• Aucun résultat trouvé

1 ère Partie : La sensation des structures dans la psychologie de la forme

Chapitre 3 : L’isomorphisme gestaltiste

III. L’organisation manifeste

2. Les phénomènes d’organisation manifeste

D’une manière générale, l’organisation manifeste signifie que nous percevons directement les relations causales qui se jouent entre les processus physiologiques dans le cerveau. Mais il peut arriver que, par cet intermédiaire, nous ayons l’impression de percevoir d’une certaine manière les

1

relations causales entre les corps physiques environnants, ce qui contredit à la fois l’hypothèse de constance et la phénoménologie humienne1. Koffka reprend à cet égard l’exemple célèbre de Hume de la boule de billard qui en heurte une autre : est-il vraiment certain que notre impression de voir une causalité à l’œuvre se réduit à l’habitude que nous avons d’une succession régulière ? Une analyse de type humien reviendrait selon Koffka à présupposer l’hypothèse de constance :

« Les forces n’émettent ou ne reflètent pas d’ondes lumineuses, seuls les corps le font, et par conséquent tout ce qu’il est possible que nous ayons vu était une boule se déplaçant jusqu’à ce qu’elle heurte l’autre, et se tenant alors au repos tandis que l’autre commençait à se déplacer »2.

Toutefois, cette possibilité n’est pas la seule, si l’on songe qu’au moment du choc perçu, les processus physiologiques sous-jacents à ce choc ont pu entrer eux-mêmes en relation causale. Or, l’existence de telles relations causales entre les processus sous-jacents aux mouvements phénoménaux est avérée depuis les travaux de Wertheimer sur le phénomène phi : Wertheimer a ainsi montré qu’un mouvement purement stroboscopique, donc sans contrepartie physique (ou « géographique ») réelle, mais perçu néanmoins à partir de stimuli exposés successivement, peut provoquer ou « induire » le mouvement phénoménal d’un autre stimulus pourtant en soi immobile, s’il est exposé en continu et à proximité pendant cette succession3. On peut dès lors supposer qu’une telle induction de mouvement doit pouvoir être provoquée également par un mouvement réel (géographique) perçu, puisque les fondements physiologiques de cette perception de mouvement doivent être les mêmes que pour le mouvement stroboscopique. Cette induction de mouvement, comme relation causale physiologique, pourrait alors être responsable de l’impression causale perçue lors du « choc ». De manière amusante, Koffka remarque que, si cette hypothèse était vraie, le mouvement de la deuxième boule de billard phénoménale devrait être plus rapide que celui de la deuxième boule de billard réelle, du fait que la relation causale physiologique entre les deux boules devrait s’ajouter à leur relation causale géographique, et donc accélérer le mouvement réel d’un mouvement induit dans la perception – ce qui d’ailleurs, note Koffka, devrait pouvoir être mis à l’épreuve expérimentalement4.

1

Idem, p. 378 ; p. 383. Voir également Köhler, Psychologie de la forme, pp. 329-330, pp. 337-338. 2 Idem, p. 378.

3 Idem, p. 371. 4

195

Néanmoins, les relations causales les plus « manifestes » (« les expériences les plus intenses de ce type »1), selon Köhler, et auxquelles il suggère par conséquent, nous l’avons vu, de « restreindre les discussions » concernant la perception des relations causales, sont donc les « relations dynamiques entre le moi et certains objets »2. C’est donc vers elles que nous devons nous tourner maintenant.

« En fait, nous supposons que si le moi se sent, d’une façon ou d’une autre, orienté vers un objet, il se crée effectivement un champ de force dans le cerveau et que ce champ de force s’étend des processus correspondant au moi à ceux qui correspondent à l’objet. Le principe d’isomorphisme exige que, dans un cas donné, l’organisation de l’expérience et les faits physiologiques qui la sous-tendent aient une même structure. Notre hypothèse s’accorde à ce postulat »3.

