pour les auteurs il y a deux explications principales : l’évolution sociologique concernant les patients et l’évolution technique et économique impliquant un contrôle tant des responsables politiques et gouvernementaux que des financeurs.

3.2.4. « Médicalisation » de la société ou « socialisation » de la médecine : normal ou pathologique ?

Il est temps de poser la question « pourquoi ? » Pourquoi la médecine est en crise maintenant et cette crise, même vécue et expliquée différemment par les malades et les soignants, est ressentie, néanmoins, très fort ? Comment cela rentre-t-il dans le cadre des progrès médicaux importants ?

Dans la société contemporaine on peut constater des phénomènes qui peuvent nous fournir quelques pistes de réflexions par rapport à ce sujet. L’un de ces phénomènes est une « médicalisation » excessive de la société. Dans « Némésis médicale » Ivan Illich parlait du fait que la médecine touche désormais pratiquement tous les domaines de la vie humaine. On ne trouvera, probablement pas d’aspect de la vie auquel la médecine ne s’est pas intéressée : de la naissance à l’éducation, la jeunesse et ses problèmes qui sont désormais des problèmes médicaux aussi (la preuve – en France comme ailleurs la jeunesse dépend régulièrement du Ministère de la Santé), la vie adulte, le crime, la tristesse, la vieillesse, la mort. « Des pans entiers de l'expérience humaine sont ainsi soustraits au royaume de la sagesse personnelle et de la connaissance individuelle pour être transférés à l'empire de la médecine, avec l'aura que lui confèrent le déterminisme biologique et l'attrait pour la technologie »144.

En même temps, nous sommes témoins d’un processus inverse : les problèmes médicaux deviennent des problèmes sociaux et politiques. Pour D. Fassin, il s'agit, aussi,

143 P. Gallois, J.-P. Vallée, Y. Le Noc Médecine générale en crise : faits et questions. Médecine, mai 2006 144 P. Jacques Souffrance psychique et souffrance sociale, p. 29

d’une «sanitarisation de problèmes sociaux »145. Parallèlement, dit-il, on constate, en France du moins à une « politisation de problèmes biomédicaux ». Nous assistons aux grands débats « politiques » comme l’euthanasie, l’avortement, les cellules souches, etc. qui désormais sont devenus l’affaire de tous, et c’est la société, souvent, qui définit de nouvelles lois pour la santé publique.

Une autre explication de cette crise peut être le flou qui s’est installé par rapport au concept de la norme et de la pathologie. La médecine, historiquement, est appelée à lutter contre ou à soigner la pathologie, de plus, elle tient à ce que son discours sur la pathologie soit considéré comme le seul vrai. Mais à l’époque où nous vivons, la frontière entre le normal et le pathologique, la maladie et la santé, est vague et imprécise. Pour G. Canguilhem la santé ne veut pas toujours dire « normal », et la maladie n’est pas toujours pathologique. La maladie peut être une norme de vie, mais ce n’est pas la même norme que la norme « normale », c’est la norme inférieure. « Si on accepte, dit Canguilhem, que la maladie reste une sorte de norme biologique, cela entraîne que l’état pathologique ne peut être dit anormal absolument, mais anormal dans la relation à une situation déterminée ».146Il est très difficile pour la médecine dans ces conditions de trouver sa juste place et de continuer à agir contre la pathologie (ou la normalité dans la version moderne ?)

Il existe un autre phénomène ou plutôt une évolution de la médecine souvent contestée et même critiquée, il s’agit comme l’évoquait I. Illich, de « la transition du corps physique vers le corps fiscal » : « Et ce sont précisément les économistes, partisans d’une économie sociale orientée par les valeurs de la solidarité, qui font du droit égalitaire à la santé un objectif primordial. Logiquement, ils se voient contraints d’accepter des plafonds économiques pour tous les types de soins individuels. C’est chez eux qu’on trouve une interprétation éthique de la redéfinition du pathologique qui s’opère à l’intérieur de la médecine. La redéfinition actuelle de la maladie entraîne, selon le professeur Sajay Samuel, de l’université Bucknell, « une transition du corps physique vers un corps fiscal ». En effet, les critères sélectionnés qui classent tel ou tel cas comme passible de soins clinico-médicaux sont en nombre croissant des paramètres financiers. »147 Le même auteur dit, en parlant de la médecine actuelle, que l’auscultation a remplacé l’écoute.

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Fassin D., Et la souffrance devint sociale. De l'anthropologie médicale à une anthropologie des afflictions, Critique, Tome LX-n° 680-681, 2004b, p.16-29

146 G. Canguilhem Le normal et le pathologique. Paris : Quadrige/PUF, 1984 147

Après toutes ces constatations il est très tentant de blâmer la médecine, la société, la politique et de regretter « le bon vieux temps ». il nous semble que ces changements, indifféremment de l’opinion (négative ou positive) de chacun, son inévitables. Il nous reste à tous dans ces conditions de trouver le juste milieu : d’être attentif à toutes ces questions économiques, politiques, sociales tout en continuant à s’intéresser au sujet, à son histoire et ses préoccupations. Ces deux approches peuvent exister ensemble.