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Succès et paradoxe de la théorie classique

Nous voilà à l’aube du XXe siècle. Les connaissances des propriétés magnétiques des substances sont encore bien éparses et les travaux de Pierre Curie,[11] Paul Langevin[12, 13] et Pierre Weiss[14] représentent en quelque sorte la naissance de la magnétochimie en tant qu’étude généralisée des propriétés magnétiques des composés chimiques. Le travail de thèse de Curie, mené alors qu’il était laborantin à la Sorbonne puis à l’École supérieure de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris (ESPCI), est publié en 1895. Il s’agit de la première étude systématique de l’évolution, en fonction de la température, de la réponse de nombreuses substances à un champ magnétique appliqué. Une partie de l’introduction de ce travail séminal est reproduite ici (voir 2). Elle décrit parfaitement le contexte de l’époque. Pour information, le mot didyme décrivait les corps néodyme et praséodyme avant qu’ils ne soient distingués.

Afin de mieux comprendre les rares expressions mathématiques qui suivent, définissons quelques symboles utilisés. Le champ magnétique appliqué sera représenté par le vecteur H. L’aimantation, notée M, correspond au moment magnétique par unité de volume. Curie constata que cette aimantation M est proportionnelle au champ H. Cette constante de proportionnalité ou réponse de la substance au champ appliqué est appelée susceptibilité magnétique symbolisée par χ. Dans le cas général χ est un tenseur, mais si l’échantillon est magnétiquement isotrope alors χ est un scalaire.

Pierre Curie a établi que pour les substances paramagnétiques, cette susceptibilité magnétique χ décroît quand la température augmente, de manière inversement proportionnelle. Ce qui signifie tout simplement que la température affaiblit la capacité de magnétisation du composé. Cette règle générale est connue à présent comme loi de Curie. Dans le cas d’un champ appliqué faible, on peut écrire

! = lim

H"0 M

H = C

avec T, la température en kelvin et C, la constante de Curie. Cette constante dépend de la substance. Pour les composés ferromagnétiques, il nota une augmentation rapide de l’aimantation M jusqu'à une température critique, la température de Curie. Au-delà, la substance se comporte comme un matériau paramagnétique. Finalement, il remarque que pour les composés diamagnétiques, χ est négatif et de valeur plutôt constante avec la température.

Au final, une loi et une constante qui portent maintenant son nom, soulignent l’importance des travaux de thèse de Pierre Curie. La méthode employée dans son article de 110 pages est devenu un standard pour l’étude moderne de nouveaux composés paramagnétiques, avec la mesure de χ à plusieurs températures.[11] À noter que deux ans après, furent publiés les travaux de thèse de Jean Perrin menés à l’École Normale Supérieure sur les particules de charge négative du rayon cathodique,[15] baptisés électrons en 1900. Ces derniers seront bientôt le centre de toutes les attentions dans le domaine qui nous intéresse.

Le phénomène de diamagnétisme fut expliqué en 1905, soit une décennie après, par Paul Langevin.[12] Langevin fut l’élève de Curie à l’ESPCI quand ce dernier préparait sa thèse. Alors que Pierre Curie abandonne la recherche sur le magnétisme pour travailler sur le sujet de thèse de son épouse, Langevin le remplace à l’ESPCI et reprend son travail sur le magnétisme. Se basant sur les travaux de Lorentz, Langevin supposa la loi de Lenz vérifiée à l’échelle atomique, c’est-à-dire qu’en présence d’un champ magnétique appliqué, le champ électrique résultant modifie le mouvement orbitalaire des électrons, ce qui provoque une aimantation induite, très faible et indépendante de la température, qui s’oppose au champ magnétique appliqué. Ce phénomène est donc universel, mais n’est souvent notable que pour les composés sans électrons célibataires, car la susceptibilité magnétique peut être vue comme la somme d’une contribution diamagnétique et d’une contribution paramagnétique. La contribution diamagnétique est de l’ordre de 1 à 100·10-6 cm3/mol soit habituellement cent fois plus faible que la contribution paramagnétique. Puis, afin d’expliquer la loi de Curie des composés paramagnétiques, Langevin postula l’existence de moments magnétiques permanents µ au niveau atomique.[13] L’orientation dans l’espace, de ces moments, est déterminée par une distribution statistique de

Boltzmann. Ainsi, dans ce modèle, l’aimantation M de N dipôles magnétiques sous l’action du champ H s’écrit

M= Nµ L µH

kT

!

"# $%& (2)

L(x)= coth x ! 1

x est la fonction de Langevin et k, la constante de Boltzmann. Dans le cas d’un champ faible, le développement en série de Taylor de cette fonction retrouve la loi de Curie.

Finalement, en 1907, Pierre Weiss, à l’époque au Zürich Polytechnikum, propose une explication au ferromagnétisme.[14] Weiss était convaincu que le ferromagnétisme correspondait à un phénomène coopératif. Il prit alors pour hypothèse l’existence d’un « champ moléculaire », Hm, proportionnel à l’aimantation avec Hm = nM . Ce champ agit sur chaque molécule comme un champ externe et quand on utilise celui-ci dans la fonction de Langevin, le développement en séries de Taylor aboutit à

M= C

T

(

H+ nM

)

. (3)

La température de Curie théorique, quand M / H= !, est Tc = nC . Pour des températures supérieures à la température de Curie, on obtient la loi de Curie-Weiss,

! = M

H = C

T " Tc

. (4)

Une comparaison entre les lois de Curie et de Curie Weiss, pour un composé hypothétique, S = ½ et g = 2,0, est représentée dans la Figure 2. Dans le cas de la loi Curie-Weiss, l’intersection de χ-1 avec l’axe des abscisses correspond à la température de Curie.

Figure 2. Simulations de χ (lignes continues) et χ-1 (lignes discontinues) selon les lois de Curie (en noir) et de Curie-Weiss (en rouge) avec C = 0,375 cm3Kmol-1 et Tc = 5 K

Même si les données expérimentales des composés ferromagnétiques obéissaient avec peu de déviations à cette loi, Weiss était incapable de justifier l’origine de ces « champs moléculaires ». Impossible aussi d’expliquer pourquoi pour le fer, dont la température de Curie est de 943 K, le champ interne est théoriquement cent fois supérieur au champ mesuré macroscopiquement. Nonobstant l’absence de modèle causal, les travaux de Curie, Langevin et Weiss reproduisent avec succès le magnétisme mesuré de nombreux composés. Malgré ces avancées, la théorie classique du magnétisme aboutit pourtant, au début du XXe siècle, à une voix sans issue. Car les travaux de thèse –encore– de Niels Bohr effectués dans sa ville natale de Copenhague en 1911, ainsi que ceux en 1919, de Johanna Van Leeuwen dirigée par le professeur émérite Hendrik Lorentz à l’Université de Leyde aux Pays-Bas, démontrèrent l’incapacité fondamentale de la théorie classique à pouvoir décrire les propriétés magnétiques de la matière. Rajoutons comme anecdote, que l’hélium liquide fut obtenu pour la première fois en 1908 par Kamerlingh Onnes dans cette même Université de Leyde. Ainsi, une utilisation consistante de la mécanique classique et de la mécanique statistique conclut à l’annulation à toute température des contributions diamagnétiques et paramagnétiques de la susceptibilité. Selon la mécanique classique et contrairement à des milliers d’années d’empirisme, le magnétisme ne peut exister ! Le paradoxe de Bohr-Van Leeuwen s’ajoute aux différentes crises que connaît alors la théorie classique, il est l’heure de changer les bases de la physique.