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Partie I : Introduction, problématique et méthodologie

1.6 Ressources de soutien et réseaux sociaux

1.6.1 Réseau social et emploi

La prise en compte du réseau social est une voie d’entrée féconde afin d’approcher les dynamiques d’insertion et mettre en perspective les déterminants structuraux. Cela permet des explications alternatives à l’approche du capital humain basée sur des mesures « universelles » des compétences et aptitudes (Favell et al. 2006). En effet, certaines difficultés d’insertion pourraient s’expliquer par des groupes qui ont des réseaux « moins bien structurés ou moins supportant » (Fortin et Renaud 2004; Renaud 1999).

Depuis les années 1970, de plus en plus de travaux se penchent sur l’influence du réseau social sur l’intégration en emploi, en examinant l’effet de la densité des liens (« forts » ou « faibles ») (cf. Granovetter 1973) ou du réseau ethnique sur l’intégration et la mobilité professionnelle (Arcand et al. 2009; Geddie 2002; Li 2008; Potter 1999)42. Le rôle des

communautés d’origine est un thème classique dans la littérature sur l’intégration de migrants dans des sociétés hôtes. Perçu comme la première source de soutien, il a longtemps été analysé sous l’angle de l’enclave ethnique; les compatriotes permettant aux nouveaux arrivants d’accéder à certaines filières professionnelles (la plupart du temps peu spécialisées).

Faisons un bref aparté théorique sur le concept de « force des liens » développé par le sociologue américain Mark Granovetter (1973) et qui a influencé plusieurs travaux sur le sujet. Sa théorie a apporté un éclairage sur l’organisation sociale et la transmission de l’information, d’un individu à un autre. Au point de vue empirique, il a documenté les liens tissés par des chercheurs d’emploi et la transmission de l’information, concluant sur « la force des liens faibles » pour l’intégration professionnelle. Autrement dit, des « connaissances » sont plus susceptibles d’amener des résultats positifs pour le chercheur d’emploi par rapport à l’appui d’amis plus intimes ou de la famille. Du point de vue du champ de l’économie, « il a mis en relief que le marché de l’emploi ne pouvait être analysé seulement en termes d’offre et de demande et que la demande ne pouvait se réduire aux actions individuelles » (cf. Eve 2002: 202). Cela nous ramène aux distinctions entre le micro, l’observable, le relationnel versus le macro, les structures et les rapports sociaux plus larges. Reprenons sa définition de la force des liens : « the strength of a tie is a (probably linear) combination of the amount of time, the emotional intensity, the intimacy (mutual confiding), and the reciprocal services which characterize the tie » (Granovetter 1973: 1361). Autrement dit, un lien « fort » implique une certaine intimité et réciprocité des services, par exemple, la famille et des amis proches. Un lien « faible » est représenté par exemple par des collègues de travail ou des connaissances. Ajoutons qu’il peut y avoir aussi une « absence » de liens, par exemple, le voisin qui nous est inconnu. Au point de vue théorique, pour le sociologue Michael Eve, l’apport de Granovetter se situe dans « l’identification des formes de relations personnelles qui influencent le processus d’embauche », tandis que, d’un point de vue plus critique, il soulève que « lui-même [Granovetter] n’a pas beaucoup avancé dans cette direction, se référant tout simplement aux frontières de classe, de race ou ethniques, plutôt qu’à des structures de réseaux personnels » (Eve 2002: 202).

Au Canada, des chercheurs ont abordé la mobilisation du réseau de soutien43 dans le cadre

de recherche d’emploi de professionnels immigrants (ou de migrants hautement qualifiés).

43 Parfois nommé « capital social », mais défini différemment selon les auteurs et les perspectives

idéologiques. Nous lui préférons le concept plus neutre de « réseau de soutien ». Voir Portes (1998) qui trace l’histoire du concept de « capital social » et Bibeau (2005) qui en souligne les dérives potentielles : « son agenda moralisateur peut conduire à gommer les différences et conflits entre classes sociales; ses prescriptions éthiques individualistes ouvrent sur une possible dépolitisation des enjeux collectifs; et ses discours optimistes tendent à favoriser le désengagement de l’État » (Bibeau 2005: 1). Bibeau discute de l’usage hétérogène du concept de capital social, tantôt à travers une approche utilitariste et rationaliste qui évacue les problèmes structurels (dont les travaux de Coleman), tantôt utilisé de façon indissociable avec le capital culturel et économique et qui met l’emphase sur la reproduction sociale et d’intérêts de classe (les travaux de Bourdieu).

Ce champ de travaux analyse le plus souvent l’effet de la mobilisation du réseau ethnique, généralement sous l’angle de l’enclave ethnique, donnant accès à des emplois peu qualifiés ou se traduisant en un désavantage au plan salarial (à l’exception de quelques chercheurs, qui ont souligné les effets positifs du réseau ethnique sur la mobilité professionnelle, dans le cas de migrants de 2e génération) (dont Portes et al. 2003; Pott 2001). La géographe Geddie

