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Souffrir en Occident : entre sens et non-sens

Première partie : De l’apparition des concepts à leur usage actuel

2.3. Souffrir en Occident : entre sens et non-sens

Quand j’étais petit, il n’y avait pas beaucoup d’argent à la maison. Mes parents m’ont appris à travailler dur et à souffrir. Quand mon père apprenait que les choses n’allaient pas comme je le voulais, il était même content pour moi : « C’est comme ça que tu vas apprendre. C’est dans la souffrance qu’on profite vraiment ».

L. Diarra.117

Pour ceux qui ne le connaissent pas, nous tenons à préciser que l’auteur de cette phrase, L. Diarra, est un footballeur français d’origine malienne. Pour lui la souffrance a un sens, c’est par elle qu’il explique son succès énorme. Ces paroles sont d’autant plus intéressantes que le footballeur célèbre est né en France, est assez jeune et appartient à la nouvelle génération, pour qui, nous le disons souvent, la souffrance n’a pas de sens, la génération qui cherche le plaisir à tout prix. Est-ce que c’est son identité africaine très forte

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qui le fait parler comme ça ou bien il résume une idée générale, un message pour tous les ados qui veulent devenir des grands footballeurs : il faut souffrir pour devenir le symbole de la réussite ?

2.3.1. « Pourquoi ?» ou « Comment faire ?»

Depuis toujours, comme nous l’avons déjà vu, les hommes cherchent le sens de la souffrance : pendant des siècles c’était ce qui déterminait l’attitude à avoir face à elle. Depuis toujours, aussi, ils cherchent les possibilités de soulager la douleur physique par différents remèdes. Nous avons vu que la séparation entre l’âme et le corps ne date pas de Descartes mais a des racines plus anciennes. Cette dichotomie était presque toujours plus ou moins présente dans l’esprit des gens et même dans les temps anciens, l’ombre de la division corps/esprit planait autour de ces questions. Les pratiques qui en découlent, visent, évidemment, ces deux entités : d’un coté soulager l’âme de ses souffrances, de l’autre le corps de ses douleurs. En même temps la frontière n’étant jamais très fermée, on donnait un sens à la douleur physique comme à la souffrance morale ou on essayait d’en comprendre le sens. Les pratiques de soulagement étaient un questionnement beaucoup moins important. C’est depuis très peu de temps, environ un siècle, que les choses ont

117 S. Régy et F. Annese. Lass’ action hero. In : SO Foot décembre/janvier 2010, p. 39

beaucoup évolué et la question « comment faire ?» est passée au premier plan. La tendance actuelle va plus vers la recherche de solutions que d’explications. En même temps ce « pourquoi » est encore profondément ancré dans les esprits.

L’exemple qui suit va nous permettre d’illustrer nos propos. Au cours de notre activité professionnelle au sein d’un EHPAD, l’administration nous a proposé d’organiser une séance d’information sur la maladie d’Alzheimer adressée aux soignants. Les bénévoles et les amis de l’EHPAD ont été invités eux aussi. Lors de la réunion, en salle se trouvait, curieusement, deux catégories de personnes : des femmes d’un certain âge (les épouses des malades, les membres de familles des personnes atteintes, ainsi que des femmes retraitées qui, grâce à leur sensibilité exceptionnelle, sont devenues des bénévoles engagées auprès des malades). L’autre catégorie de participants était aussi constituée de femmes mais beaucoup plus jeunes, soignantes, AMP (aide médico-psychologique), agents de service. Aucune d’entre elles ne dépassait, probablement, l’âge de 40 ans. La séance a duré presque une heure et nous avons, avec l’aide d’une présentation power-point, évoqué plusieurs questions : quelques données générales sur la maladie d’Alzheimer, les facteurs de risque, l’évolution de la maladie, les différents stades, les traitements existants, etc. A la fin, les participants ont eu la possibilité de poser des questions. La première réaction était celle d’une femme d’un certain âge qui a dit qu’elle ne se retrouvait pas dans ce qui était évoqué, et notamment elle ne comprenait pas pourquoi son cousin avait la maladie en question alors qu’il n’avait jamais bu d’alcool, était un homme intelligent et avait beaucoup d’amis.

