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Chapitre II. Cadre théorique : la théorie du polysystème littéraire

2.1 La théorie du polysystème littéraire (I Even-Zohar)

2.1.4 La structure du système littéraire

Afin de rendre sa théorie plus compréhensible, Even-Zohar s’arrête à la définition du système littéraire aussi qu’à sa structure108. Vu, que le terme « système » est vraiment polysémique et que la théorie du polysystème littéraire veut présenter le système littéraire en tant qu’entité dynamique et fonctionnelle, Even-Zohar en propose les définitions suivantes :

The network of relations that is hypothesized to obtain between a number of activities called « literary », and consequently these activities themselves observed via that network.

ou :

The complex of activities, or any section thereof, for which systemic relations can be hypothesized to support the option of considering them «literary».109

En fait, ces définitions ont ici encore été inspirées par des travaux des formalistes russes, notamment Tynjanov et Ejxenbaum, pour qui la littérature en tant que telle s’étend au- delà d’une définition formelle, soit l’ensemble de textes dont la production subit des contraintes provenant du côté de normes qui réglementent l’activité littéraire dominante110. Pour eux, la notion de littérature comprend toutes les relations dans le domaine : c’est cette même approche qu’adopte Even-Zohar.

Afin d’illustrer ses idées, Even-Zohar s’appuie sur le fameux modèle de la communication verbale proposé par Jakobson111, mais en l’appliquant à la production littéraire. Bien qu’une correspondance absolue entre la communication verbale telle qu’envisagée par Jakobson et le réseau des activités littéraires soit impossible, le schéma de Jakobson offre une base solide pour décrire la structure du système littéraire. En voici une illustration schématique112 :

108 Itamar Even-Zohar, « The “Literary System”». Poetics Today 11, no.1 (1990): 27-44. 109 Ibid., 28.

110 « […] texts whose production is constrained by norms governing the dominant literary activity ». (Ibid., 29). 111 Voir : Roman Jakobson. « Closing statements: Linguistics and Poetic», Dans Style in language, (dir.) Thomas A Sebeok (New-York, 1960).

112 Itamar Even-Zohar, « The “Literary System”». Poetics Today 11, no.1 (1990): 31. La version française est tirée de : Gisèle Sapiro, La sociologie de la littérature (Paris : La Découverte, 2014). En ligne : http://www.cairn.info/la-sociologie-de-la-litterature--9782707165749-page-9.htm (consulté le 10 décembre 2014). Les termes de Jakobson sont indiqués entre crochets.

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Figure 1. La structure du système littéraire selon Even-Zohar

Pour Even-Zohar, la littérature comprend non seulement les textes en tant que produits « tangibles », mais aussi le contexte de leur création et leur distribution. Ainsi, la littérature se manifeste comme « un réseau d’activités » plutôt que comme une seule collection de textes. Tous les éléments du système littéraire sont importants, car ils sont tous indispensables113. Examinons donc les différents éléments qui structurent le système littéraire.

L’une des adaptations majeures apportées par Even-Zohar au modèle de Jakobson concerne sa réinterprétation matérialiste du schéma de communication. Ainsi, précise-t-il, « The “text” is no longer the only, and not necessarily for all purposes the most important, facet, or even product, of this system. »114 Donc, au lieu d’utiliser les termes habituels d’« écrivain » et de « lecteur », Even-Zohar nomme les agents de communication « producteur/émetteur » et « consommateur/destinataire », respectivement. Cependant, il faut noter que le terme de « consommateur » a ici un sens plus vaste que ceux-ci de « lecteur » ou même de « destinataire »; il est inclusif par rapport à ces deux. C’est-à-dire que le « consommateur » d’un texte inclut n’importe quelle personne qui aperçoit le texte, même si le texte n’est pas destiné à elle directement. De plus, le terme utilisé s’applique à tous les canaux de communication possibles : le canal visuel si on lit le texte115, par exemple, ainsi que le canal audio si on l’entend.

La communication littéraire se définit alors comme l’interaction entre le producteur et le consommateur. Une telle interaction peut être définie (pour simplifier) en termes de

113 Itamar Even-Zohar, « The “Literary System”». Poetics Today 11, no.1 (1990): 33. 114 Loc.cit.

115 Outre cela, par le terme « consommation de la littérature » on entend toutes les possibilités de se familiariser avec des produits littéraires, soit par la lecture, soit par la consommation des produits du cinéma ou de la dramaturgie, le cas échéant. On s’appuie ici sur le travail d’Inês Oseki-Dépré (Inês Oseki-Dépré. Théories et

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transmission du message – ce qui correspond au schéma original de Jakobson. Comme lui, nous allons tout d’abord nous arrêter au message en tant que tel ou, autrement dit, au « produit », si l’on adhère à la terminologie d’Even-Zohar. Ici, il est évident que, dans la plupart des cas, le produit littéraire entend le texte. On rappellera que la théorie du polysystème définit la littérature, non seulement comme un système d’activités spécifiques, mais aussi en termes des relations qui existent entre elles. Donc, le produit littéraire peut représenter n’importe quels résultats de telles activités116.

