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Chapitre II. Cadre théorique : la théorie du polysystème littéraire

2.1 La théorie du polysystème littéraire (I Even-Zohar)

2.1.2 Le formalisme russe, base théorique de l’idée de polysystème

Il nous faut mentionner dès le début que la théorie de polysystème, que nous utilisons comme cadre théorique de notre recherche sur la tradition traductologique russe, a été inspirée par le formalisme russe, lui-même apparu au début du XXe siècle. De plus, c’est au sein du formalisme russe que l’un des structuralistes les plus connus du monde, Roman Jakobson, a commencé son cheminement scientifique. Donc, il nous semble pertinent de supposer que la Théorie linguistique de la traduction, qui est sans aucun doute une théorie structuraliste, provient de la même source épistémologique que la théorie du polysystème d’Even-Zohar. Toutefois, il faut préciser que la TLT est une théorie linguistique, tandis que la théorie du polysystème est une théorie qui s’applique tout d’abord à la littérature et à la culture, y compris la littérature traduite. Ainsi, la théorie d’Even-Zohar se situe plus près de sa source d’origine, soit le formalisme russe, duquel elle a fait une application dite « matérialiste », car elle étudie la littérature comme produit matériel et culturel. Pour mieux comprendre la théorie

83 Israël Cohen. « The beauty of Shem in the language of Yefet », Moznayim, 5, no. 2. En hébreu. Dans Les

traducteurs dans l’histoire, dir. Jean Delisle et Judith Woodsworth. 2e édition revue et corrigée (Ottawa : Presses

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de polysystème, il faut donc nous pencher sur le formalisme russe, qui a tellement inspiré Even-Zohar qu’il lui a emprunté le terme « polysystème », originellement utilisé en 1929 par l’écrivain et le théoricien de la littérature russe Iurii (Iourij) Tynjanov84.

Le formalisme russe est une école scientifique active entre 1914 et 1930, réunissant des écrivains, des linguistes et des théoriciens de la littérature qui soulignaient l’importance de la forme et sa supériorité sur l’image et le symbole dans la parole poétique. Sous le drapeau du formalisme se sont unis des chercheurs tels que V. Shklovskij85, R. Jakobson, I. Tynjanov, B. Ejxenbaum, S. Bernstein, O. Brik et d’autres encore. En parlant du formalisme, on distingue l’école de Moscou dirigée par Roman Jakobson, aussi connue comme le Cercle linguistique de Moscou, et l’école de Saint-Pétersbourg, l’OPOYAZ86 qui a été dirigée par Victor Shklovskij.

Les idées novatrices des formalistes russes, qui sont restées inconnues en Europe jusqu’aux années 1950-1960, soulignent l’importance et le rôle fonctionnel des moyens linguistiques pour la littérature. Ils considèrent que c’est tout d’abord la forme morphologique et sonore des textes, plutôt que leur seule dimension symbolique qui représente l’essence du texte littéraire, notamment celle d’œuvres poétiques. Les formalistes ont mené de nombreuses analyses de poèmes, afin d’établir la correspondance entre la dimension sémantique ou symbolique de l’œuvre poétique et sa structure sonore. Leur succès dans certains cas a pu leur faire proclamer que l’Art poétique n’est que technique87. Les rapports entre le formalisme et le structuralisme sont évidents, car ces deux approches partagent un intérêt presque exclusif pour la structure des phénomènes linguistiques et textuels. C’est ainsi que l’un des formalistes russes, Boris Ejxenbaum, insiste sur l’importance du mot dans la parole poétique : « Le caractère suprême de la poésie en tant que manière particulière de la parole ce n’est pas l’absence du mot, c’est sa polysémie. Le but du mot c’est de rendre tangible la texture du mot dans tous les aspects de celui-ci. »88

84 Iurii Tynjanov. Poetika. Istoriia literatury. Kino. [« Poétique. L’histoire de la littérature. Cinéma » - notre traduction] (Moscou : Nauka, 1977) : 255-281.

85 Dans la translittération internationale, le nom s’écrira comme Šklovskij. Notre commentaire.

86 Obščestvo Izucheniia Poeticheskogo Yazyka – La Société pour l’étude du langage poétique. Notre traduction. 87 Victor Shklovskij, « Iskusstvo kak priem ». Poétika (1919). = « Art as Technique ». Dans Literary Theory: An

Anthology, dir. Julie Rivkin, (Malden, MA: Blackwell Pub, 2004), 15-21.

88 Boris Ejxenbaum. Lermontov. Opyt istoriko-literaturnoj ocenki [« Lermontov. Une tentative d’évaluation historico-littéraire » - notre traduction] (Leningrad, 1924).