Parmi toutes les informations proposées sur la maladie d’Alzheimer cette dame avait été interpellée par une petite information sur une seule diapositive qui contenait les facteurs de risque et où il était marqué que l’alcool, le niveau bas d’études et la pauvreté des liens sociaux peuvent être des facteurs de risque. Finalement, elle s’était focalisée sur la même question : « pourquoi ?». Pourquoi il a eu « ça », lui, qui était si intelligent, si bon, etc. Pourquoi ? Indirectement, peut-être, la séance de formation a fait trembler le sens, le mythe qu’elle a crée autour de la maladie, mais n’a pas proposé d’autres explications (et les explications proposées, les facteurs du risque mentionnés n’ont pas été identifiés comme satisfaisants). Pour finir avec cette petite illustration il faut dire que la partie « jeune » des participant(e)s s’intéressait plutôt aux questions héréditaires.

2.3.2. Souffrance comme salut d’âme

Si on se propose de parler de la souffrance en Occident on ne peut pas éviter le sens que lui donne le christianisme, et surtout sa branche catholique. Nous pouvons utiliser comme document de référence : « La lettre apostolique Salvifici Doloris sur le sens chrétien de la souffrance humaine » écrite par Jean-Paul II119. Dès les premiers mots Jean- Paul II met en avant le sens salvifique de la souffrance et ensuite aborde cette question plus en détails en résumant et en expliquant la vision de l’Eglise catholique. N’en reprenant que les idées principales de Jean-Paul II on constate que la souffrance :

- a un caractère d’épreuve

- a l’amour comme la source la plus riche du sens

- a une lumière du salut qui lui donne le Christ grâce à sa Croix et sa Résurrection même s’il ne peut pas libérer l’homme de toutes les souffrances

- a une valeur de Rédemption

- lorsqu’elle fait que l’homme est presque dans l’impossibilité de vivre et d’agir, la maturité intérieure et la grandeur spirituelle deviennent une leçon émouvante pour les personnes qui jouissent d’une santé normale

- libère la capacité d’aimer, ce don désintéressé du propre « moi » au profit d’autrui, de ceux qui souffrent

- peut faire du bien à l’homme et peut apprendre l’homme à faire du bien à celui qui souffre

Le prêtre catholique cité plus tôt, parle, lui aussi, de sens de la souffrance:

« Premièrement, la souffrance est un mal. Et dans la spiritualité, il fallait accepter, même chercher à souffrir sous prétexte que le Christ avait été crucifié ! La souffrance est un mal, il faut la refuser. Il faut soulager la souffrance. Dieu n’a pas voulu la souffrance… Tout ça c’est pour dire que comme chrétien, on n’a pas le droit de dire que la souffrance est un bien… Et la souffrance qui peut être un obstacle entre nous et Dieu ça peut être aussi une occasion de se rapprocher de Dieu. Le sacrement des malades vise à ce qu’ils trouvent un sens à leur souffrance dans le Christ.»

119 Lettre apostolique SALVIFICI DOLORIS du souverain pontife Jean-Paul II aux évêques, aux prêtres, aux

familles religieuses et aux fidèles de l’Eglise Catholique sur le sens chrétien de la souffrance humaine. Librerie Editrice Vaticana, 1984

Si nous nous sommes arrêtés sur le sens chrétien de la souffrance à plusieurs reprises, c’est notamment pour montrer comment la religion a su réfléchir, analyser, élaborer et proposer aux hommes des explications à leurs questions alors que la science, comme nous avons vu dans l’exemple exposé plus haut, n’a pas pu trouver une réponse acceptable. La France, même si c’est un pays laïc, a une forte tradition catholique surtout parmi les personnes âgées. Le sens chrétien de la souffrance parle donc beaucoup aux personnes120.