Le moi ou « l’Ego » désigne toujours, dans la psychologie de la forme, une chose ségrégée parmi les autres qui apparaissent dans le champ sensible : c’est le corps propre qui est ainsi désigné. Comme toutes les choses qui se ségrégent peu à peu au sein de ce champ, il repose sur des processus physiologiques formant des systèmes unitaires relativement indépendants dans le cerveau4. Selon Koffka, ce sont probablement les processus correspondant aux phénomènes intéroceptifs qui s’assemblent d’abord en une unité, du fait de leur ressemblance les uns aux autres (ils relèvent tous des sens inférieurs, bien moins différenciés les uns des autres), pour s’opposer aux données du monde extérieur5 – l’unité des données extéroceptives et intéroceptives du corps devant quant à elle probablement faire l’objet d’un apprentissage6. Le champ se scinde alors en deux grandes régions, formant deux systèmes respectivement articulés de manière interne, « l’Ego », donc, d’une part, et le « milieu de comportement », d’autre part, dont il a été exclusivement question jusqu’à présent (même si les conditions de ségrégation et de perception de l’Ego ne diffèrent pas fondamentalement de celles de toutes les autres choses perçues dans le milieu de comportement). Toutefois, ces deux systèmes restent également articulés l’un à l’autre pour former une Gestalt faible, et c’est entre ces deux pôles que sont particulièrement ressenties des relations dynamiques manifestes, ce pourquoi

1 Köhler, Psychologie de la forme, p. 340. 2 Idem, p.341.

3 Idem, 301-302.

4 Idem, pp2 4-27, en particulier note 1 p. 26 ; Koffka, Principles of Gestalt Psychology, p. 323-324. 5

Il devient notamment alors « l’origine du système des coordonnées spatiales » phénoménales Koffka, Principles of

Gestalt Psychology, p. 322.

6 Idem, p. 325. C’est seulement à partir d’un an que la main visuelle semble intégrer clairement le corps propre Idem, p. 329.

Köhler appelle cette Gestalt faible une « organisation bipolaire »1, insistant ainsi sur le caractère phénoménalement dynamique du système formé, dont l’unité est concrètement ressentie comme une attraction ou une répulsion entre les deux pôles, en quoi il se distingue « des paires-groupes habituelles », ou de tout autre type de « formation-en-groupes »2.

Il est vrai que cette organisation entre l’Ego et le milieu de comportement n’est pas toujours elle- même manifeste : ainsi, il arrive fréquemment que dans certaines situations, nous éprouvions une « impulsion » à agir d’une certaine manière, dont nous ignorons la cause : « le comment et le

pourquoi de ces actions sont souvent cachés »3. C’est le cas, comme nous l’avons déjà vu, de la plupart de nos réflexes4 et des réactions étudiées par la psychanalyse5 : nous éprouvons alors les effets d’une causalité physiologique sous-jacente, mais non cette causalité elle-même, de sorte que nous serions souvent en peine d’indiquer, dans ces cas-là, pourquoi nous agissons de telle manière, et ne serait-ce que d’assigner une cause objective à ces réactions.

Néanmoins, il faut bien admettre que nous faisons très souvent l’expérience d’une « causation psychologique » qui détermine nos actions et nos états, de telle sorte que « les états du moi sont ressentis comme étant déterminés par des parties de l’environnement ou, éventuellement, des événements dans l’entourage comme étant déterminés par des activités du moi »6. Cette « compréhension »7 des relations dynamiques entre l’Ego et son milieu, Köhler l’appelle « insight »8, terme que nous préférons une nouvelle fois conserver tel quel, et notamment ne pas traduire comme Serge Bricianer par « intuition », qui demeure trop vague et trop chargé de significations philosophiques ici sans pertinence, par rapport à ce que « insight » désigne précisément. Nous avons déjà rencontré ce terme sous la plume de Koffka, dans The Growth of the

Mind, où il était tiré des travaux de Köhler sur le comportement des chimpanzés, mais il y prenait

un sens assez différent, dans la mesure où il désignait une capacité de restructuration créatrice caractéristique des comportements intelligents. Comme le précise Köhler dans sa Psychologie de la

1 Köhler, Psychologie de la forme, p. 299.

2 Idem, p. 299. Nous avons là une nouvelle preuve du caractère silencieux selon lui des « structures » phénoménales « habituelles », comme les structures de différence de Koffka.

3 Idem, p. 349.

4 Idem, p. 350 note 1 ; Koffka, Principles of Gestalt Psychology, pp. 317-318. Les mouvements réflexes mêmes, comme les réflexes régulateurs du tonus musculaire, qui dépendent seulement des centres cérébraux inférieurs et de la moelle épinière, sont souvent perçus de manière incertaine, voire ne le sont pas du tout (Idem, p. 317).

