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Les « qualités de forme » et « l’intellectualisme des psychologues »

1 ère Partie : La sensation des structures dans la psychologie de la forme

Chapitre 2 : Vers une conception structurale de la sensation

II. Le fondement intellectualiste de l’unité sensible : l’aperception des formes

1. Les « qualités de forme » et « l’intellectualisme des psychologues »

Dès lors que les « qualités de forme » d’Ehrenfels se conservaient d’un complexe de constituants à un autre pour autant que les relations de ces constituants soient identiques (du moins dans leurs

1 Idem, pp. 196-197.

2 Par exemple Wertheimer, Max, « Untersuchungen zur Lehre von der Gestalt », I, Psychologisches Forschung, 1922, I, p. 54 ; Köhler, Psychologie de la forme, pp. 338-339.

proportions1), il était tentant d’identifier simplement ces « qualités de forme » aux relations entre leurs parties, comme le fit par exemple Marty, qui suivait en cela semble-t-il l’inspiration de Brentano2. Ehrenfels lui-même était déjà attiré par cette solution simple, mais ce qui l’empêchait de la retenir était la conception que se faisaient Lotze et Meinong des relations de ressemblance3, conception qu’il partageait, selon laquelle ces relations ne pouvaient pas être perçues, mais seulement produites par un acte de synthèse intellectuel4. Puisque, au contraire, les qualités de forme étaient pour Ehrenfels senties immédiatement avec les sensations ponctuelles qui les fondaient, elles ne pouvaient pas être identifiées à des sommes de relations de ressemblance ou de dissemblance entre les sensations ponctuelles sous-jacentes. Néanmoins, les qualités de forme, apparaissant en plus de ces sensations, étaient bien selon lui fondées sur des relations de

ressemblance et de dissemblance, qui devaient donc être établies intellectuellement entre les

sensations ponctuelles. Cela apparaissait particulièrement lorsque Ehrenfels apportait la restriction suivante à sa thèse de la perception immédiate des qualités de forme : « seules les qualités de forme sont données avec leurs fondements, qui se démarquent sensiblement de leur environnement »5. Sur la base d’un même fondement, de multiples qualités de forme sont possibles, mais il n’y en a toujours qu’une qui soit donnée véritablement, les autres requérant, pour apparaître, que le fondement soit complété, c’est-à-dire finalement modifié : « en fait, aux mêmes fondements sont toujours liées les mêmes qualités de forme »6. Par exemple, pour voir deux triangles dans la présentation d’un carré blanc sur un fond noir, le fondement donné ne suffit pas : il faut construire « par l’imagination, des lignes (des bandes de couleur pour être plus exact) dans la surface colorée uniformément, lesquelles produisent la limite de couleur requise »7. Ainsi, lorsqu’une activité semble requise pour appréhender une qualité de forme, « une telle activité se révèle être un complément au fondement de la qualité de forme, et non la production de cette dernière à partir du fondement … Nous aboutissons ainsi à la conclusion que les qualités de forme sont données à la

1 Une qualité de forme serait alors une relation de proportion entre des relations.

2 Denis Fisette et Guillaume Frechette « Le legs de Brentano », in A l’école de Brentano , pp. 92-93. Marty ajoutait seulement un sentiment émotionnel concomitant à ces relations pour rendre compte du « plus » descriptif mis en avant par Ehrenfels.

3 Ehrenfels, « Sur les qualités de forme », in A l’école de Brentano , p. 245.

4 Denis Fisette et Guillaume Frechette « Le legs de Brentano », in A l’école de Brentano , p. 104. De ce point de vue, une telle conception des relations de comparaison ne pouvait qu’être immédiatement suspectée de « vitalisme » par Koffka.

