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Partie II. Les stratégies des migrants pour faire face à l’identité collective

Chapitre 1. Les stratégies employées pour se créer une identité valorisante au refuge

IV. La recherche d’une identité masculine

Les migrants qui arrivent au refuge sont généralement déshydratés et affamés. Certains d’entre eux souffrent d’angoisses et de stress liés aux agressions subies en chemin. Certains migrants ont peur de se faire expulser dans leur pays d’origine, car ils se sont fait menacer par les Maras. Malgré toutes ces difficultés et ces souffrances, les hommes migrants qui arrivent au refuge ne peuvent pas s’empêcher de flirter avec les femmes bénévoles et cela dès leur arrivé. Les hommes migrants sont largement privés de leur masculinité dans cette migration, car ils sont soumis aux agressions des organisations criminelles et des délinquants locaux. Face à cette situation, les migrants entrevoient la possibilité d’être victime d’un vol, d’une agression ou même d’un viol, comme le montre le témoignage de William:

« Je vais te dire une chose, c’est la peur qui nous rend fort […] les migrants, c’est comme ça la vie du migrant. On doit s’accrocher et se focaliser et se dire à soi-même, non je n’ai pas peur. Par exemple quand je monte dans le train, je marche avec cet état d’esprit plutôt que de penser que je vais me faire violer, que je vais me faire tuer ou voler […]

Quand je voyage, je prends mon sac à dos avec moi et si par exemple six mecs viennent et me disent, c’est un assaut, je leur réponds prenez tout ce qu’il y a dans le sac à dos, si vous l’aimez prenez-le, c’est comme ça que je pense. Cependant, tout le monde n’a pas cette mentalité, beaucoup d’entre nous par exemple s’ils se font voler de l’argent ne vont pas dire qu’ils ont encore de l’argent caché dans leurs poches […] mais si les voleurs voient que tu as encore de l’argent dans tes poches et tu ne leur as pas donné, alors ils te menacent. Bref, si tu as d’argent il faut le donner, l’argent est matériel tu peux toujours gagner plus, mais la vie on en a qu’une » William, hondurien.

Je considère que le témoignage de William montre bien que les migrants et dans ce cas, les hommes, doivent faire avec l’aspect violent de cette migration, et négocier avec leur identité masculine en acceptant d’être dans une position de vulnérabilité. Dans ce contexte, une fois que les hommes migrants arrivent au refuge, ils essayent de négocier une identité plus valorisante, de regagner leur masculinité, notamment en séduisant les femmes bénévoles. Prenons l’exemple des interactions entre les hommes migrants et les femmes bénévoles à l’infirmerie. D’après moi cet espace illustre le mieux cette recherche d’une identité masculine. Les migrants arrivent à l’infirmerie avec leurs pieds blessés et les bénévoles prennent soin de leurs ampoules. Les bénévoles (hommes et femmes) mettent des gants et nettoient les pieds des migrants, appliquent une crème soignante et bandent les pieds. Alors que les hommes bénévoles n’ont jamais reporté d’anomalies pendant qu’ils réalisaient cette activité, ceci ne fut pas le cas des femmes bénévoles. Les migrants ont généralement deux types de réactions : soit ils flirtent avec la bénévole et posent des questions personnelles comme êtes-vous mariée ? Ou font des commentaires comme je ne

suis pas si bien pris en charge chez moi. Ou, soit les hommes se mettent à pleurer.

D’après moi, tenter de séduire la femme bénévole est une manière de ne plus être dominé mais de contrôler la bénévole à travers le charme et la séduction. Cette situation présente deux types de rapports : celui entre le bénévole et le migrant et celui entre un homme et une femme. Le flirt des hommes est aussi une stratégie pour tenter de sortir de leur situation de migrant car ils pourraient éventuellement régulariser leur situation. Les migrants essayent donc d’accrocher les femmes bénévoles et de les faire tomber amoureuses d’eux en se mettant dans le rôle du migrant vulnérable.

Lors de ma première semaine au refuge, un migrant m’a raconté qu’il était en route vers les États-Unis et qu’il avait peur. Il m’a demandé ce que je pensais qu’il devrait faire. Ensuite, il m’a expliqué que les migrants qui voyagent au-dessus du train doivent descendre des wagons avant

d’arriver à Mexico. Il me raconta que là-bas les Zetas leur donnent un sac à dos avec de la drogue. Les migrants marchent à travers les montagnes pendant la nuit pour échapper aux agents migratoires. Ils traversent la frontière avec les États-Unis et une fois dans le pays, les trafiquants les ramènent directement à leur destination. Le risque est de se faire attraper par la police et de passer trois ans de prison aux États-Unis pour possession de drogues. Puis, il m’expliqua que les Zetas proposaient parfois de les rejoindre et que si c’était le cas il considérerait l’option. Plus je me montrais angoissé en écoutant son récit, plus il en rajoutait. Puis il me montra des hommes qui se trouvaient sur le terrain et me dit regardes-les, ils vont tous chercher ce sac à dos. Il continua et me dit : Les Zetas t’obligent à tuer quand tu travailles pour eux. Il termina finalement son récit en me disant si je trouvais une femme ici peut-être que je resterais, peut-être

je ne travaillerais pas pour les Zetas.

