• Aucun résultat trouvé

Fondements physiologiques de la perception des différences

1 ère Partie : La sensation des structures dans la psychologie de la forme

Chapitre 3 : L’isomorphisme gestaltiste

I. L’idée d’isomorphisme structural

2. Fondements physiologiques de la perception des différences

Cet isomorphisme gestaltiste trouve à s’appliquer de manière particulièrement simple et efficace dans le cadre de la discussion des seuils différentiels : c’est donc sur cet exemple que nous chercherons à l’illustrer de manière plus précise pour commencer, à l’instar d’ailleurs de Köhler dans Les formes physiques et de Koffka dans « Perception ». Nous savons déjà qu’à une différence

1 Idem, pp.208-209. 2

145

objective dans les stimuli reçus ne correspond pas nécessairement une différence perçue dans les sensations, ce qui contredit déjà la conception de l’isomorphisme de Müller (en contredisant l’hypothèse de constance). En toute logique, Müller était donc amené à rejoindre l’interprétation en termes d’attention insuffisante que Stumpf donnait de ces phénomènes de seuil : en deçà du seuil, les sensations sont différentes, mais sont appréhendées (perçues) identiques1. Mais nous savons déjà que l’on peut éviter d’avoir recours à des sensations inaperçues, tout en contournant le paradoxe de Stumpf, si l’on décrit l’expérience des différences en termes, non plus de sensations, mais de structures : c’est-à-dire dans les termes précisément d’un « ordre concrètement expérimenté ». La question qui se pose à nous maintenant est de savoir à quels processus physiologiques précis peuvent correspondre ces structures perceptives. Pour y répondre, il nous faut rentrer davantage dans le détail de ces phénomènes de seuil, et de la « loi de Weber » qui les décrit. D’après cette loi, la quantité de différence requise entre des stimuli successifs pour atteindre le seuil où les sensations correspondantes seront perçues différentes est toujours en proportion (relativement) constante de la grandeur du premier stimulus (de sa taille, s’il s’agit de percevoir une différence de taille ; de sa luminosité, s’il s’agit de percevoir une différence de luminosité ; etc.). Par exemple, l’accroissement minimal de luminosité permettant de percevoir qu’un stimulus est plus lumineux qu’un précédent est toujours approximativement de 1/100ème de la luminosité du premier stimulus : ainsi, plus le premier stimulus est lumineux, plus l’accroissement de luminosité devra être important pour que le second soit perçu comme différent de lui (pour un stimulus initial de luminosité équivalente à 1, l’accroissement de luminosité du second devra être de 1/100ème : le second stimulus devra donc être de luminosité 1 + 1/100 ; pour un stimulus initial de 2, l’accroissement de luminosité devra être de 2/100ème ; etc.) ; et la fonction reliant, aux luminosités objectives qui les sous-tendent, une série de « sensations », telle que chacune est perçue ainsi minimalement différente de la précédente est par conséquent une fonction logarithmique (selon la formulation par Fechner de la loi de Weber)2.

Comment rendre compte en termes physiologiques de cet écart réglé entre les différences objectives et les différences perçues ? Köhler montre d’abord, en s’appuyant sur la conception élaborée par Müller de la stimulation rétinienne, qu’il est probable qu’une différence de stimulation lumineuse sur la rétine doit entraîner une différence de concentration chimique des aires rétiniennes correspondantes. Si l’on simplifie avec Koffka3 le développement de Köhler, on peut admettre qu’à

1

Koffka, « Perception », p. 538.

2 Sur tout ceci, voir par exemple la présentation très claire que fait James des lois de Weber et de Fechner dans le Précis

de psychologie, pp.59-67.

3

cette différence de concentration rétinienne doit correspondre une différence de concentration corticale. Si enfin on prend avec Köhler1 le cas simple où la différence de stimulation lumineuse n’est que d’intensité (et non de couleur), les deux concentrations cérébrales devront être initialement de même type chimique, et ne différer que par la concentration. Mais (comme nous l’avons déjà vu) deux concentrations différentes tendent à s’égaliser par osmose à partir d’un

certain seuil dès lors qu’elles sont en communication, ce qui doit être le cas pour toutes les aires

cérébrales : une telle différence de concentration créera donc (si elle dépasse le seuil en question) un courant d’ions entre les deux concentrations, courant qui séparera les ions positifs et négatifs au sein de la solution la plus concentrée, car les deux types ne diffusent pas à la même vitesse. Ainsi, une différence de potentiel électrostatique doit apparaître entre les deux concentrations, différence qui sera maintenue constante par le courant d’ions stationnaire qui s’instaurera alors2. Or, il se trouve que l’on peut calculer la différence des potentiels en question en fonction de la différence des concentrations, et qu’elle est très précisément une fonction logarithmique de la différence initiale de concentration en ions de chacune des solutions : ainsi on peut interpréter la loi de Weber- Fechner comme décrivant le rapport entre la différence d’intensité des stimuli (dont dépend linéairement la différence des concentrations en ions) et la différence de potentiel électrostatique que cette différence d’intensité provoque dans le cortex3.

