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Structures physiologiques et structures psychologiques

1 ère Partie : La sensation des structures dans la psychologie de la forme

Chapitre 3 : L’isomorphisme gestaltiste

I. L’idée d’isomorphisme structural

1. Structures physiologiques et structures psychologiques

C’est dans son ouvrage sur les formes physiques1 que Köhler développe l’hypothèse de l’isomorphisme gestaltiste le plus en détails, en s’appuyant sur les données physiologiques disponibles à l’époque. Jusqu’à la psychologie de la forme, nous l’avons vu, l’idée d’isomorphisme psychophysique était développée sous le présupposé principal de l’hypothèse de constance. Par conséquent, il s’agissait surtout de concevoir quels processus physiologiques pouvaient être déclenchés linéairement par les stimuli proximaux, avant de produire eux-mêmes, de manière linéaire à nouveau, des sensations. Ainsi, à une sensation déterminée devait toujours correspondre un même type de processus physiologique déterminé, et à toute variation de la sensation selon une dimension déterminée, devait correspondre une variation du processus sous-jacent selon une dimension correspondante de sa variabilité propre, et inversement : toute la difficulté consistait

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alors à trouver les processus physiologiques pouvant répondre à ces exigences. Au moment où Köhler écrit, la version la plus sophistiquée selon lui de cette conception de l’isomorphisme était celle de G.E. Müller1, selon laquelle les excitations physiologiques correspondant à des sensations

visuelles conscientes devaient être des réactions chimiques réversibles. Victor Henri présente ainsi

cette conception de Müller dans L’année psychologique :

« Si une réaction chimique consiste en ce que 2 molécules de la substance A, plus 3 molécules de la substance B donnent lieu à 2’ molécules de la substance A’ plus 3’ molécules de B’, la réaction opposée, c’est-à-dire le passage de 2’ A’ + 3’ B’ à 2 A +

3 B est aussi possible [dans le cas d’une réaction réversible] ; on exprime ce fait en

écrivant la réaction chimique de la manière suivante : 2 A + 3 B 4 2’ A’ + 3’ B’ ; si on met en présence les corps A et B, la réaction se produit de gauche à droite avec une certaine intensité, c’est-à-dire qu’il arrive un moment pour lequel la réaction de droite à gauche se produit aussi ; de sorte qu’à partir de ce moment il s’établit un certain équilibre chimique entre les quatre substances A, B, A’, B’ … Admettons donc que la production de la réaction dans le sens de gauche à droite (transformation de A et B en A’ et B’) correspond au processus rétinien de la couleur blanche, tandis que la réaction se produisant de droite à gauche correspond au processus rétinien du noir … Supposons qu’une certaine lumière blanche agisse sur la rétine, et que par suite la réaction chimique se fasse plus fortement de gauche à droite que de droite à gauche, c’est-à-dire que Jbl > Jn [où Jbl est l’intensité du processus chimique blanc (5) et Jn l’intensité du processus chimique noir (6)], c’est la différence Jbl - Jn qui importe surtout pour la production de telle ou telle autre sensation : si cette différence est positive on aura une sensation se rapprochant plus du blanc, si elle est négative la sensation correspondante se rapprochera plus du noir … si on abandonne la rétine à elle-même, en se plaçant par exemple dans une chambre complètement obscure, la différence Jbl - Jn diminuera de plus en plus et tendra vers zéro »2.

Dans la mesure où les réactions sont réversibles, en l’absence de lumière, elles sont à l’équilibre, c’est-à-dire que la différence entre l’intensité des réactions en un sens et l’intensité des réactions dans l’autre sens est nulle : se manifeste alors une sorte de zéro de couleur, correspondant à l’équilibre chimique. Si l’intensité des réactions dans un sens est favorisée par l’action de la

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Dans « Zur Psychophysik der Gesichtsempfindungen », Zeitschrift für Psychologic und Physiologic der Sinnesorgane, 1896, X, pp.1–82 et 320–413; 1897, XIV, pp.1–76 et 160–192.