Pour certaines personnes le sens de la souffrance est clair, il est donné par leurs convictions, leur religion, leurs aspirations spirituelles, leur éducation. Pour d’autres – il faut le trouver. Comme disait une de nos patientes qui était en fin de vie : « Heureusement

que je suis croyante, ça me soulage. Je ne sais pas comment j’aurais supporté tout ce qui m’arrive si je ne croyais pas »…

Il est certain que la religion ne peut pas tout expliquer, pas plus que la science. Plusieurs personnes ne trouvent pas dans la souffrance le sens salvifique, ne considèrent pas que la souffrance peut faire du bien. Lors de nos discussions avec les familles des personnes hospitalisées dans le service de soins palliatifs c’est le thème qui revient constamment : « Mais pourquoi le Dieu a permis ça ? Je ne peux plus croire en Dieu parce

qu’il permet tant de souffrances dans ce monde ».

120 L’exemple, cette fois poétique de la quête du sens : Marie-Thérèse a 68 ans, elle souffre depuis 10 ans de

la maladie de Parkinson, son état de santé s’aggrave chaque jour. Elle écrit ce poème et s’interroge sur le sens de sa souffrance :

Dis-moi, pourquoi, mon Père ?

Au nom de quoi tu me laisse tomber comme ça ? Au nom de quoi je dois souffrir autant que ça ? Au nom de quoi je n’ai plus droit à la joie ? Au nom de quoi tout se referme autour de moi ? Ma vie était remplie de toi

Tu étais la lumière de mes pas Au nom de quoi, mon Dieu ?

2.3.3. Donnons du sens à la souffrance !?

Nous avons vu que lorsqu’on essaye de chercher le sens de la souffrance on risque de ne pas être satisfait par les différentes propositions. Une autre solution possible serait de penser que la souffrance n’a pas de sens. C’est ce qui domine les mentalités des occidentaux aujourd’hui, l’idée trouvant, peut-être, ses origines dans le concept de R. Leriche « douleur-maladie ». La maladie n’a pas de sens, donc, évidemment, la douleur, la souffrance n’en n’ont pas non plus. Les souffrances humaines sont, dans le cadre de cette idée, inutiles, gratuites, ne servent strictement à rien.

Cette idée a été positive dans la société occidentale. La négation de la souffrance, l’absence de sens, ont permis le développement de la lutte contre la douleur, la création de centres antidouleur, le changement de l’attitude face aux personnes handicapées, aux personnes âgées, aux personnes malades. Les états de santé considérés avant comme souffrants « par définition » ne le sont plus, on constate l’émergence de politiques publiques en faveur des ces personnes qui ne sont alors plus « souffrantes ». On parle de « bien vieillir », de la qualité de vie de personnes atteintes de cancer ou celles des malades Alzheimer et, finalement, le nouveau concept a vu jour il y a quelque temps – « bien mourir ». Toute la vie, de la naissance à la mort peut se passer « bien ». Toutes les personnes, indépendamment de leurs problèmes de santé, dans cette logique, peuvent vivre bien et jouir de l’existence. La société, la politique, les collectivités mettent en œuvre les moyens pour permettre aux personnes potentiellement « souffrantes » d’avoir les mêmes possibilités que les autres, moins « souffrantes »: accessibilités des lieux, intégration dans la vie professionnelle et sociale des personnes handicapées, accès aux loisirs, etc.

Mais comme tout progrès, tout changement, il existe toujours un revers de la médaille : le non-sens de la souffrance a fait que si la souffrance, malgré tous les efforts, apparaît, on ne sait pas faire face, on la cache. Les gens décèdent de plus en plus dans les hôpitaux, « cachés », loin de leurs amis, parfois loin de leurs familles ; les « vieux souffrants », qui vieillissent « mal » (en opposition à ceux qui vieillissent « bien ») sont rassemblés dans les structures spécialisées, les malades qui « ont perdu la tête » sont « placés » dans les unités fermées. Lors des obsèques, un des soucis principaux est que tout soit « beau », lors du deuil – qu’il ne devienne pas pathologique - et si les gens se retrouvent dans une situation d’inconfort important (soit face à une maladie incurable, qui affecte considérablement la qualité de vie mais n’engage pas le pronostic vital, soit face à un changement dans la vie personnelle ou professionnelle non désiré, les exemples peuvent être différents) il est plus