5 Ehrenfels, « Sur les qualités de forme », in A l’école de Brentano , p. 256 6 Idem, p. 257

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conscience en même temps que leur fondement, sans qu’une activité soit spécifiquement dirigée vers elles »1. Mais alors à quoi est due l’apparition immédiate des qualités de forme lorsque nous ne modifions pas leur fondement par l’imagination ? « Manifestement, cela repose dans notre exemple, sur le fait que le carré contraste avec son environnement par sa coloration différente »2. Or on voit mal comment, dans la théorie d’Ehrenfels, ce « contraste », par lui-même, pourrait fonder une qualité de forme, sans une nouvelle activité, en l’occurrence de comparaison, permettant d’appréhender ce contraste. Car les relations, ici les relations de différence et de ressemblance, ne se réalisent « pas sans notre intervention, sans une activité spécifique de comparaison »3, que Lotze et Meinong concevaient selon lui comme « un ‘déplacement du regard de l’esprit’ d’un fondement de la comparaison à l’autre », c’est-à-dire « un passage de l’attention à un objet vers un autre objet »4. Ehrenfels ne s’aventurait toutefois pas plus loin dans la détermination concrète de la genèse des qualités de formes. On notera seulement qu’un tel acte de comparaison peut être en lui-même « le fondement d’une qualité de forme temporelle »5, et que toute qualité de forme peut à son tour fonder des qualités de forme d’ordre supérieur : « Manifestement, nous pouvons aussi comparer entre elles les qualités de forme, comme tout ce qui est représentable, et la représentation de relation ainsi formée doit être considérée, s’il s’agit bien d’une qualité de forme, comme une qualité de forme d’ordre supérieur »6. Enfin, Ehrenfels envisageait in fine la possibilité que toutes les sensations ponctuelles, issues des différents sens, soient elles-mêmes des qualités de forme, résultant de diverses « combinaisons » d’un « continuum » de « gradations » possibles d’une même « proto-qualité » commune7 – qui demeurerait alors à l’évidence inaperçue. Il ne serait donc pas contraire, semble-t-il, à l’inspiration d’Ehrenfels dans cet article, de comprendre que les qualités de forme des choses perçues se réduisent pour lui en définitive à des ensembles de qualités de forme temporelles d’ordre supérieur, fondées sur une stratification d’autres qualités de forme temporelles semblables mais inférieures, permettant chaque fois la perception de relations de comparaison en elles-mêmes non perceptibles, et unifiant in fine des « proto-qualités » fondamentales. D’ailleurs, comme le notent Denis Fisette et Guillaume Fréchette, Ehrenfels affirmera dans ses derniers textes, lorsqu’il reviendra pour la première fois lui-même sur son article, avoir toujours voulu fonder les 1 Idem, p. 256 2 Idem. 3 Idem, p. 245 4 Idem. 5 Ibid.. 6 Idem, p. 248. 7 Idem, p. 259.

qualités de forme sur une activité permettant de les « produire », donc très exactement à la manière dont Meinong et à sa suite l’école de Graz ont cru réinterpréter contre lui sa théorie1. Ainsi, si la qualité de forme se donne immédiatement une fois formé son fondement, il reste que ce fondement doit être formé, ce qui implique toujours au moins une mise en relation des sensations, de sorte que c’est cette mise en relation, et non la qualité de forme elle-même, qui porte finalement la charge de l’unification. On retrouverait alors dans ce schéma, des sensations inaperçues aux jugements de relation non perceptibles, tous les ingrédients d’une psychologie de l’interprétation qui, toutefois, n’en appellerait plus à l’expérience préalable pour penser l’unification sensorielle. Il est néanmoins clair que l’objection d’irréfutabilité pourrait lui être pleinement opposée.

Tel n’était pas exactement le point de vue de Stumpf et Husserl, par exemple, qui admettaient pour leur part que des relations de ressemblance comme telles puissent être immédiatement senties (sans la médiation d’un acte exprès de comparaison) sous la forme d’une Verschmelzung2 entre les qualités sensibles qu’elles unissent, ce qui autorisait par conséquent ces auteurs à réduire (comme Marty, quoique de manière différente) les qualités de forme d’Ehrenfels directement à de tels ensembles de relations3. Husserl notamment opposait, à la formation purement intellectuelle d’ « ensembles » (Inbegriffe), comme objets intentionnels pourvus par leurs « relations psychiques » d’un moment d’unité objectif, la formation authentiquement sensorielle de « moments figuraux », comme totalités constituées par des « relations physiques » au sens de Brentano, c’est-à-dire faisant elles-mêmes partie du « contenu primaire » (sensoriel) de la représentation, et n’ayant donc besoin d’aucun acte intentionnel pour être produites4. Chez Stumpf et Husserl, toutefois, comme chez Ehrenfels (donc que ce soit ou non par l’intermédiaire de relations intellectuellement produites), les qualités de forme restaient en dernière instance « fondées » sur des sensations ponctuelles, pouvant demeurer inaperçues, et elles se surajoutaient simplement à elles sans les modifier5. Remarquons que cela n’impliquait cependant pas de soi que ces sensations soient nécessairement conformes à l’hypothèse de constance, comme le pensait au contraire Gurwitsch6 : nous avons vu que Stumpf

1 Denis Fisette et Guillaume Frechette « Le legs de Brentano », in A l’école de Brentano , pp. 88-91 ; p. 100. 2

Concernant la relation de Verschmelzung par laquelle Stumpf pense les qualités de forme, et dont Husserl s’inspire pour penser les « relations primaires », voir Gurwitsch, Théorie du champ de la conscience, pp. 72 sqq. ; Denis Fisette et Guillaume Frechette « Le legs de Brentano », in A l’école de Brentano , pp. 103-109 ; Dewalque, « Intentionnalité

cum fundamento in re. La constitution des champs sensoriels chez Stumpf et Husserl », pp. 19-20.