2 Henri Victor, « G.-E. Müller, La psychophysique des sensations visuelles ; G.-E. Müller, Sur les sensations visuelles produites par le courant galvanique », L'année psychologique, 1897 vol. 4. n°1, pp. 495-496.

lumière, alors se manifeste une couleur déterminée sur l’une des différentes directions possibles : blanc-noir, rouge-vert, et jaune-bleu. En cas d’égalité des lumières rouge et verte, ou jaune et bleue, on ne perçoit que du blanc (on peut penser qu’il s’agit du blanc normal servant de niveau chez Koffka). Toute couleur perçue correspond donc à une intensité plus ou moins élevée de réaction chimique réversible dans une direction plutôt qu’une autre : elle peut être plus ou moins rouge, ou plus ou moins verte ; plus ou moins jaune ou plus ou moins bleue ; ou encore plus ou moins rouge

et jaune ; rouge et bleue ; verte et jaune ; verte et bleue ; mais pas rouge et verte, ni jaune et bleue,

ce qui est conforme aux données introspectives1.

Ainsi, d’après la version de l’isomorphisme psychophysique proposée par Müller, à une proportion donnée des réactions sous-jacentes aux sensations (blanc-noir, rouge-vert, et jaune-bleu) dans un récepteur de la rétine doit alors correspondre une sensation de couleur déterminée, et par exemple, à une augmentation de la rougeur de la sensation doit correspondre une augmentation de la proportion de la réaction correspondante, et inversement. Or, puisque la proportion des différentes réactions qui sous-tendent une sensation déterminée varie de manière linéaire avec la qualité de la lumière qui stimule la rétine, on retrouve bien l’hypothèse de constance au principe de cet isomorphisme. C’est donc surtout cette conception de l’isomorphisme psychophysiologique que Köhler entend modifier, dans un sens structural :

« La psychologie de la forme utilise un principe qui est tout à la fois plus général et plus susceptible d’applications concrètes que ceux de Hering et de Müller. Ces auteurs ne renvoient qu’à l’ordre logique des expériences, séparées à cette fin de leur contexte et comparées en fonction de leurs similarités. Leur thèse postule que si des événements physiologiques en chaîne sont extraits de leur contexte et jugés en fonction de leurs analogies, l’ordre logique qui en découle doit être le même que celui expérimenté dans un autre domaine. On verra par la suite que cet ordre n’est que celui d’échantillons aussi privés de vie que le sont des pièces enfermées dans un musée. Mais l’expérience en tant que telle rend manifeste un ordre qui est lui-même expérimenté. Par exemple, j’ai actuellement devant moi trois points blancs sur une surface noire : l’un se trouve au milieu de cette surface et les deux autres se trouvent placés symétriquement de chacun des côtés du premier point. C’est aussi un ordre, mais au lieu d’être essentiellement de type logique, cet ordre est un ordre concret et appartient aux faits mêmes de l’expérience. Cet ordre aussi, nous supposons qu’il dépend d’événements

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physiologiques dans le cerveau. Notre principe renvoie à la relation entre l’ordre concrètement expérimenté et les processus physiologiques qui le sous-tendent »1.

