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Partie II. Les stratégies des migrants pour faire face à l’identité collective

Chapitre 3. Du « sujet migrant » au sujet autonome : la reconstruction biographique à

II. Une histoire d’aventure : le récit de vie de Leonardo

La première fois que Leonardo a quitté le Salvador en 2007, il avait 24 ans. Il a émigré alors qu’il était en train d’étudier une licence de psychologie. Il travaillait mi-temps et habitait dans son propre appartement. Un ami lui a dit lors d’une soirée qu’il allait partir aux États-Unis. Cet ami voulait partir pour fuir la violence, l’injustice et la précarité dans l’emploi, il ne voulait pas partir seul et a proposé à Leonardo de l’accompagner. Après avoir réfléchi, Leonardo a décidé de partir aux États-Unis aussi, il affirme avoir voulu sortir de la routine du quotidien, car il était jeune. Sa famille n’était néanmoins pas d’accord :

« Ils m’ont conseillé de finir mes études avant, mais vous savez quand on est jeune, on est anxieux avec les émotions. J’ai pris un sac, deux chemises, deux pantalons, trois paires de chaussettes, une brosse à dents et du déodorant. C’était un vendredi, le week-end j’ai appelé mon pote et le lundi j’ai dit au revoir à mes parents ».

Leonardo et son ami se sont rendus à la gare routière et c’est là que Leonardo a découvert que son ami ne savait pas comment faire le voyage, quel bus il fallait prendre. Ils allaient renoncer quand un homme est entré dans la gare et les a aidés :

« Jusqu’avant qu’on parte un monsieur nous a poussés dans la queue. Il a crié madame, donnez-moi un ticket pour la route qui va au Nord. Nous nous sommes assis à côté de l’homme dans la salle d’attente et il nous a dit, je vais au Nord, je me suis fait expulser, mais j’ai une famille à nourrir et vous ? Nous avons répondu que nous allions là-bas aussi, mais que nous ne connaissions pas le chemin. Il nous a assuré que maintenant le chemin était facile, il n’y a pas de danger. Les

kidnappings venaient de commencer, mais il y en avait beaucoup moins de violence en 2007. On a pris le bus avec le Monsieur, le plus nous sommes le mieux c’est, nous a-t-il dit ».

Dans le bus, Leonardo s’est assis à côté d’un jeune hondurien qui connaissait bien le chemin et qui allait passer avec un groupe de migrants par le Guatemala et le Mexique. Leonardo et son ami ont décidé de l’accompagner. À la frontière avec le Mexique, ils ont contourné les montagnes de El Ceibo. Leonardo explique la sensation au moment de traverser ces montagnes :

« Pendant qu’on est sur le chemin, on a une sensation d’aventure. Il y avait des singes hurleurs, on en tendait des oiseaux, on sentait l’humidité, la chaleur, les guêpes nous piquaient ».

C’est sur le chemin de El Ceibo que Leonardo, son ami et le Hondurien qui amenait le groupe de migrants se sont fait voler leurs affaires. Après s’être fait voler, Leonardo et les autres ont marché jusqu’à la ville de Tenosique. Leonardo affirma avoir rencontré beaucoup de gens qui attendaient comme lui autour des voies de train. Au cinquième jour, ils ont entendu le train arriver, les voies se sont remplies de monde comme des « fourmis ». Ses genoux tremblaient et il voyait les gens monter dans le train. Un garçon a glissé et le train a coupé ses jambes :

« J’ai pensé à ma famille, à ma mère, mon père, c’était la première fois que je voyais quelque chose comme ça. Ça aurait pu être moi […] J’ai vu sept personnes se faire tuer dans le train, parce qu’ils y jouaient, parce qu’ils faisaient de mauvais calculs au moment de monter dans le train, parce qu’ils ont bu ou fumé de la marijuana, ou parce qu’il se sont endormis ».

Figure 30. Les migrants centraméricains montent au train connu comme « La Bête », à la Frontière Sud du Mexique.

Source : extrait d’une bande dessinée donné aux migrants par le Haut-Commissariat pour les Réfugiés.