3 Voir par exemple Dewalque, Idem, p. 19. 4

Denis Fisette et Guillaume Frechette « Le legs de Brentano », in A l’école de Brentano , pp. 105-111.

5 Gurwitsch, Théorie du champ de la conscience, p. 75 ; Denis Fisette et Guillaume Frechette « Le legs de Brentano », in A l’école de Brentano , p. 108.

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admettait à l’occasion que des relations causales, relevant notamment de la physiologie du système nerveux central, puissent modifier la relation linéaire entre les stimuli et les sensations ponctuelles fondatrices des qualités de forme – des notes peuvent ainsi être réellement affaiblies dans un accord au point d’être masquées par d’autres, et surtout les choses perçues obéissent selon lui à des phénomènes de constance qui sont authentiquement sensoriels1. Ainsi, que les qualités de forme ne modifient pas les sensations qui les fondent n’implique pas que ces sensations soient conformes à l’hypothèse de constance. Simplement, les relations constitutives des qualités de forme (la relation de « Verschmelzung » pour Stumpf et les « relations primaires » husserliennes) n’avaient rien à voir selon ces auteurs avec les relations causales en jeu dans les éventuelles exceptions à l’hypothèse de constance (si l’on fait exception de la continuité qu’elles introduisaient entre elles)2. Ainsi, que les sensations fondatrices des qualités de forme soient elles-mêmes conformes ou non à l’hypothèse de constance, cela relevait pour Stumpf et Husserl, comme nous le verrons plus loin, d’un autre problème. Par conséquent, il reste vrai de dire que les qualités de formes ainsi pensées n’impliquaient toujours par elles-mêmes aucune modification de leur substrat sensoriel ponctuel, et qu’elles se contentaient de s’ajouter à lui pour l’unifier par des relations internes de ressemblance et

1

Voir plus haut, p. 31 note 2.

2 Concernant Husserl, il me semble qu’il retrouve après James (voir plus loin pp. 519 sqq.) la distinction entre les modifications de fait et les modifications de droit qui sont apportées par les relations à leurs termes (soit qu’il la reprenne à James, dont il était un grand lecteur, soit qu’il la retrouve par lui-même). Ainsi, il peut renoncer en fait à l’hypothèse de constance tout en ne voyant aucune raison de droit d’y renoncer. Voir notamment Recherches logiques,

Tome 2, Recherches pour la phénoménologie et la théorie de la connaissance, Traduction de Hubert Elie, Arion L.

Kelkel et René Schérer, PUF coll. « Epiméthée », 2011, p. 12 : « A y regarder de près, la chose phénoménale ou le fragment de la chose, c’est-à-dire ici le phénomène sensible comme tel (la forme spatiale qui apparaît remplie de qualités sensibles), ne demeure jamais absolument identique quant à son aspect descriptif ; mais, en tout cas, il n’y a dans le contenu de ce ‘phénomène’ (‘Erscheinung’) rien qui exige nécessairement et avec évidence une dépendance fonctionnelle de leurs modifications à l’égard de celles des ‘phénomènes’ coexistants. Nous pouvons dire qu’il en est ainsi, aussi bien des phénomènes au sens d’objets apparaissant comme tels, que des phénomènes entendus comme les

vécus dans lesquels apparaissent les choses phénoménales, de même que, conjointement, des complexions de sensations

‘appréhendées’ comme objets dans ces vécus. Des exemples approprisés sont fournis par certains phénomènes de sons ou de complexes sonores, d’odeurs ou d’autres vécus que nous pouvons facilement imaginer détachés de tout rapport avec l’existence des choses ». Sur la distinction des relations de droit entre contenus (comme relations de dépendance) et les relations de fait qu’ils entretiennent (qui incluent les relations causales, mais également la relation intuitive de