L’idée de la psychologie de la forme est donc de faire correspondre directement à toute « structure » phénoménale, responsable d’un « ordre concrètement expérimenté », c’est-à-dire de la perception d’une qualité de forme, une structure causale (dynamique) sous-jacente, résultant d’un équilibre des forces en jeu dans la situation de contrainte topographique considérée (cet équilibre expliquant la résistance au changement des structures phénoménales ainsi perçues). Koffka explique ainsi à plusieurs reprises dans les Principes que la loi de Prägnanz, en organisant le champ sensible, suffit à donner physiquement à celui-ci ce qui aurait dû lui manquer d’après les théories vitalistes au sens large : à savoir, l’ordre, la signification et la valeur (à comprendre comme une fonction dans une totalité relationnelle – comme un prédicat structural), sans qu’il soit besoin de recourir à un principe nouveau, d’ordre séparément « spirituel », pour en rendre compte2. Chaque fois, les fameuses sensations ponctuelles n’apparaissent que comme les « échelons » de ces forces phénoménales organisées spontanément en structures, sans qu’il soit besoin pour cela de faire intervenir une « comparaison » surajoutée, et cela vaut y compris pour les qualités des choses perçues, qui ne sont que des échelons dans les structures totales de ségrégation figure-fond du moment : c’est pourquoi, nous l’avons vu, elles ne peuvent être séparées de l’ordre concret dans lequel elles apparaissent (où le fond général, notamment, prend une valeur de niveau « blanche » indépendamment de la couleur des stimuli qui lui correspondent), comme si leurs qualités résultaient linéairement de la somme des stimuli sur lesquels elles se fondent. Ce sont plutôt les structures dynamiques fondées sur ces stimuli qui déterminent leurs qualités.

On voit également, d’après l’exemple utilisé par Köhler, que les relations spatiales phénoménales elles-mêmes sont corrélatives, comme « ordre concrètement expérimenté », d’un ordre dynamique sous-jacent entre les processus dans le cerveau : ce n’est pas « la simple localisation géométrique de ces processus » qui entre en compte, et celle-ci « peut ne pas correspondre à l’ordre spatial qui est vu à ce moment »3. En effet, « de même que toutes les caractéristiques du champ sont associées à des faits physiologiques dans le cerveau, de même la position relative des objets dans l’expérience est déterminée par un certain type de processus qui constitue leur base physiologique »4 :

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Köhler, Psychologie de la forme, pp.63-64.

2 Koffka, Principles of Gestalt Psychology, pp. 20-22 ; pp. 174-176. 3 Köhler, Psychologie de la forme, p.207.

4 Idem.

« Nous choisirons, comme ces corrélations, les relations dynamiques entre les parties des processus, relations qui en maintiennent les parties telles qu’elles sont … L’ordre dynamique dépend sans doute, et dans des proportions considérables, de la géométrie du milieu où il se produit. Ainsi une grande distance en termes de géométrie du cerveau a de bonnes chances d’être en même temps une grande distance fonctionnelle. Mais cette dépendance est fort éloignée de constituer une identité »1.

Il faut sans doute comprendre que la distance spatiale perçue entre deux phénomènes est en raison inverse de l’intensité d’interaction entre les processus physiologiques qui les sous-tendent : ici encore, le facteur de contiguïté ne joue un rôle dans l’unité perceptive que comme modulateur d’une unité causale établie par ailleurs. Même si Köhler reste très elliptique sur ce point, on peut donc penser que les relations spatiales perçues correspondent à ces « forces de cohésion et de ségrégation » que nous avons vu jouer entre les processus physiologiques respectivement ressemblants et dissemblants. Tout en introduisant chaque fois une distance phénoménale entre les processus ainsi en interaction, ces forces de cohésion et de ségrégation pourraient respectivement les unifier ou les séparer. Ainsi :

« Malgré l’interdépendance générale et dynamique des parties à l’intérieur du champ, ce dernier comporte des limites où les facteurs dynamiques agissent plutôt dans le sens d’une ségrégation que vers une continuité uniforme »2.

En examinant la théorie de James, nous verrons comment il est possible de préciser cette conception de l’espace qui semble être celle de Köhler. Quoiqu’il en soit, les positions spatiales mêmes des sensations ne sont donc plus simplement le résultat d’une projection géométrique des stimuli, mais sont elles-mêmes les échelons des structures dans lesquelles elles apparaissent. Une telle théorie présente notamment l’avantage évident de rendre inutile tout recours à des « signes locaux » pour fonder sur des sensations ponctuelles les structures spatiales et les localisations relatives qu’elles rendent possibles.