5

Köhler, Psychologie de la forme, p. 334 note 1. 6 Idem, p. 344.

7 Par exemple Idem, p. 355. 8

197

forme, ce sens de l’insight n’est qu’une de ses « conséquences lointaines », lorsqu’il est appliqué « à

la détermination expérimentée dans les situations intellectuelles »1. Même dans ces conditions, comme nous l’avons vu, il ne faut toutefois pas commettre le contresens de l’interpréter comme une sorte de « faculté mentale »2 supplémentaire, mais seulement comme la perception d’une restructuration dynamique ayant lieu à un niveau physiologique. Quoiqu’il en soit, le terme insight est maintenant appliqué seulement « à la dynamique expérimentée dans le domaine des émotions et des motivations »3, et « introduit ici sur la base de faits absolument banaux et simples »4 : il renvoie à la compréhension que nous avons de la détermination d’un état égologique par un événement du milieu, ou inversement de la détermination d’un événement du milieu par un état égologique. 3. Caractères expressifs et émotions

Les exemples du premier cas ne manquent pas (il suffira d’observer que notre regard est constamment « attiré » par tel objet plutôt que tel autre, par exemple quand nous lisons ces lignes ou levons les yeux pour réfléchir, etc.), et Köhler en donne plusieurs, où nous sentons chaque fois immédiatement que certains objets déterminent nos réactions : telle « voix d’alto » par exemple, qui paraît « ‘admirablement’ grave, calme et assurée »5, et qui, de fait, provoque mon admiration ; le sourire de mon enfant qui m’enchante ; la satisfaction que j’éprouve à boire une bière fraîche lorsque j’ai soif ; s’énerver de voir un désordre ; être effrayé par un tremblement de terre ; déprimé par un échec6 ; etc. On notera que, chaque fois, les états égologiques rattachés par Köhler à des objets du milieu comportemental dont ils découlent sont des émotions. En effet, Köhler insiste sur le fait que, dans ces cas-là du moins, les émotions ne doivent pas être considérées comme de simples états séparés, dont il faudrait par après trouver par induction quelles en sont les causes : je n’ai pas à apprendre que « la satisfaction renvoie à la fraîcheur et au goût de la bière », et par exemple « qu’elle n’a rien à faire avec l’araignée que je vois sur le mur ou la taille de la chaise placée en face de moi »7. Ainsi, « les réactions émotionnelles … contiennent plus que de simples

1 Köhler, Psychologie de la forme, p. 342. 2 Idem, p. 341. 3 Idem, p. 342. 4 Idem, p. 341. 5 Idem, p. 323. 6 Idem, pp. 323-326 7 Idem, p. 325.

émotions »1. Inversement, les objets qui provoquent ces réactions n’en apparaissent pas non plus détachés :

« L’émotion est ressentie comme causée par une expérience particulière. Nous n’avons absolument pas besoin d’apprendre que des événements inopinés et très intenses sont suivis par de la frayeur, comme si a priori un visage amical ou l’odeur de la rose pouvaient aussi bien entraîner de la panique ! »2.

Bien sûr, il arrive également que nous éprouvions un changement d’humeur sans raison apparente : mais nous savons alors que ce cas est plutôt l’exception que la règle, et nous cherchons spontanément quelle peut en être la cause. Surtout, là encore, l’existence d’une organisation silencieuse dans certains cas ne prouve pas l’impossibilité d’organisations manifestes dans d’autres3.