Verschmelzung), voir plus loin, p. 186 note 1. Voir également Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, traduction de H. Dussort, PUF coll. « Épiméthée », Paris, 1991 (troisième édition), p. 112 : « C’est une

fiction de supposer que le son dure absolument sans changement ». On notera que toute la suite de ce texte est de teneur parfaitement jamesienne. Sur les rapports de Husserl à James, voir notamment Jocelyn Benoist, « Phénoménologie ou pragmatisme? Deux psychologies descriptives », Archives de philosophie, 2006, vol. 69, no3, pp. 415-441.

de dissemblance perçues. De ce point de vue, que les relations constitutives des qualités de forme soient directement perçues ou non, elles restaient toujours conçues selon le modèle kantien1 de l’unification formelle d’un divers sensible pointilliste, permettant d’y « apercevoir » des choses2. Or, contre James en particulier, qui selon Köhler cherchait de manière semblable à faire des relations formelles entre sensations des contenus « d’expérience particulière directe », Köhler répondait que selon lui cette idée était « plutôt un obstacle qu’une aide », pour la bonne et simple raison qu’il lui semblait pouvoir affirmer que « la multitude des relations formelles, dont parlait James, n’apparaît pas dans l’expérience »3. Ainsi, le problème de l’unité sensorielle ne pouvait simplement pas être résolu pour la psychologie de la forme à l’aide de relations formelles, qu’elles soient conçues comme pensées ou comme ressenties.

Pour nous référer à ce point de vue, ayant recours, pour penser l’unité du monde sensible, à une aperception (pouvant prendre des formes variables) de relations formelles fondées sur une matière sensorielle (conforme ou non à l’hypothèse de constance), nous parlerons à son propos avec Merleau-Ponty d’un « intellectualisme des psychologues »4, que nous distinguerons plus loin avec lui d’un « intellectualisme transcendantal », qui cherche quant à lui à éliminer le fondement des formes dans une matière sensorielle5. Pour l’instant, nous pouvons nous contenter de distinguer clairement cet intellectualisme des psychologues de la psychologie de l’interprétation étudiée plus haut : l’intellectualisme des psychologues admet généralement que notre capacité à appréhender des relations entre les sensations nous est donnée « a priori », de sorte que la synthèse peut opérer immédiatement, sans recours à une expérience préalable. Ainsi, il échappe à l’objection d’une régression à l’infini qui frappe inévitablement toute théorie cherchant à dériver l’unité des choses

1 « L’a priorisme kantien » est nommément rejeté par Koffka, Principles of Gestalt Psychology, p. 305, qui note également le risque d’une mésinterprétation de la psychologie de la forme qui l’en rapprocherait (Idem, p. 549).

2 Cf. notamment Benoist, Sens et sensibilité, Cerf, 2009, p. 33 sqq. : chez Husserl, la présence en chair d’une détermination objectale perçue dans le contenu sensible vécu reste toujours pensée comme une « interprétation (Deutung) » (p. 33), elle-même conçue à la manière néo-kantienne (p. 47 note 1) comme une « Auffassung » (appréhension ; p. 39). Même si elle ne suffit pas à faire une perception au sens strict pour Husserl (il faut pour cela une « visée » (meinen) intentionnelle de l’objet p. 36, mais toujours sur la base de sa présence préalable pp. 46-48), c’est bien l’appréhension qui est la porteuse de la présence (p. 48) de l’objectivité, de la totalisation du sens chosique, que ce soit à l’arrière-plan ou dans la perception (focale) proprement dite (p. 49). Nous verrons plus loin (pp. 244-245) que c’est précisément sur ce point que Merleau-Ponty cherche à se séparer de Husserl.

3 Köhler, Psychologie de la forme, p. 339. 4

Phénoménologie de la Perception, p. 62

5 Nous préciserons alors notamment les raisons pour lesquelles la phénoménologie husserlienne nous paraît encore relever d’un tel « intellectualisme des psychologues », malgré les précautions innombrables par lesquelles Husserl a cherché à la démarquer de toute forme de psychologie.

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principalement de l’expérience. Pour autant, il ne fait que s’insérer dans le cadre général d’une psychologie de l’interprétation, en se contentant de la corriger par l’ajout de relations formelles et de qualités de forme fondées sur elles, et en introduisant ainsi « un profond dualisme dans la psychologie, un dualisme entre le mécanisme aveugle et des forces mentales ordonnées »1 : tel est du moins le reproche récurrent que la psychologie de la forme fit à l’école de Graz, initiée par Meinong et Ehrenfels2. Ainsi, l’école de Graz, par son « intellectualisme des psychologues », reconduisait d’une manière nouvelle la distinction entre sensation et perception (ou aperception), en faisant des qualités de forme un ajout tardif d’une « subjectivité » séparée du monde physique à un ensemble de sensations qui seules y seraient ancrées directement.