(2002) souligne que pour des ingénieurs immigrants à Vancouver, l’utilisation du réseau ethnique n’était employée, exception près, que pour des emplois non spécialisés et réduisait les possibilités par la suite de tisser un réseau professionnel une fois l’emploi transitoire obtenu. Dans une étude menée auprès de migrants diplômés en génie originaires d’Asie, la sociologue Boyd (2000) soulève que l’absence de réseau professionnel pourrait avoir un effet négatif lors de leur recherche d’emploi en Ontario. En fait, le réseau social comme source de soutien dépend aussi du type d’informations qu’il contient, le réseau social peut autant se traduire comme une ressource qu’une responsabilité (Grenier et Xue 2011; Li 2008; Potter 1999). Par exemple, Potter (1999) dans sa thèse en sociologie portant sur les ressources sociales de migrants d’Asie du Sud à Toronto, met en lumière que le réseau social, peut tout autant avoir un effet positif que négatif, sa traduction en ressource dépend du type d’information qu’il contient. Les ressources et leur mobilisation sont à contextualiser. D’un autre côté, des auteurs ont voulu mettre en relief que l’ethnicité peut devenir une ressource mobilisable, permettant parfois une mobilité professionnelle ascendante dans le cas d’enfants d’immigrants (Portes et al. 2003; Pott 2001). Le sociologue américain Alejandro Portes et ses collaborateurs (2003) le dénomment « community social capital ». Cette mobilisation peut jouer un rôle positif, mais ces stratégies sont variables, elles ne sont pas automatiquement utilisées :

« There are others for whom their ethnicity will be a source of strength and who will muscle their way up, socially and economically, on the basis of the networks and resources of their solidary communities. There are still others, whose ethnicity will be neither a matter of choice nor a source of progress, but a mark of subordination. » (Portes et al. 2003 : 4)

Dans cette lignée, dans un contexte de diversification de l’immigration au Canada, le sociologue Peter S. Li (2008) a analysé les effets combinés du « capital humain »44 et du

44 Pour Li, le « capital humain » (variable dépendante dans son étude) a été opérationnalisé sous

les caractéristiques du « capital humain » et « caractéristiques liées à l’emploi » soit : « the years of schooling, whether the highest university credential was obtained in Canada or specific regions outside of Canada, years of foreign work experience, the years in Canada since immigration to Canada, whether the respondent speaks an official language as their first language, the number of weeks

« capital social », plus précisément du « capital social ethnique »45, sur « la performance

économique » de personnes immigrantes au Canada. À partir des données de l’Enquête sur la diversité ethnique de 2002, réalisée par Statistique Canada, il a voulu examiner la capacité de certains immigrants à surmonter la dévaluation des diplômes obtenus à l’étranger à partir de la mobilisation de liens sociaux ethniques, comme « capital social ». Ses conclusions soulèvent que les personnes immigrantes, tant hommes que femmes, qui maintiennent des liens « forts » avec leur « groupe ethnique » ont un salaire moins élevé comparativement à ceux ayant des liens « faibles », ce qui va dans le sens des études sur l’effet négatif sur le salaire d’un emploi dans une enclave ethnique. En fait, selon les résultats de son enquête, pour Li, rien ne démontre que le « capital social ethnique » ne peut d’aucune façon atténuer la dévaluation des diplômes obtenus à l’étranger. Quant aux diplômes obtenus à l’étranger, il a soulevé leur reconnaissance très variable d’un groupe à l’autre, soit entre les minorités visibles et les migrants apparentés au groupe majoritaire (« majority member background ») : « Foreign credentials held by immigrant men and women of majority member background enjoy an earnings premium compared to their counterparts who have Canadian credentials. Only immigrant men and women of visible minority background suffer an earnings penalty. Thus, visible minority immigrants with foreign credentials may be said to possess a credential deficit. » (Li 2008: 306)

Ce constat l’amène à une conclusion assez critique sur la « racialisation des diplômes obtenus à l’étranger », où une reconnaissance différentielle opère selon l’origine du migrant. «This study further suggests that foreign credentials of immigrants are racialized, since the market value of foreign credentials varies depending on the racial background of the immigrants » (Li 2008: 307). Le sociologue en conclut que malgré l’accent dans la littérature sur les effets positifs du capital social, son étude n’est pas parvenue à trouver des preuves que le capital social puisse être utilisé comme substitut au capital humain dans le processus d’adaptation des immigrants sur le marché du travail canadien. Un capital social favorable ne

worked in 2000, whether one works in a metropolitan centre, and whether the weeks worked were mainly full time or part time. » (Li 2008: 288).

45 Variable créée à partir de trois mesures, soit : « ethnic ties among coworkers, friends, and

members of the first social organization to which the respondent belonged. For each type, respondents were asked to indicate whether all, most, or some of the coworkers, friends, or fellow members were of the same ethnic origin as the respondent. The more similar the ethnic origin of coworkers, friends, and fellow members is to the origin of the respondent, the more the respondent is attached or connected to ethnic social capital. The more ethnic connections a person has, the more ethnic social capital may be mobilized. » (Li 2008: 288).

compensera pas une non-reconnaissance pour certaines catégories de la population immigrante, en particulier les minorités racisées.

En d’autres mots, les migrants bénéficieraient de ressources symboliques et relationnelles variables (Fortin et Carle 2007; Fortin et Maynard 2015; Fortin et Renaud 2004). Les ressources symboliques étant « la reconnaissance sociale du groupe, de la place qu’il occupe et de la valeur de cette place au sein d’un milieu donné » (Fortin et Carle 2007: 9). Ces réflexions peuvent être mises en lien avec les travaux de l’économiste et politologue suisse Alain Berset et ses collègues. Ils soulignent une distinction à l’égard de l’intégration en emploi des personnes immigrantes entre la transférabilité des diplômes entre différents contextes nationaux qui est en « fonction de l’évaluation de leur renommée », et la transférabilité de sa réputation professionnelle qui « dépend de l’étendue estimée du réseau professionnel dans lequel il est inséré » (Berset et al. 1999 : 93).