Leonardo et son ami sont arrivés à Veracruz par le train. Il affirme que l’expression de son visage avait changé à cause du chemin :

« Quand je suis arrivé à Tierra Blanca, j’avais peur. J’avais une expression dans mon visage, et mon regard était différent. Pendant quinze jours j’ai vécu dans ce train. Je devais supporter le froid, la pluie, la faim, le soleil, faire mes douches et dormir. Je ne changeais pas de vêtements, car j’avais perdu mon sac à dos. »

Ils sont arrivés à Tierra Blanca vers dix-neuf heures et il y avait de la pluie. Son ami et lui se sont séparés pour aller chercher à manger, mais son ami n’est jamais revenu. Leonardo l’attendait sous la pluie et il pleurait :

« J’ai craqué, qu’est-ce que je fais là ? J’ai faim, je n’ai pas d’argent, mon lit me manque, mes parents aussi, qu’est-ce que je fais là ? Et mon pote n’arrivait pas, je me sentais seul, car le mec du Honduras il était avec les gens qu’il connaissait. Dieu merci, une dame m’a offert une soupe à manger ».

Leonardo a dit aux parents de son ami qu’il s’était perdu et dans son récit il ne reparlera plus de lui. Il a continué son voyage par le Mexique avec le Hondurien qu’il avait rencontré au Salvador. Ils sont montés dans un train qui allait dans une région désertique après Mexico.

« Nous sommes descendus dans une région désertique après Mexico. On voyait qu’une ligne droite à la fin de l’horizon. Il était que midi et nos chaussures étaient déjà chauds, ma tête commençait à palpiter à cause du manque d’eau et de nourriture ».

Dans son récit, Leonardo fait beaucoup référence aux personnes qu’il a connues sur le chemin, notamment dans les villages :

« Le lendemain on a marché, mais on était très faibles. Nous sommes arrivés dans un village où un monsieur déjà âgé nous a donné un endroit où nous reposer dans l’écurie avec les vaches, des haricots rouges et de l’eau qui venait d’un puits. Ce vieil homme nous a sauvés. Plus tard, nous sommes arrivés dans un autre village, le train n’était pas passé, la nuit il faisait très froid et nous avons vu les lumières d’un petit village Los ahorcados. Je suis allé chercher à manger pendant que les autres m’attendaient […] J’ai entendu du bruit et j’ai vu un homme avec une clope, sa moustache et son chapeau, c’était une fête de 15 ans ».

L’homme leur a offert à manger ce soir-là et le lendemain. L’homme a proposé à Leonardo de rester au village et lui et sa femme l’ont aidé à trouver un espace où s’installer et un travail. Il travaillait dans une quincaillerie et il est devenu connu dans le village. Il y est resté six mois jusqu’au moment où certains habitants du village l’ont aidé à rentrer aux États-Unis :

« Nous sommes arrivés à la gare routière de San Luis Potosí et de là-bas à Ciudad Victoria, on a traversé en radeau. Nous avons marché pendant deux jours dans le désert. Nous étions trente personnes, le désert c’est horrible, l’eau qu’on a avec nous ne dure pas. Ils te donnent un gallon d’eau et si on le finit ou si on se perd dans le désert, c’est notre problème ».

Leonardo a passé ses premiers mois aux États-Unis sans trouver de travail ce qui le faisait se sentir mal, car il avait beaucoup d’ambition. Après six mois, il a réussi à trouver un travail en préparant des hamburgers et il a commencé à prendre des cours d’anglais. Il a aussi travaillé dans une laverie de voitures. Il est resté six ans aux États-Unis, où à la fin il travaillait dans la construction :

« Quand on arrive aux États-Unis, on découvre que ce n’est pas comme tout le monde veut te faire croire. Ce n’est pas comme quand les gens viennent te rendre visite. Ils te disent qu’il y a du travail qu’ils ont une vie stable, mais ils ne te disent que tu vas beaucoup souffrir sur le chemin ».

Après six ans aux États-Unis, Leonardo voulait rentrer à El Salvador. Il avait fait des économies. Néanmoins, le retour à El Salvador fut très difficile pour lui et après un an et demi, il a de nouveau quitté le pays :

« Je me suis dit, je veux retourner dans mon pays, je veux travailler là-bas et être avec les miens […] Quand je suis retourné au Salvador, tout avait changé. Les gens n’étaient plus comme avant, il y avait beaucoup de gangs. Je voulais ouvrir un restaurant et reprendre des études de psychologie à l’Université. J’ai commencé à travailler, mais le salaire était beaucoup plus bas. En plus, il y avait l’insécurité, les gens me regardaient, ils voyaient mes vêtements, ils regardaient mon accent. Les gens commençaient à me regarder comme si j’avais des signes de dollar sur la tête ».

