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Chapitre III. Formation du système de la traduction au sein du polysystème littéraire

3.1 Les facteurs généraux de formation du système de traduction soviétique, 1922-1953

3.1.1 Contexte historique et sociopolitique

En 1922, le monde assiste à la création du premier État socialiste dirigé par le parti communiste. Il faut noter que dès sa création, l’Union des républiques socialistes soviétiques a dû prouver son droit d’exister. La Révolution d’Octobre de 1917, qui représente en fait un coup d’État bien organisé, marque la chute de l’Empire russe et du tsarisme. La crise politique et économique, aggravée par la Guerre mondiale, bouleverse tout le pays. La société russe, déchirée par des forces politiques, se divise en deux champs hostiles : les partisans des bolcheviks (les Rouges) et les monarchistes (les Blancs). Leur hostilité et leur haine sont telles que la guerre civile éclate. Les bolcheviks s’appuient sur le peuple auquel ils ont promis la libération de toute forme d’oppression, tandis que les monarchistes, minoritaires, font appel à l’intervention militaire d’autres pays151. Les années de la guerre civile en Russie sont marquées par la terreur de la part des deux camps, mais avec le soutien du peuple, les bolcheviks remportent la victoire et les monarchistes sont contraints à l’exil152. Cependant, les relations de l’État soviétique avec les pays occidentaux restent froides.

En 1924, après la mort de Lénine et l’élimination de ses rivaux, Joseph Staline devient le secrétaire général du Parti communiste, soit le chef autoritaire de l’État. Les ambitions personnelles de Staline ainsi que sa peur d’un complot potentiel créent un contexte de

151 Les pays occidentaux craignaient que l’établissement de l’autorité des soviets pût provoquer la propagation des idées communistes dans leurs propres pays. Ainsi, ils ont envoyé ses forces militaires en Russie afin d’aider les monarchistes à mettre fin aux Soviets et de prévenir la contagion révolutionnaire en Europe. [Ici nous admettons que les raisons de l’intervention alliée en Russie en 1918-1922 puissent être différentes. Néanmoins, on présente l’avis qui correspond au cours général de l’histoire de la Russie en tant qu’enseignée en Russie. Notre commentaire].

152 En fait, la grande partie de la communauté immigrante russe en France est représentée par les descendants de monarchistes qui ont quitté la Russie en 1917 et après la guerre civile.

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personnalisation du pouvoir et de totalitarisation de l’État, qui atteint son apogée dans les années 1930, notamment en 1937. Malgré la collectivisation forcée de l’agriculture et l’industrialisation de l’État, malgré les purges effectuées dans les rangs du Parti communiste et ceux de l’Armée Rouge, et malgré l’envoi au Goulag de millions des citoyens soviétiques sous de fausses accusations, Staline reste toujours infaillible, véritable objet d’un culte de sa personnalité.

En 1941, l’Allemagne nazie attaque l’URSS; en trois mois, les troupes allemandes se trouvaient déjà aux banlieues de Moscou. Il faut quatre ans de guerre sanglante avant de repousser l’agression nazie jusqu’à Berlin, et mettre fin au régime de Hitler. Toutefois, l’URSS paie un lourd tribut pour cette victoire. Pendant les quatre ans de la guerre en Europe, le peuple soviétique perd 26.6 millions de citoyens, y compris 7.3 millions de soldats153; tout l’ouest du pays est saccagé et ruiné; et de nombreux civils ont été soit déportés de force en l’Allemagne, soit décimés par les troupes de Schutzstaffel (SS).

Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale en 1945, l’Union soviétique se trouve face à la nécessité de restaurer le pays le plus vite possible. Donc, pendant les cinq années suivantes, tous les autres aspects de la vie civile, y compris les sciences, sont relativement moins mis en valeur. Cependant, dès les années 1950, on voit paraître un intérêt renouvelé vers le développement des sciences. C’est aussi là que la traductologie scientifique commence à se démarquer, avec le premier article de Retsker sur les correspondances régulières (1950)154 et le livre fondateur de Fyodorov sur la traductologie (1953)155.

153 Selon l’estimation officielle du Ministère de Défense de Russie qui se base sur la recherche du colonel-général G. F. Krivošeev faite en 1993 sous la supervision du Centre mémorial de Forces armées de la Fédération de Russie. Voir: G. F. Krivošeev (Dir.), Soviet Casualties and Combat Losses in the Twentieth Century (London : Greenhill Books, 1997). Depuis 1993, les données sur les pertes soviétiques ont subi plusieurs corrections à cause de la déclassification des archives militaires. Ainsi, selon les données corrigées, l’estimation des pertes militaires a atteint 8 860 400 y compris 4 559 000 de prisonniers de guerre et de portés disparus (Selon le rapport de M.V. Filomochine [M.V. Filomochine, «Ljudskie poteri vooruzhjonnyh sil SSSR » [« Les pertes des forces armées de l’URSS » - notre traduction], Mir Rossii 8, no. 4 (1999) : 92-101. URL (en russe) :

http://ecsocman.hse.ru/data/909/989/1219/1999_n4_p92-101doc.pdf (consulté le 13 février 2015)]

154 Ya. I. Retsker, « O zakonomernykh sootvetsviyakh pri perevode na rodnoy yazyk » [«Sur les correspondances régulières lors de la traduction vers la langue maternelle » - notre traduction]. Dans Voprosy teorii i metodiki

uchebnogo perevoda [« Problèmes de la théorie et de la didactique de traduction » - notre traduction], K.A.

Ganshina et I. Karpov (dir.) (Moscow: Akademia pedagogicheskikh nauk RSFSR, 1950), 156-183.

155 A. V. Fyodorov, Vvedenie v teoriyu perevoda [« Introduction à la théorie de la traduction » - notre traduction] (Moscou, 1953).

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Voilà un aperçu de la situation historique et du contexte politique dès la création du premier État communiste au début des années 1920 jusqu’à la fin de l’époque stalinienne dans les années 1950156. Nous nous sommes concentrés sur cette période parce que c’est à cette époque que la base théorique de l’approche linguistique s’est formée. Il faut noter ici qu’à partir de la mort de Staline en 1953, l’influence directe du contexte historique sur la traductologie scientifique soviétique commence à s’affaiblir : l’idéologie règne, les institutions fonctionnent, tout le monde connaît les règles du jeu. Nous reviendrons plus en détail sur le contexte sociopolitique qui marque la seconde moitié du XXe siècle dans les chapitres suivants; il semblait cependant important de souligner les circonstances politiques particulières qui ont marqué la formation du système de traduction soviétique au cours des premières décennies du régime.