• Aucun résultat trouvé

Chapitre I. La Théorie linguistique de la traduction, grande inconnue de la traductologie

1.3 Deux « générations » de traductologues: sélection et organisation du corpus

Dans les chapitres qui suivront, nous envisageons appliquer les connaissances acquises à notre corpus. Rappelons que celui-ci comprend les travaux des traductologues russes les plus connus en Russie et dans certains pays occidentaux. Pour ce faire, on envisageait la présentation du corpus construit des ouvrages des « pères-fondateurs » de la traductologie russe dont les travaux sont, on l’a dit, généralement méconnus hors de Russie. Pour notre recherche, nous avons sélectionné les ouvrages d’Andreï Fyodorov, d’Yakov Retsker, d’Alexander Švejcer, de Léonid Barkhoudarov et de Vilèn Komissarov. Notre choix est motivé par le rôle capital joué par ces théoriciens; ils ont été les premiers à se pencher sur les problèmes généraux de la traduction; et, plus que les autres traductologues russes, ils ont apporté une contribution majeure au développement de la Théorie linguistique générale de la traduction, telle qu’elle est appliquée et enseignée aujourd’hui en Russie.

Ici, nous ne mettons pas en doute la contribution d’autres traductologues russes (Revzine, Rozentsveig, Minyar-Beloruchev, Černov, Širyaev, Gak, Černyakhovskaya, etc.) et en aucun cas nous ne visons à sous-estimer l’importance de leurs idées dans le domaine de la traductologie russe. Cependant, une analyse superficielle de leurs travaux permet de constater que ces auteurs travaillaient, soit sur les domaines appliqués de la traduction (Revzine et Rozentsveig, Minyar-Beloruchev, Černov, Širyaev), soit sur des problèmes particuliers de

25

traduction (Gak, Černyakhovskaya). Donc, vu que nous nous intéressons à la théorie générale de traduction, nous pouvons dire avec une certaine certitude que ce sont bien les ouvrages de Fedorov, Retsker, Švejcer, Barkhoudarov et Komissarov qui ont rendu possible l’élaboration de la traductologie linguistique en tant que telle.

Vu que notre recherche vise à montrer le processus du développement de la TLT à travers toute la période soviétique, soit 1922-1991, il nous faut faire un commentaire. On sait que la Théorie linguistique de la traduction est née dans les années 1950 avec l’apparition de Vvedenie v teoriyu perevoda par Andreï Fyodorov67. En fait, cet ouvrage a été précédé par l’article d’Yakov Retsker intitulé « O zakonomernykh sootvetsviyakh pri perevode na rodnoy yazyk »68. Donc, il nous faut expliquer pourquoi nous voulons commencer notre analyse à partir de la création de l’État soviétique en 1922 au lieu de le repousser vers 1950, l’année de publication du premier travail sur l’approche linguistique à la traduction, soit l’article de Retsker. Si l’on veut pleinement comprendre les raisons qui font de la TLT la dominante théorique du domaine de traduction russe, il nous a semblé indispensable de revenir sur les décennies qui ont précédé la publication des premiers ouvrages sur l’approche linguistique dans les années 1950. C’est à cette époque que se met en place ce qu’on appellera ici le « système soviétique de traduction69 », et c’est aussi durant ces décennies, 1920-1950s, que sont formés les futurs traductologues de la TLT. Donc, afin de mieux comprendre pourquoi la Théorie linguistique de la traduction a pris sa configuration particulière, il nous faut examiner le contexte sociopolitique, idéologique et culturel de la Russie soviétique en formation à partir des années 1920.

Nous conduirons donc notre analyse en trois étapes. Après avoir présenté notre cadre théorique, nous exposerons le contexte de la production littéraire sous les contraintes du régime totalitaire tel qu’il s’établit dans les premières décennies de l’État soviétique, en particulier sous le régime stalinien. Puis, dans deux chapitres consécutifs, nous présenterons notre analyse du corpus établi. Le corpus, à son tour, se divise en deux parties, chacune d’elle

67 A. V. Fyodorov, Vvedenie v teoriyu perevoda [« Introduction à la théorie de la traduction » - notre traduction] (Moscou, 1953).

68 Retsker, Ya. I. « O zakonomernykh sootvetsviyakh pri perevode na rodnoy yazyk » [« Sur les correspondances régulières lors de la traduction vers la langue maternelle » - notre traduction]. Dans Voprosy teorii i metodiki utchebnogo perevoda, sous la direction de K. Ganchina et I. Karpov (Moscow: Akademia pedagogicheskikh nauk RSFSR, 1950), 156-183.

26

correspondant à une période dans l’histoire de l’URSS et dans l’évolution de la Théorie linguistique de la traduction. Quant aux périodes, pour notre recherche, nous en avons défini les suivantes : l’époque stalinienne (1922-1953) et l’époque poststalinienne (1953-1991). Tout en suivant le tournant majeur dans l’histoire de l’URSS que représente la mort de Staline en 1953, une telle répartition nous permettra de faire voir l’évolution des connaissances traductologiques en URSS dans le contexte totalitaire de l’État soviétique. En outre, elle permettra de retracer tous les changements dans les facteurs qui ont pu influencer le développement de la Théorie linguistique de la traduction au cours de l’histoire. Enfin, il nous semble important de préciser que nous visons à présenter les époques et les « générations » en tant que blocs historiques. Vu que notre recherche porte sur le développement historique de l’approche linguistique, notamment de la Théorie linguistique de la traduction, nous omettrons tous les détails impertinents au sujet de notre recherche. Toutefois, nous fournirons les commentaires nécessaires, le cas échéant.

Enfin, nous avons choisi de présenter notre corpus comme les travaux de « deux premières générations »70 de traductologues russes, qui ont travaillé pendant les deux périodes principales de l’histoire de l’URSS : Fyodorov et Retsker représentent la traductologie linguistique de l’époque stalinienne (1922-1953), tandis que Švejcer, Barkhoudarov et Komissarov ont publié la plupart de leurs travaux dans les années 1953-199171. En parlant de « générations », nous soulignons bien sûr la succession historique de ces théoriciens, mais aussi la dynamique cumulative de la TLT qui fait que les théoriciens bâtissent toujours sur les bases posées par leurs prédécesseurs72. En nous penchant sur chacune de ces générations, nous chercherons à en mettre en valeur les apports théoriques spécifiques, tout en soulignant leurs liens avec l’évolution du contexte sociopolitique, idéologique et culturel de la Russie soviétique.

70 Nous entendons ici que la traductologie contemporaine russe est présentée par la « troisième génération », soit par les traductologues de l’époque postsoviétique.

71 Ici, il nous faut faire un petit commentaire. Yakov Retsker a publié sa monographie Teorija perevoda i

perevodcheskaja praktika («La traduction théorique et pratique » - notre traduction) en 1974. Néanmoins, elle

représente en fait une version révisée et mise à jour de son premier article sur les correspondances régulières publié en 1950, sous l’influence des facteurs de l’époque stalinienne. C’est pour cela qu’on l’associe ici avec la première génération de traductologues russes.

72 En parlant de la dynamique cumulative, on n’entend pas que c’est une caractéristique essentiellement soviétique.

Chapitre II. Cadre théorique : la théorie du polysystème