Ainsi, vu que le produit se manifeste sous plusieurs formes, et qu’il représente le message transmis lors de la communication littéraire, on pourrait modifier quelque peu le schéma d’Even-Zohar, en gardant sa représentation de la trajectoire producteur – produi t– consommateur, mais en présentant les trois autres éléments (institution, répertoire et marché) comme des facteurs d’influence sur le produit (voir schéma ci-dessous).

Dans le contexte de notre recherche, ce sont ces facteurs qui nous intéressent le plus, parce que, à notre avis, ils expliquent la dynamique même du polysystème. Ce sont eux qui nous aideront à comprendre la manière dont interagissent la littérature et la société, et en particulier, comment la première s’adapte à la situation politico-culturelle et survit, le cas échéant, dans un contexte de pression institutionnelle. Expliquons ces facteurs importants, car ils seront les paramètres ou les instruments de notre future analyse du système traductologique russe.

Les institutions sont établies par la société elle-même ou, plus précisément, les autorités et les pouvoirs politiques qui contrôlent la vie sociale et culturelle de la société dont la littérature fait partie. Selon Even-Zohar, l’institution comprend l’ensemble de facteurs qui maintiennent la production littéraire en tant que l’activité socioculturelle par l’imposition de règlements et de normes selon lesquelles les produits littéraires sont admis au canon ou rejetés à la périphérie. Outre cela, l’institution effectue le contrôle non seulement sur les produits littéraires, mais aussi sur les producteurs en rémunérant les uns et en réprimandant les autres. En tant que partie de la culture officielle, l’institution détermine quels produits et quels producteurs font partie de l’héritage culturel national117.

116 Itamar Even-Zohar, « The “Literary System”». Poetics Today 11, no.1 (1990): 43. 117 Ibid., 37.

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Pour nous, c’est peut-être le facteur le plus important, vu qu’il s’agit d’analyser comment la censure institutionnelle soviétique a influencé le développement d’un système littéraire particulier, soit celui de la littérature traductologique.

Une telle influence imposée par la société sur les activités littéraires se manifeste habituellement dans le répertoire. Comme il a été établi plus haut, celui-ci est le produit d’un ensemble de lois, de normes ou de modèles, soit des produits dits « canonisés », qui règlementent la production et l’utilisation des produits littéraires. Cela veut dire que le répertoire est une forme de connaissances partagées qui doivent être respectées par tous les agents. De plus, c’est l’adhérence au répertoire canonisé qui détermine la position d’un produit littéraire dans son système, soit centrale, soit périphérique118.

En outre, l’influence institutionnelle se réalise dans le marché qui unit des facteurs de la distribution du produit littéraire dans la société visée. C’est le marché qui détermine la distribution du produit, et peut-être sa popularité, qui entraîne à son tour sa « référabilité »119 ou encore sa canonicité. Selon Even-Zohar, le marché comprend les maisons d’édition, les magasins, les clubs et les foires littéraires ainsi que les bibliothèques, bref tous les établissements et les activités qui distribuent et promeuvent les produits littéraires120.

En guise de synthèse, on présentera la structure du système littéraire, en tant qu’ensemble de facteurs dits « systémiques » qui conditionnent la création et la distribution du produit littéraire. Cela nous permettra d’avoir une image plus claire du fonctionnement d’un système littéraire et des contraintes que doivent surmonter les agents cherchant à participer à un tel type d’interaction. On aboutit ainsi au schéma suivant 121:

118 Ibid., 39-43.

119 Ici, on entend la citabilité d’œuvre littéraire qui se manifeste, par exemple, par l’indice de citation.

120 Itamar Even-Zohar, « The “Literary System”». Poetics Today 11, no.1 (1990): 38. Notons que pour les besoins de notre recherche, nous garderons les termes « marché » et « consommateurs » tels quels présentés par Even-Zohar. Dans notre étude, il ne s'agit pas d'un marché capitaliste, mais du système de production littéraire soviétique régi par des conditions bien particulières.

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Figure 2. Les facteurs principaux du système littéraire

[Notre illustration]

Ainsi, nous voyons que le produit littéraire est affecté par la combinaison des facteurs qui le façonnent et qui en fait déterminent si le produit est accepté dans le canon du système ou s’il reste à sa périphérie. Ce sont ces contraintes socioculturelles que le produit littéraire doit surmonter afin d’atteindre le consommateur.

Cependant, on se souvient que le polysystème comprend plusieurs systèmes subordonnés qui cohabitent et concourent en formant le centre et la périphérie du polysystème. Il faut dire que parmi de tels systèmes littéraires il y en a certains qui représentent des éléments étrangers introduits dans le polysystème adoptant. En termes polysystémiques, il s’agit de la littérature traduite. Examinons donc quel est le positionnement de la littérature traduite au sein du polysystème littéraire.