Les hommes migrants sont très bons pour accrocher les femmes. Ils cherchent des femmes mexicaines, américaines ou d’une autre nationalité et essayent de les rendre amoureuses. Le récit de cet homme qu’il soit vrai ou faux avait pour objectif de provoquer des impressions, de manipuler derrière le masque du migrant vulnérable.

Les femmes bénévoles ont leurs stratégies pour répondre aux séductions des hommes migrants. Elles se servent de la première règle du refuge qui est l’interdiction de violences (physique, psychologique et verbale) faites aux femmes. Elles rappellent aux hommes migrants qu’ils sont susceptibles de se faire expulser s’ils ne respectent pas cette règle. Confrontés à cette réalité, les hommes finissent par s’excuser auprès des femmes et, par conséquent, reprennent une attitude de respect face aux femmes bénévoles. Nous pourrions donc affirmer que d’une certaine manière, les rapports de genre sont négociés au refuge. Le cadre créé dans ce territoire de l’attente permet aux femmes bénévoles de renégocier des identités plus valorisantes, d’affirmer leur droit au respect. Toutefois, cet espace de négociation identitaire s’arrête aux limites du refuge migrant, car à l’extérieur, les femmes ne se trouvent plus dans un univers contrôlé.

Leonardo, un migrant salvadorien qui est au refuge depuis trois ans explique qu’il se méfie des migrants qu’y habitent, car ils se comportent différemment à l’extérieur du refuge où ils ne sont plus soumis aux règles, qu’ils ne le font pas à l’intérieur.

« On ne peut pas faire confiance aux gens, car ils agissent ici d’une manière différente dans laquelle ils le feraient à l’extérieur. Là-bas (dehors), ils se montrent comme ils sont vraiment, ici dans le

refuge ils savent qu’ils ne peuvent rien faire, mais si on les croise à l’extérieur ils commencent à te dire quoi de neuf mec ? Moi, quand je sors je me fais suivre tout le temps et je demande à Dieu de me protéger et que rien ne m’arrive […] » Leonardo, 33 ans, salvadorien.

Pendant mon séjour au refuge migrant, j’ai eu la même sensation que celle expliquée par Leonardo. Par exemple, un jour après avoir écouté un homme migrant faire un commentaire sur moi, je me suis approchée pour me confronter à lui, lui rappeler les règles du refuge et le menacer d’une possible expulsion. Après la confrontation, j’ai réfléchi à la situation car j’avais vu que l’homme portait des tatouages liés aux Maras. Je ne peux pas affirmer qu’il exerçait son activité à Tenosique, toutefois, j’ai eu la même peur que Leonardo. Si l’homme exerçait une activité criminelle, ne pourrait pas-il me suivre en dehors du refuge et me faire du mal ? D’après moi, cette sensation existe, car les règles créées par le refuge fonctionnent tant que nous restons dans les limites de l’univers du refuge, mais plus à l’extérieur.

La conscience de l’existence d’une vie hors du refuge est tellement présente chez les migrants que dans les rapports de force existants avec le personnel, les migrants préfèrent se soutenir entre eux plutôt que de céder aux règles du refuge. Voyons un exemple avec ce qui se passa une nuit au refuge. Cette nuit-là, les gardiens avaient installé des matelas dans la salle à manger pour les hommes qui n’avaient pas eu de place dans le dortoir. Des femmes bénévoles se déplaçaient dans le refuge pour gérer une situation d’angoisse d’une femme migrante. Lorsqu’une bénévole passa devant la salle à manger, un sifflement se fit entendre. Puis, de nouveaux des sifflements lorsque deux autres bénévoles passèrent à leurs tours. Les bénévoles décidèrent de chercher le responsable du refuge Frère Tomas qui demanda alors au responsable de se dénoncer et de quitter le refuge. Confrontés à l’autorité et aux représailles, les migrants préfèrent ce soir-là être tous expulsés plutôt que de signaler le coupable. Ceci peut s’expliquer par le fait que les migrants avaient peur des représailles une foi sortie du refuge. En choisissant de se protéger entre eux plutôt que de céder à l’autorité, environ trente migrants se firent expulser cette nuit-là.

Séduire les femmes bénévoles est donc une des stratégies employées par les migrants pour négocier des identités plus valorisantes. La réponse des femmes bénévoles est aussi une manière pour elles de négocier avec leur propre identité de femmes. Lors de mon séjour au refuge, les tensions étaient très présentes entre ces deux groupes, surtout au moment où toute l’équipe de bénévoles était des femmes. Ces tensions nous invitent à réfléchir aux rapports de genre au refuge.