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C’est ce même Ejxenbaum qui, dans le cadre d’une polémique avec des marxistes, a défini le formalisme comme méthode de recherche sur la parole poétique, en soulignant que cette méthode est tout d’abord morphologique : « Nous ne sommes pas des formalistes, nous sommes, si cela vous fait plaisir, des spécificateurs. » 89

Vu que cette recherche ne porte pas directement sur le formalisme russe, on se limitera ici à la présentation des idées principales de ce mouvement, en nous concentrant seulement sur ce qui concerne la structure linguistique, d’une part, et la littérature, d’autre part. Le premier aspect est important pour la compréhension du structuralisme linguistique russe (R. Jakobson) au sein duquel s’est développée la TLT; et la deuxième (I. Tynjanov) nous attire en tant que source d’inspiration pour Even-Zohar dans la construction de sa théorie du polysystème. Il est d’ailleurs remarquable que les deux auteurs qui nous intéressent aient publié un article commun, rédigé lors de la visite de Tynjanov chez Jakobson, qui se trouvait alors déjà à Prague90. On se référera ainsi à cet article afin de présenter un résumé des idées formalistes qui nous intéressent dans le contexte de notre recherche;

1. La science linguistique et la science littéraire demandent de nouvelles bases théoriques et méthodologiques libres du psychologisme et de la méthodologie obsolète (« naive psychologism and other methodological hand-me-downs »)91. 2. L’histoire de la littérature et de l’art en général se caractérise par une structure

complexe de lois structurelles dont l’élucidation est requise afin d’établir la corrélation entre l’histoire de la littérature et les autres séries historiques92.

3. La compréhension de l’évolution de la littérature requiert du systématisme des recherches scientifiques.

4. La dichotomie « synchronie-diachronie » est devenue une hypothèse vraiment fructueuse pour l’histoire de la littérature aussi bien que pour la linguistique, car elle a démontré que la langue ainsi que la littérature « has a systemic character at

89 Idem, « Vokrug voprosa o formalistah » [« Sur la question des formalistes » - notre traduction]. Pechat i

revoluiziya [« La presse et la révolution » - notre traduction] no. 5 (1924) : 3.

90 Jakobson, Roman, and Iurii Tynjanov. « Problems in the Study of Literature and Language » (1928).

Traduction anglaise par H. Eagle. « Roman Jakobson : Language and Poetry ». Poetics Today, vol. 2, no. 1a. (Autumn, 1980):29-31.http://www.jstor.org/stable/1772349 (consulté le 12 mars 2015).

91 Ibid., p. 29.

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each individual moment of its existence »93. L’approche synchronique a causé la redéfinition des principes de l’analyse diachronique, qu’il fallait revoir en termes systémiques. Selon Jakobson et Tynjanov,

[…] the history of a system is in turn a system. Pure synchronism now proves to be an illusion: every synchronic system has its past and its future as inseparable structural elements of the system: (a) archaism as a fact of style; the linguistic and literary background recognized as the rejected old- fashioned style; (b) the tendency toward innovation in language and literature recognized as a renewal of the system.94

Ainsi, l’opposition entre la synchronie et la diachronie se dissout dès qu’on admet que le système (synchronie) n’est pas statique, il est toujours en évolution (diachronie) vu que « evolution is inescapably of a systemic nature »95.

5. Il faut distinguer le concept du système littéraire synchronique et celui de l’époque chronologique, car le dernier, en tant que système dynamique, inclut non seulement toutes les œuvres de l’époque, mais aussi celles qui proviennent des littératures étrangères ou des littératures d’autres époques par rapport à l’époque envisagée. Les auteurs soulignent aussi qu’il est important de montrer la hiérarchisation des éléments constitutifs du système plutôt que de cataloguer des phénomènes coexistants.

6. La distinction entre la langue et la parole en tant que « the existing norm and the individual utterances »96 doit être appliquée aussi à la littérature. Cela veut dire que la littérature dite « individuelle » (« individual utterance » ou la parole) doit être considérée dans le complexe des normes existantes (la langue).

7. L’analyse des lois structurelles de la langue et de la littérature rend possible la distinction de quelques types de la structure qui représentent leurs propres types d’évolution structurelle.

8. L’élaboration des lois immanentes de l’histoire de la littérature et celles de la linguistique permet d’expliquer les changements particuliers dans les systèmes correspondants. Néanmoins, ces lois sont incapables d’expliquer le choix entre

93 Ibid., p. 30. 94 Loc. cit. 95 Loc. cit. 96 Loc. cit.

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multiples voies évolutionnaires, car cela requiert de l’analyse des corrélations entre la littérature et d’autres séries historiques. Jakobson et Tynjanov spécifient que « this correlation (a system of systems) has its own structural laws, which must be submitted to investigation. It would be methodologically fatal to consider the correlation of systems without taking into account the immanent laws of each system. »97

Ainsi, tout ce qu’on a vu dans l’article de Jakobson et Tynjanov, notamment le dernier passage sur le système des systèmes ou, autrement dit, le polysystème, nous permet de souligner encore une fois que la théorie d’Even-Zohar a trouvé son inspiration dans les travaux des formalistes russes.