L’examen des objections de la psychologie de la forme à son encontre nous permettra d’abord de cerner clairement à cet égard la spécificité de la conception « gestaltiste » de l’unité sensorielle par rapport à celle de la théorie des qualités de forme, avant de la présenter ensuite pour elle-même. Il nous faut ainsi d’abord comprendre pourquoi, d’après Wertheimer :

« Les ‘Gestalten’ ne sont pas des sommes de contenus agrégés, érigées subjectivement sur des pièces détachées données de manière primaire : des structures contingentes, subjectivement déterminées, et adventices. Elles ne sont pas simplement des ‘Qualitäten’ additionnelles aveugles, aussi détachées et inflexibles que leurs ‘éléments’ ; pas plus qu’elles ne sont seulement quelque chose d’ajouté à un matériau déjà donné, purement ‘formelles’ »3.

2. Objections de la psychologie de la forme

a. Une appréhension formelle ne suffit pas à expliquer les unités sensorielles

En premier lieu, les qualités de forme perçues ne peuvent pas résulter simplement de l’appréhension de relations de ressemblance ou de dissemblance entre des sensations ponctuelles. De telles relations entre sensations ponctuelles existent nécessairement en nombre infini au sein d’un même champ visuel, de sorte qu’il resterait à expliquer la sélection des relations pertinentes

1 Koffka, Principles of Gestalt Psychology, p. 560.

2 Voir par exemple Koffka, « Perception », p. 536 ; Principles of Gestalt Psychology, p. 559 ; Köhler, Psychologie de la

forme, p. 177 et p. 199 ; et Wertheimer, Wertheimer, Max, « Untersuchungen zur Lehre von der Gestalt », I, Psychologisches Forschung, 1922, I, p. 54 (SB 15).

3 Wertheimer, Max, « Untersuchungen zur Lehre von der Gestalt », I, Psychologisches Forschung, 1922, I, pp. 53-54 (SB 15).

comme le facteur essentiel dans la production des qualités de forme1. Ainsi, il était généralement admis dans l’école de Graz que les qualités de forme n’étaient fondées sur les sensations ponctuelles que de manière ambiguë, c’est-à-dire que plusieurs qualités de forme pouvaient toujours apparaître à partir des mêmes stimuli, ce qui laissait au sujet une liberté à l’égard des qualités de forme produites, qu’il pouvait toujours produire sous diverses formes (ou même s’abstenir de produire), mais ce qui impliquait également qu’il y ait de la part du sujet un « acte psychique de synthèse » pour les produire2. Même si, comme nous l’avons vu, Ehrenfels précisait que pour un même fondement une seule qualité de forme est toujours immédiatement donnée, et que l’ambiguïté ne résulte en chaque cas que d’une modification du fondement par l’imagination, on pouvait encore demander pourquoi (et par quoi), dans l’exemple du carré blanc sur fond noir qu’il donnait, comme nous l’avons vu plus haut, les relations de dissemblance aux contours du carré blanc sont particulièrement sélectionnées pour être comparées entre elles et fonder ainsi immédiatement (avec probablement les relations de ressemblance entre les sensations blanches au sein du carré même) une qualité de forme supérieure. Pourquoi notamment sélectionnons-nous généralement un fondement permettant de voir un carré blanc sur fond noir, plutôt qu’un écran noir percé d’un trou carré sur fond blanc ? Cette sélection ne peut pas être constamment arbitraire, sans quoi le monde n’aurait pas l’unité stable que nous lui connaissons (rappelons que nous avons exclu d’expliquer cette unité par l’expérience préalable) : il faudrait donc pour finir admettre qu’elle est téléologiquement orientée3. Ainsi, fonder, de quelque manière que ce soit, les qualités de forme sur des relations formelles entre sensations ponctuelles, c’était déjà, selon la psychologie de la forme, se rendre coupable de « vitalisme »4. On peut d’abord entendre cette accusation en un sens large, dans la mesure où, comme nous l’avons vu, Koffka range sous cette catégorie toute forme de dualisme explicatif en psychologie : le problème des « qualités de forme » (comme des relations « intellectuelles » ou formelles en général), serait de ce point de vue qu’elles sont simplement ajoutées aux sensations traditionnelles pour rendre compte de la perception des formes, sans plus