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Partie I : Introduction, problématique et méthodologie

1.7 Identité professionnelle et stratégies identitaires

1.7.2 Stratégies identitaires

Au confluent des dimensions micro et macro, la notion de stratégies identitaires peut être une voie d’analyse pertinente pour les DIM. En effet, suite à la migration, la recherche d’une continuité identitaire, notamment de l’identité professionnelle, sera au cœur des stratégies d’intégration mises en branle. La sociologue Isabelle Taboada-Leonetti met en relief le caractère dynamique et l’interaction entre les niveaux individuels et structurels dans sa définition :

« [l]es stratégies identitaires (…) apparaissent comme le résultat de l’élaboration individuelle et collective des acteurs qui expriment, dans leur mouvance, les ajustements opérés, au jour le jour, en fonction de la variation des situations et des enjeux qu’elles suscitent – c’est-à-dire des finalités exprimées par les acteurs – et des ressources de ceux-ci. » (Taboada-Leonetti 2002 [1990] : 49)

Des recherches menées auprès de médecins immigrants ont mis en évidence des liens entre les notions d’identité professionnelle et d’engagement (professional commitment) (Remennick et Shakhar 2003; Shuval 2000; Shuval et Bernstein 1996). Un médecin très engagé et très lié émotionnellement à sa profession chercherait davantage à être reconnu après son arrivée au pays hôte. Remennick et Shakhar (2003) insistent sur la permanence d’une identité professionnelle forte chez des DIM d’origine russe qui se sont réorientés comme physiothérapeutes en Israël. Ceux-ci ont ajusté leur rôle professionnel, mais s’identifieraient toujours comme médecins.

« Hence the assumption of ‘once a doctor – forever a doctor’ has proved to be correct; in other words, professional socialization of physicians makes a life-long imprint on their personal identity. Self-definition as doctor seems to exhibit remarkable stability regardless of change in external conditions caused by migration and professional conversion. » (Remennick et Shakhar 2003: 103)

Pourtant, la notion d’engagement telle qu’avancée par Remennick et Shakhar (2003) ne peut à elle seule expliquer des phénomènes d’auto-retrait de la profession médicale qui ont été documentés (Belkhodja et al. 2009; Chicha et Charest 2008; Hachimi Alaoui 2007). En effet, le fort corporatisme décourage plusieurs migrants à entamer des démarches de reconnaissance de leurs acquis professionnels, en dépit de leur sentiment de vocation professionnelle vis-à-vis de la médecine. Judith Shuval nuance la portée de cet engagement professionnel quant aux démarches de requalification et relève l’importance de prendre en compte d’autres facteurs tels que l’âge, le genre ou les conditions structurelles d’accès à la profession médicale.

« The motivation to reconstruct their professional identity is a powerful force among immigrant physicians. However, the realization of this goal is channeled and constrained by structural elements serving the interests of various groups in the host society. » (Shuval 2000: 200)

Le sociologue Adnan Türegün (2011), dans son rapport de recherche portant sur les expériences de réorientation professionnelle vécues par des personnes immigrantes en Ontario, soulève certaines pistes à mettre en lien avec l’identité professionnelle. Sa recherche, menée entre 2009 et 2010, incluait 155 questionnaires en ligne et 19 entretiens approfondis auprès de migrants de toutes professions, la majorité réglementée (génie, enseignement, travail social, etc., dont 1 médecin). Il fait partie des quelques rares chercheurs ayant abordé spécifiquement le processus de réorientation professionnelle des personnes immigrantes. Il a identifié trois types de trajectoires professionnelles pour les migrants n’étant pas en mesure de pratiquer leur profession : « exit, de-professionalization, and professional rebuilding ».

« Exit means that immigrants return to their countries of origin or move to a third country. De-professionalization may be considered an exit option, too, since it signifies departure from the professional field, but it is uniquely involuntary. It means unemployment or work that does not require any professional skills, and is unfortunately an all-too-common experience among the foreign-trained. In professional rebuilding (or re-professionalization), an immigrant professional acquires a new profession which may or may not be related to his or her original field. » (Türegün 2011: 1)

Il soulève le rapport dynamique entre des réalités microsociologique (liées notamment à l’identité) et macrosociologique (liées à la structure et au politique). Contrairement à la majorité des études abordant l’intégration et la « perte professionnelle » de migrants changeant de carrière dans le pays d’accueil, il soulève que la réorientation professionnelle peut être vécue différemment, et dans certains cas, positivement : « professional rebuilding

or re-professionalization, is the “next best thing” to practice in the primary profession » (Türegün 2011: 6). En contraste à « la sortie » ou à la « déprofessionnalisation », qui implique une perte et un processus imposé ou involontaire, cette troisième option relève de choix rationnels, posés par le migrant professionnel, pesant les pour et les contre, évaluant les coûts et le temps liés à la requalification notamment. Les motivations sont multiples selon les répondants de son enquête :