Outre qu’elles nous renseignent habituellement sur leurs causes, les émotions contiennent par ailleurs des impulsions à agir d’une manière déterminée : avoir peur n’est pas distinct d’une impulsion à fuir ; admirer d’une attraction exercée par l’objet4 ; etc. Néanmoins, dans la

Psychologie de la forme, Köhler conservait ses distances à l’égard de la théorie « James-Lange »

des émotions5, selon laquelle toute émotion ne serait que la conscience des bouleversements corporels induits par les objets que nous rencontrons, bouleversements souvent à comprendre comme des tendances au mouvement : ainsi, la peur serait l’initiation instinctive et organique d’un mouvement de fuite, qui pourrait se prolonger ou non en action complète (par conséquent, ce n’est pas parce que j’ai peur que je m’enfuis, mais c’est parce que je m’enfuis que j’ai peur ; de même, ce n’est pas parce que je suis triste que je pleure, c’est parce que je pleure que je suis triste, etc.). S’appuyant sur Ludwig Klages6 (et probablement également sur la « théorie adjectivale des émotions » de McDougall7, à laquelle Koffka renvoie quant à lui sur ce point8), Köhler remarquait certes que les processus physiologiques que nous ressentons prennent souvent des qualités de forme temporelles (accéléré, crescendo, oscillatoire, etc.) qui peuvent se retrouver dans les choses perçues du monde environnant, ce qui tendrait à expliquer le caractère émotionnel que nous trouvons à ces choses, notamment lorsqu’il s’agit du comportement d’autrui. Toutefois, plutôt que d’admettre 1 Idem, p. 348. 2 Idem, pp. 326-327. 3 Idem, pp. 333-335. 4 Idem, pp. 350-352. 5 Idem, p. 227.

6 Vom Wesen des Bewustseins, Leipzig, J.A. Barth, 1921. 7 Outline of Psychology, New York, London, 1923. 8 Koffka, Principles of Gestalt Psychology, pp. 401-403.

199

comme James « que les expériences émotionnelles sont des faits sensoriels »1 (à savoir, ces qualités de forme temporelles propres aux phénomènes intéroceptifs et élargies par Klages et McDougall aux comportements des choses et d’autrui), Köhler se contentait d’accepter prudemment que « certains faits perceptuels et émotionnels se ressemblent », tout en doutant « qu’une identité puisse être postulée entre eux »2. De même, Koffka, s’il marquait également l’attrait de ce type de théories des émotions, qui consiste à en faire, non plus des sentiments substantifs, mais des adjectifs décrivant les caractéristiques dynamiques de processus temporels perçus, se montrait lui aussi finalement sceptique à leur égard (et, par là, à l’égard de la théorie « James-Lange »3). La raison de ses réserves était que nous pouvons avoir peur sans bouger (il est même probable que la peur serait bien plus grande si nous étions immobilisés en situation de danger), et fuir sans avoir peur4. Aussi lui semblait-il préférable de lier les émotions, non pas tant aux réactions qu’induisent en nous les objets du milieu de comportement, qu’aux forces causales mêmes, dans la mesure où elles sont manifestes, par lesquelles ces objets induisent ces réactions : si les mouvements de fuite sont effectués immédiatement, la tension issue de l’objet décroît aussitôt, et ils peuvent ainsi ne s’accompagner pratiquement d’aucune émotion notable5. Les émotions ne sont donc pas directement corrélées aux changements physiologiques, mais seulement aux tensions qui entraînent ces changements6.

De même, lorsque je perçois un homme qui s’énerve, son comportement en lui-même révèle un « crescendo visuel et auditif », mais il ne faut pas dire que ce crescendo soit l’émotion que je perçois, seulement qu’il l’« exprime » : « le crescendo émotionnel … s’exprime directement dans le

crescendo visuel et auditif de [son] comportement tel que je le perçois » 7. Que faut-il entendre par cette « expression » ? Il s’agit alors à l’évidence (au sens leibnizien) d’une ressemblance structurale, d’un isomorphisme. Koffka précise toutefois qu’il s’agit dans ce cas d’une expression « dynamique (dynamical map) »8. Lorsque le comportement d’autrui s’imprime sur ma rétine, l’image rétinienne (temporelle) qui en résulte exprime le comportement d’autrui « géométriquement, i.e., point par point d’après les lois de la perspective »9. En revanche, le comportement d’autrui exprime

1 Köhler, Psychologie de la forme, p. 227. 2 Idem.

3

Koffka, Principles of Gestalt Psychology, p. 401. 4 Idem, p. 404.

5 Idem, pp. 404-405. Voir également Koffka, The Growth of the mind, p. 102. 6

Koffka, Principles of Gestalt Psychology, pp. 414-415. 7 Köhler, Psychologie de la forme, p. 229.

8 Koffka, Principles of Gestalt Psychology, p. 659. 9 Idem.