En 2014, il a donc quitté le Salvador pour la deuxième fois. Quand il est arrivé à Tenosique, il a vu que le refuge était beaucoup plus grand. À la casa del migrante il a appris que le chemin était très dangereux, il entendait des histoires de gens qui avaient été tués. Il a commencé à avoir peur. À la casa, il a participé au programme de construction et ainsi deux années se sont passés. Il a attendu une troisième année pour faire une demande de régularisation et au moment de l’entretien il attendait la réponse.

Les trois années qu’il a passé à l’auberge lui ont permis d’apprendre sur ses droits, mais aussi sur lui-même :

« Qu’est-ce que tu as appris à l’auberge ?

J’ai beaucoup appris sur mes droits et mes responsabilités comme migrant, à respecter les règles de ce pays, à ne pas m’impliquer dans des problèmes. J’ai appris sur moi-même, sur mes limites […] J’ai passé mon temps en travaillant [à l’auberge] et ça m’a fait beaucoup réfléchir. On observe ce qui se passe et on commence à devenir paranoïaque. Je suis resté un an et demi sans sortir dans la

rue. J’avais une phobie du monde extérieur. Je sortais ici [sur le terrain], mais j’avais peur à cause de toute l’insécurité. Avec le temps j’ai commencé à apprendre des choses sur mes droits dans les sessions d’information. On se rend compte qu’il y a beaucoup d’opportunités au Mexique, ici il y a beaucoup de choses que le pays peut nous offrir comme aux États-Unis, il faut les utiliser et se projeter pour l’avenir. S’ils me donnent une résidence je continuerai mes études, apprendre une deuxième langue, être utile à la société ».

En conclusion, Leonardo a reconstruit son parcours migratoire à partir de l’aventure. Dans son récit, il est un jeune homme qui cherche de nouvelles expériences et qui se lance dans l’inconnu. Leonardo décrit de manière détaillée les événements de sa première émigration. Je me suis rendu compte en réalisant cet entretien que Leonardo maîtrise son récit de vie. Après avoir vécu trois ans au refuge migrant, il avait déjà réélaboré son récit biographique. Ainsi, Leonardo raconte chaque enjeu qu’il a vécu avec un soin important.

Leonardo a néanmoins beaucoup plus de difficultés pour parler des trois années qu’il a passées au refuge. Dans l’entretien, il a seulement affirmé qu’il avait beaucoup appris sur ses droits et ses responsabilités en tant que migrant au Mexique. D’ailleurs, il a mentionné de manière brève que pendant sa première année au refuge migrant il a souffert d’une phobie pour sortir de l’auberge. Ainsi, le récit de Leonardo, bien qu’intéressant, nous donne plus d’informations à travers les non- dits que par ce qu’il dit.

Leonardo construit une histoire d’aventure dans laquelle il est le principal héros. Cette histoire lui permet de donner du sens au trauma qu’il a subi pendant son parcours migratoire. C’est à travers cette romance du passé qu’il devient autonome et s’émancipe de toutes les mauvaises situations qu’il a vécues. Les non-dits, c’est-à-dire ses peurs et ses angoisses, sont laissés dans l’invisibilité de manière délibérée. Si Leonardo fait mention de sa phobie de sortir, c’est uniquement pour expliquer à son interlocuteur pourquoi il est encore résident au refuge. Il n’a pas voulu partir parce que les conditions extérieures étaient trop dangereuses. Cette explication permet de convaincre l’interlocuteur que les raisons de Leonardo de rester sont bonnes. De plus, il explique dans son récit qu’au but de la deuxième année quelqu’un lui a dit d’attendre un an de plus et qu’il pourra régulariser sa situation.

Leonardo embellit le passé, donne un sens aventurier à son histoire, incorpore dans son récit la disparition de son ami. Ainsi, il se définit en tant que sujet qui agit et pas comme sujet qui fuit ou

qui est limité par le fait d’être un sans-papiers. Durant l’entretien, Leonardo attendait la réponse de sa demande de régularisation. Pendant son temps d’attente, il se crée des projets pour l’avenir comme retourner à l’Université. Comme Ricardo, Leonardo semble vouloir reprendre son histoire là où les événements qui l’ont amené à la migration ont commencé. Dans le cas de Ricardo c’était avant de commencer ses actes délinquants, dans l’atelier de chaussures avec son père. Dans le cas de Leonardo, ce sont les études universitaires.