« They may lose interest in their original fields and take another professional route. Or, after calculating the cost of getting back to their fields, they will decide that it is not worth the expense and opt for another profession that is less costly to pursue. Or they may reach this conclusion after making several failed attempts to find work in their professions. It is conceivable that some people practise a “second profession” as an interim solution or a springboard back to the original one. Others may use it as a strategy to avoid complete de-professionalization. Some may even justify it as a continuation of their original practice. In any case, while it is socially bounded, professional rebuilding includes an element of “rational choice” as defined by theorists such as James Coleman (1990). » (Türegün 2011: 6-7)

Dans le contexte américain, les chercheurs en sciences infirmières Victor R. Vapor et Yu Xu ont mené une enquête de type phénoménologique auprès de médecins d’origine philippine s’étant réorientés comme infirmier(ère)s. Malgré les limites méthodologiques et de comparabilité (entretiens auprès de huit répondants seulement, six femmes et deux hommes DIM), ils dégagent plusieurs éléments prometteurs pour des explorations futures. Premièrement, ils soulignent la double adaptation que ces migrants doivent mener dans l’exercice de leurs nouvelles fonctions, une adaptation culturelle et une professionnelle impliquant un changement identitaire et de rôle professionnel, insistant sur les défis liés à cette transition. Pour leurs répondants DIM devenus infirmières, l’identité de médecin semble se cristalliser lorsque cette nouvelle identité professionnelle leur est étrangère ou lorsque leurs interactions quotidiennes rappellent ce qui a été perdu (Vapor et Xu 2011). Ce changement de rôle est émotionnellement exigeant et implique une transition parfois difficile à accepter, ils le relient à une « perte de leur identité professionnelle ». Un de leur répondant

l’associera à « des rôles inversés » où l’infirmière est perçue comme « la servante » par rapport au médecin qui est respecté et donne des ordres…

« Moreover, the role shift from a “thinker” (prescribing orders) in medicine to a “doer” (carrying out orders) in nursing (as perceived by informants) caused negative emotions in the transition process. A decrease in self-esteem was noted that could be attributed to various degrees of embarrassment, shame, loss of identity and dignity, and disillusionment. Data also revealed difficulty in letting go of the physician role. » (Vapor et Xu 2011: 218)

Deuxièmement, en termes de stratégies identitaires, même s’ils ne les nomment pas explicitement comme telles, ils mentionnent certaines stratégies mises en place par ces DIM. Face aux difficultés expérimentées comme infirmière de chevet (« bedside nurse »), leurs répondants opteront pour des alternatives professionnelles plus « satisfaisantes », particulièrement comme infirmière spécialisée (« advanced practice nurse »). De la sorte, cette transition professionnelle peut être nuancée en observant la mobilité professionnelle et en comparant les trajectoires vécues depuis le type de fonction exercée : comme infirmière spécialisée ou infirmière de chevet. L’autonomie décisionnelle et la reconnaissance des infirmières spécialisées représentant des trajectoires plus désirables. Dans le contexte québécois, la stratification intraprofessionnelle des professions du milieu de la santé a été évoquée plus haut, certains liens pourraient peut-être se faire pour les DIM de notre enquête (section 1.4.3. mobilités professionnelles et plafond de verre).

Dans la recherche de Belkhodja et ses collègues (2009) portant sur l’intégration professionnelle de diplômés internationaux en santé, ne pas être en mesure d’être reconnu comme médecin et se sentir « coincé » dans le pays d’accueil peut entraîner un sentiment de double échec.

« Comme ils ont tout laissé dans leur pays d’origine pour venir au Canada, il n’y a pas de retour possible. Ils se sentent coincés. Ils ne peuvent pas retourner dans leur pays [d’origine], recommencer à zéro et admettre la faillite, mais ils n’arrivent pas à s’intégrer professionnellement ici [au Canada]. Ils ressentent l’échec des deux côtés. » (Belkhodja et al. 2009 : 38)

À Montréal, Cognet et Fortin (2003) dans leur recherche auprès d’auxiliaires familiaux d’origine immigrante ont soulevé une stratégie différente. Face à un travail peu valorisé socialement, les répondantes insistent sur l’amour de leur travail et le sentiment d’utilité sociale au-delà des difficultés quotidiennes. S’opère une certaine « relativisation » de leur

situation professionnelle, où les migrants puisent dans leur bagage identitaire afin de redonner sens à leur parcours (Blain 2005, 2006).

Il sera intéressant ultérieurement de vérifier cette plasticité quant à l’identité professionnelle de DIM et les facteurs en jeux. Ce maintien d’une identité forte dans la recherche de Remennick et Shakhar (2003) ou du malaise identitaire évoquée par d’autres pourrait peut- être s’expliquer par l’occupation d’un poste déqualifié dans le milieu de la santé. Ce même parallèle pourrait se faire auprès de DIM qui travaillent dans d’autres secteurs ou types d’emploi. En outre, notre recherche doctorale pourrait permettre de poursuivre le concept de « relativité du sentiment de déclassement » développé antérieurement (Blain 2005, 2006).