facile, parfois, pour eux, de choisir de mourir que de rester vivant mais en souffrance. S’il n’y a pas de sens dans la souffrance il n’y a pas de réponse au « pourquoi », donc il est logique (et très facile en même temps) de conclure qu’il ne faut pas souffrir, et si, néanmoins, la souffrance est inévitable alors il vaut mieux être mort. « Elle (douleur - I.M) traduit l’irruption du pire que la mort, dans une société, qui n’intègre plus ni la souffrance, ni la mort, comme des données de la condition humaine» considère Le Breton.

Il n’est pas facile se positionner face à la souffrance : on vacille entre sens et non-sens, ne sachant jamais quoi choisir. Trop donner de sens à la souffrance peut nous conduire à une passivité, un dolorisme et un manque de désir de lutter. Nier tout sens, peut être dangereux aussi, comme nous l’avons vu : la vie devient valeur seulement dans le cas où il n’y a aucune ombre de souffrance, et à la moindre souffrance les gens peuvent choisir la mort. Alors, comment trouver cette possibilité de vivre pleinement en accordant à la souffrance sa place tout en continuant la lutte contre elle ?

Conclusions pour le deuxième chapitre

Il nous semble qu’ils existent quelques points importants qu’on peut dégager de ce chapitre sur la souffrance et la douleur.

Le premier point important serait cette préoccupation constante qu’on peut voir à travers l’histoire ancienne mais aussi moderne : la recherche du sens. Chaque époque propose un sens à la souffrance : l’époque antique met l’accent sur les forces maléfiques ou l’éducation du courage par la souffrance, plus tard, l’époque chrétienne propose une riche palette de sens et d’explications à ce phénomène. A partir de la première moitié du XXe siècle on parle de l’empathie à travers la douleur. Mais depuis quelques décennies on découvre que la souffrance n’a pas de sens.

Un autre point important nous semble être la question du soulagement de la souffrance et de la douleur et nous sommes frappés par la très faible préoccupation pour cette question ; comme si tous les efforts accomplis pendant des milliers d’années avaient été employés uniquement pour trouver un sens et proposer une explication, une interprétation de la souffrance. Depuis quelques décennies, le soulagement de la douleur (mais aussi, nous allons le voir plus tard, de la souffrance psychique) est devenu un enjeu primordial, toute la douleur n’est pas soulagée, il existe toujours des personnes qui souffrent (physiquement) malgré la meilleure volonté et des moyens techniques et pharmaceutiques.

Il nous semble également important de souligner ce qui, à notre avis, parasite le débat sur la souffrance et la douleur, à savoir, la dichotomie éternelle avec ses différences et ses similitudes entre la souffrance et la douleur. Ce débat est tout aussi « productif » que le débat entre origine organiques ou psychiques de la démence, il est très ancien et n’a jamais apporté aucune avancée dans le traitement de la maladie. En même temps, ce débat, comme beaucoup d’autres, sont, probablement inévitables à un certain moment.

En dernier point nous souhaitons souligner la notion de concept, qui semble un des mieux adaptés pour expliquer le phénomène très complexe de la souffrance. Ce concept a été proposé par C. Saunders qui parle de « total pain ». Malgré ses limites et divergences, l’idée que la douleur est un phénomène englobant plusieurs éléments : biologiques, psychiques, social, etc., fait que le débat sur les relations douleur-souffrance devient inutile, car en fonction de prévalence d’un des éléments on parle plutôt de la souffrance ou plutôt de la douleur. C. Saunders dit que si un des éléments de ce système n’est pas

soulagé, la douleur va rester totale. Ce qui nous amène à nous demander s’il existe réellement des situations dans lesquelles ce cas est possible. Probablement non, répondons- nous, d’où l’idée que peut-être la souffrance est toujours totale.

Troisième chapitre : De la souffrance à la maladie d’Alzheimer : l’usage actuel des concepts