Koffka4 en conclut que c’est le champ créé par cette différence de potentiel5 qui est le véritable corrélat des « structures » perçues : car à un « phénomène d’échelonnement (stepwise

phenomenon) » doit correspondre un « processus d’échelonnement (stepwise process) », et « les

processus qui sous-tendent les phénomènes structurels doivent eux-mêmes posséder le caractère de structures »6. En conséquence de quoi, les réactions chimiques différenciées que provoquent les stimuli peuvent bien sous-tendre toutes les sensations perçues : ce ne sont pas elles qui sont directement et ponctuellement corrélatives de ces sensations ; elles ne les sous-tendent que dans la mesure où elles sont à l’origine de relations de champ diverses (qui les modifient en retour). Ainsi,

1 Köhler, Die physischen Gestalten, p. 212 (SB 43-44). 2

Köhler, Die physischen Gestalten, pp. 11-24 (SB 21-22). Voir également Koffka, « Perception », p. 551 et Principles

of Gestalt Psychology, p. 441.

3 Köhler, Die physischen Gestalten, pp. 212-227 (SB 43-46) ; Koffka, « Perception », pp. 551-552.

4 Nous verrons plus loin (pp. 172 sqq.) qu’il y a des raisons de penser que la conclusion de Köhler est assez profondément différente.

5

Voir par exemple Koffka, Principles of Gestalt Psychology, p. 441: « Si les deux aires sont séparées par une aire de stimulation différente, alors le champ total, comprenant l’ensemble des trois aires, sera un champ dynamique unitaire, dont les propriétés dépendront des concentrations relatives dans les trois aires ». Cf. également p. 467.

6

147

dans le cas de la perception d’une différence successive, par exemple entre deux sons, le premier son laisse une « trace » physiologique de sa concentration chimique (probablement à proximité du lieu où il apparaissait initialement et où apparaît maintenant le second son)1, mais il n’apparaît « ‘dans la conscience’ qu’en vertu de l’excitation de champ qui est dirigée vers sa trace, et non comme une image, i.e. une expérience séparée »2. De même, le second son conscient n’est pas simplement corrélé à une excitation qui serait « un événement initialement indépendant qui n’entrerait que secondairement en communication avec la trace du premier processus … En réalité, l’excitation du second [son] émergera dans le champ déterminé par la trace du premier »3. Ainsi, le second son phénoménal est lui-même déterminé par le champ entre son substrat physiologique et celui du premier son. En deçà du seuil de différence, le potentiel électrostatique des deux aires concernées est homogène, et le champ reste à l’équilibre : à cela correspond une structure phénoménale d’uniformité ; au-delà du seuil de différence, le potentiel électrostatique des deux aires se différencie, de sorte que le champ entre elles perd son équilibre et détermine une force électromotrice orientée entre les deux aires : à ce champ orienté correspond la perception d’une structure de différence. Tout comme il ne fallait pas faire des réactions chimiques provoquées par les stimuli dans chacune des deux concentrations les corrélats immédiats des sensations différenciées perçues, il ne faut pas faire des potentiels des deux concentrations séparées les corrélats immédiats des sensations différenciées :

« Ce n’est pas du tout comme si nous avions deux aires indépendantes l’une de l’autre, ayant chacune son potentiel fixe, à partir duquel émergerait la différence de potentiel. C’est l’opposé qui est vrai, puisque c’est le fait que ces aires, comportant des réactions différentes, entrent en communication et forment un seul système qui est la cause de l’émergence de l’écart de potentiel (leap of potential) et qui détermine par là les potentiels individuels eux-mêmes. L’expression ‘différence de potentiel’, au lieu de nous fourvoyer, doit fournir une analogie frappante pour notre phénomène d’échelonnement physiologique ; car, tout comme un échelon n’est un échelon que dans une échelle, de même ici chaque aire n’a son potentiel qu’en vertu du système dans lequel elle se tient, et tout comme la ‘direction vers le haut (ou vers le bas)’ de l’échelle

1 Koffka, Principles of Gestalt Psychology, pp. 440-441. 2 Idem, p. 442.

3

est une propriété centrale de l’expérience, de même le saut de potentiel est un facteur central de la fonction optique »1.

De part et d’autre, au niveau physiologique comme au niveau psychologique, nous avons affaire à des structures : du côté psychologique, c’est une structure de différence qui est perçue, dont les termes ne sont que les steps ; du côté physiologique, la différence de potentiel des deux aires

maintient les potentiels absolus tels qu’ils sont, et n’est donc pas une simple différence

arithmétique, mais une structure liée à la Gestalt du système dans son entier. L’ordre expérimenté est bien corrélatif d’un ordre physiologique. Ainsi, « le discrédit de l’analyse réelle en psychologie comme en physiologie substitue à ce parallélisme des éléments ou des contenus un parallélisme fonctionnel ou structural »2.