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Partie II. Les stratégies des migrants pour faire face à l’identité collective

Chapitre 1. Les migrants et les stratégies négociation face à la gestion collective

III. Les stratégies des migrants pour obtenir une attention individuelle

Les installations de l’auberge et le personnel du refuge ne sont pas en mesure de donner une attention individualisée aux migrants. L’institution a été créée pour accueillir un sujet collectif, le « sujet migrant ». Cependant, d’après mes observations, les migrants trouvent à travers les connexions avec les bénévoles, une manière de faire face à la dépersonnalisation à laquelle ils sont soumis au refuge. Les migrants recherchent les moments où ils peuvent raconter leur histoire personnelle aux bénévoles, ce qui n’est pas sans ses difficultés du fait du manque d’intimité dans l’auberge. Ils parlent des raisons pour lesquelles ils se trouvent au refuge, des dangers qu’ils ont vécus sur le chemin, de leurs projets pour l’avenir. Lors de mon terrain de recherche, certains migrants ont partagé avec moi leur parcours de manière détaillée. Cela se faisait dans un contexte informel, pendant les moments de pause entre les activités, durant les repas ou pendant les temps de détente.

Je veux montrer que des tensions se produisent au refuge à cause de l’imposition d’un traitement collectif dépersonnalisant. Ces points de tension créent des espaces de négociation du traitement collectif. Ces tensions montrent que les migrants essaient de créer une définition du

sujet migrant plus en accord avec leurs besoins personnels. Il devient donc nécessaire pour les migrants qu’ils trouvent des mécanismes pour se rendre différenciables et recevoir une attention particulière.

La première stratégie consiste en la dramatisation de leur situation à travers des démonstrations d’angoisse et de peur. D’une certaine manière, ils se mettent dans le rôle du « sujet migrant » comme sujet vulnérable à protéger, et ils amplifient leur situation. Les adolescents cherchent à recevoir une attention particulière à travers les rapports de séduction. Ils vont parfois utilisation ce que j’appelle des stratégies du choc. En effet, certains se coupent le bras avec un rasoir la nuit, notamment quand ils se sont fait réprimer par un membre du personnel après une faute grave comme avoir fumé une cigarette. Cette stratégie a pour but de rendre le personnel du refuge confus et de renforcer l’adolescent dans son rôle de mineur non accompagné à protéger. Après le moment du choc, les bénévoles et les responsables parlent plus doucement avec les adolescents.

J’ai assisté à plusieurs situations où les migrants pleuraient, criaient ou s’infligeaient des blessures graves pour se rendre visibles. Je ne mets pas en question le fait que ces migrants soient traumatisés après avoir vécu des situations de violence. Cependant, j’ai pu observer certaines situations où les migrants dramatisaient leurs problèmes pour obtenir une attention particulière. Face à ces dramatisations répétées, l’équipe de bénévoles finit par mettre en doute les démonstrations des migrants. Par exemple, un homme s’est levé un jour avec du sang qui coulait de son oreille droite. Il a fallu le ramener à la station mobile de la Croix-Rouge localisée hors de l’auberge. Le migrant expliquait qu’il avait reçu des lettres menaçantes de la part de Maras. Les Maras voulaient le tuer et la nuit précédente quelqu’un l’avait agressé avec un tournevis dans le dortoir des hommes. L’homme demandait à parler avec un des responsables. Après avoir discuté avec le responsable, il est sorti du bureau, mais rien ne s’est passé. Le groupe de bénévole a alors appris que les lettres que l’homme avait montrées au responsable avaient été écrites de sa propre main. Il s’était envoyé les lettres lui-même et probablement s’était aussi blessé lui-même.

J’essaie de montrer à travers cet exemple que le personnel connaît les stratégies des migrants pour attirer l’attention. Pour les bénévoles, cet apprentissage se fait au fur et à mesure du séjour au refuge et provoque une désensibilisation par rapport aux démonstrations publiques de peur et d’angoisse. Cette peur est normale dans le contexte de l’auberge, car il y a en effet des situations

où les personnes fuient leurs pays à cause des menaces des gangs tels que les Maras. Toutefois déterminer les situations de peur réelles et celles qui ne le sont pas est un exercice à effectuer continuellement. Le risque est sinon d’augmenter les peurs et les angoisses des personnes à l’intérieur du refuge et créer une paranoïa collective.

La deuxième stratégie pour obtenir une attention individualisée est le renforcement de rapports d’infantilisation avec les bénévoles. Certains migrants veulent être pris en charge à travers l’établissement de liens affectifs sécurisants. Plus spécifiquement, dans leur quête d’individuation, les migrants attendent que les bénévoles prennent soin d’eux. Voyons par exemple les rapports entre les femmes bénévoles et les femmes migrantes lors du moment du coucher. Les bénévoles doivent acostar mujeres et acostar menores, c’est-à-dire accompagner les femmes à leurs dortoirs. Les premières semaines acostar mujeres consistait à les accompagner au dortoir, dire bonne nuit et éteindre les lumières. Toutefois, depuis qu’une bénévole a commencé à lire des contes aux enfants, les mères et les enfants ont demandé à tous les bénévoles de leur lire des histoires avant de se coucher. Les bénévoles qui ne lisaient pas d’histoire aux femmes et aux enfants étaient moins appréciés que celles qui le faisaient. Cette situation permet de mettre en avant les attitudes maternelles de la part de l’équipe bénévole envers le groupe de migrant. Je trouve pertinent de se demander jusqu’à quel point les bénévoles avec leurs attitudes ne maintiennent pas les migrants en situation d’infantilisation permanente. La réponse n’est pas évidente, car la frontière entre l’établissement de relations sincères et les mécanismes d’infantilisation est floue dans le contexte du refuge.

Les relations établies entre les bénévoles et certains groupes vulnérables comme les femmes et les adolescents sont un phénomène généralisé. Un autre exemple ce sont les sentiments d’admiration et dans certains cas d’engouement de la part des adolescents envers les femmes bénévoles. L’empathie ressentie de la part de l’équipe de bénévoles (hommes et femmes) envers ce groupe est un facteur qui permet le développement de liens affectifs. Toutefois, créer des relations intimes avec le groupe de migrants peut avoir de mauvaises conséquences, même sur la santé des migrants, car par exemple les adolescents sont alors plus enclins à se faire mal physiquement à la fin du séjour du bénévole. À cause de ces risques, la proximité entre les bénévoles et les adolescents n’est pas appréciée par les responsables.

Un dernier exemple qui montre les angoisses des migrants et l’envie d’être materné par les bénévoles est le cas d’une femme nicaraguayenne de soixante ans qui était très malade. Pendant trois nuits consécutives, elle s’est réveillée et nous a expliqué qu’elle était en danger. Elle était convaincue que les autres femmes du dortoir voulaient la tuer. D’après elle, la majorité des femmes étaient des Honduriennes qui avaient déclaré que le dortoir était sous leur contrôle et qu’il était de territoire hondurien. Impossible de savoir si cela était vrai, cependant les premières nuits le groupe de bénévoles croyait en ce qu’elle racontait. En réalité, elle voulait simplement se faire entendre, mais n’avait plus d’options officielles, sa demande d’asile ayant été rejetée.

Dans la situation où se trouvait cette dame, se rendre visible à travers ses angoisses était une stratégie. Les nuits passées avec les trois bénévoles qui l’écoutaient et la rassuraient étaient un moyen de ne pas rester dans l’invisibilité du traitement collectif. Toutefois, la dernière nuit où elle se leva, l’équipe de bénévoles passa moins de temps à discuter avec elle. Les tâches et la fatigue des bénévoles empêchent de donner cette attention individuelle souhaitée par les migrants. De plus, l’aide que cette femme nécessitait relevait plus des médecins avec des soins psychiatriques.

En conclusion, je trouve que les stratégies de lutte contre la dépersonnalisation montrent l’importance de ne pas penser le « sujet-migrant » exclusivement comme un sujet collectif, mais de réfléchir au migrant en tant qu’individu. D’après moi, il pourrait être envisageable de trouver des alternatives et créer au refuge des espaces où les migrants pourraient obtenir une reconnaissance par exemple à travers des groupes d’entraide.

Chapitre 2. Les stratégies de réaproppiation spatio-temporelle des migrants