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Chapitre 1 Narration de la « non-histoire » dans Mère-Solitude

2.2. Stratégie narrative pour ressusciter l’oralité dans l’écriture

L’autoreprésentation de l’auteur dans le récit constitue l’une des caractéristiques principales de l’esthétique littéraire de toutes les œuvres romanesques de Chamoiseau. Il nous serait possible de faire l’hypothèse que cette stratégie de la narration constitue d’une certaine manière l’amorce d’une solution à la question de l’insertion de l’oral dans l’écrit. Selon quelles modalités donc cette stratégie de l’autoréférence dans le récit peut-elle être une voie d’issue qui permette d’échapper à l’échec de ce passage ? Afin de mettre en lumière le système de l’autoreprésentation, nous nous pencherons sur l’utilisation particulière des pronoms personnels ainsi que sur la composition du récit.

2.2.1. Autoreprésentation de l’auteur : la mise en récit du processus de la narration

Le narrateur Chamoiseau essaie non seulement d’imaginer l’histoire de la vie hypothétique du conteur Solibo en marquant des paroles de divers témoins ; mais également il inscrit en récit le processus de ce marquage lui- même. Cette structure de la narration pourra être élucidée par l’analyse du

système des pronoms personnels dans le récit. Si nous nous référons à une étude d’Émile Benveniste17, nous pouvons décrire de la manière suivante la

structure schématique des pronoms grammaticaux (Voir Tableau 2) :

Tableau 2 : Structure des pronoms grammaticaux dans Solibo Magnifique I. Niveau du réel

(1) Auteur réel Patrick Chamoiseau (2) Lecteurs réels du roman

II. Niveau du « discours » : où dominent les verbes au présent de narration et au passé composé

(3) « Je » : Narrateur Chamoiseau = Narrateur comme conteur

(4) « Nous » : Narrateur Chamoiseau + Antillais / Descendants d’esclaves / « vous »

(5) « Vous » : « amis » / « enfants » / « messieurs et

dames » = lecteurs comme auditoire III. Niveau de l’« histoire » : où dominent les verbes au passé simple et au

présent historique

(6) « Je » : Personnage Chamoiseau = Narrateur dans le passé

(7) « Il » : Personnage Chamoiseau = Narrateur dans le passé sous le regard d’autodérision

(8) « Nous » : Personnage Chamoiseau + Audience / Antillais / Descendants d’esclaves

Au niveau de l’« histoire » (III), le narrateur Chamoiseau désigne le personnage Chamoiseau (soit le narrateur dans le passé) par trois pronoms personnels. Comme nous pouvons l’imaginer, le narrateur utilise le plus souvent le pronom personnel « Je » afin de se désigner lui-même dans le passé. Toutefois, l’emploi du pronom personnel « Nous » est aussi assez fréquent,

17 Émile Benveniste, « Les relations de temps dans le verbe français », dans Problèmes

de linguistique générale, Tome 1, Paris, Gallimard, 1966, p. 237-250. Pour l’interférence entre le « discours » et l’« histoire », voir surtout Carl Vetters et Marcel Vuillaume, « Comment ressusciter le passé ? », dans Cahiers Chronos, No. 3, Andrée Borillo et al. (dir.), Amsterdam/Atlanta, Rodopi, 1998, p. 109-123 ; Frank Wagner, « Glissements et déphasages : note sur la métalepse narrative », dans

étant d’une importance primordiale dans ce roman comme dans d’autres romans de Chamoiseau : c’est qu’il représente un appel fondateur de l’auteur Chamoiseau qui cherche à construire ou à reconstruire une certaine collectivité à travers la production littéraire. Nous reviendrons sur ce point sous une perspective plus théorique dans la troisième section du présent chapitre. À la différence de ces deux pronoms, le pronom personnel « Il » apparaît, ne fût-ce que très rarement, dans le texte et joue un rôle particulier :

Qui a tué Solibo ? L’écrivain au curieux nom d’oiseau fut le premier suspect interrogé. Il parla longtemps longtemps, avec la sueur et le débit des nègres en cacarelle.18

Que signifie l’emploi de ce pronom personnel ? Comme nous pouvons l’entrevoir dans cette citation, le narrateur Chamoiseau décrit le personnage Chamoiseau sur le mode de l’autodérision. De plus, un tel regard du narrateur pourrait se lire également dans des expressions comme « écrivain19 », « prétendu ethnographe20 » ou « scribouille d’un impossible21 ». C’est dire que le pronom personnel « Il » est utilisé pour mettre en relief l’autodérision, le narrateur dans le passé (soit le personnage Chamoiseau) n’ayant pu devenir un véritable « marqueur de paroles », mais finalement plutôt un simple « écrivain ». De ce point de vue, nous pourrions avancer que l’emploi de « Il » suggère l’échec du marquage de paroles du narrateur-personnage à la fin de l’histoire.

Poétique, No. 130, Paris, Seuil, avril 2002, p. 235-253.

18 SM, p. 169. 19 Ibid., p. 169. 20 Ibid., p. 44. 21 Ibid., p. 225.

Toutefois, si nous focalisons notre regard sur le niveau du « discours » (II), ce constat de l’échec du marquage n’est pas nécessairement évident. Ici se manifeste une autre possibilité de lecture du roman. À ce niveau du « discours » comme à celui de l’« histoire », le narrateur intervient très fréquemment dans le récit en se désignant lui-même par deux pronoms personnels, « Je » et « Nous ». Ingérence délibérée au début ou vers la fin de la deuxième partie du roman22, commentaires explicatifs23, traduction du créole en français24, ajouts d’explications à la description de personnages ou de situations25, interjections26, toutes ces incises nous permettront de voir plus clairement les fonctions principales du narrateur Chamoiseau au niveau du discours : contrôler le déroulement du récit et ajouter des commentaires ou des modifications supplémentaires à sa propre narration27. Autrement dit, ce roman peut être lu non seulement comme le résultat de l’échec du marquage de paroles du narrateur Chamoiseau mais aussi comme le processus du marquage de paroles lui-même, ce processus n’ayant pas encore totalement échoué mais étant toujours en cours. L’autoreprésentation stratégique permet de mettre en récit le passage d’une écriture finie et fermée à un acte d’écrire indéfini et ouvert. 22 Ibid., p. 22-26 et p. 221. 23 Ibid., p. 98, p. 112 et passim. 24 Ibid., p. 85, p. 100 et passim. 25 Ibid., p. 57, p. 138 et passim. 26 Ibid., p. 106, p. 112 et passim.

27 Le jeu des incises ou des notes chez Chamoiseau deviendra beaucoup plus manifeste

dans ses romans postérieurs à Solibo Magnifique pour former finalement un dédale narratif fort complexe comme dans son cinquième roman : Biblique des derniers gestes, Paris, Gallimard, 2002. Désormais, nous utilisons le sigle de BDG dans le texte. Pour la fonction des notes chez Chamoiseau, voir surtout l’étude suivante :

2.2.2. De l’écrit à é krii : la structuration tripolarisée du récit

Afin de mieux cerner une telle stratégie de la narration qui met en récit le processus du marquage de paroles, il s’agit pour nous d’examiner en détail la composition du récit. Comme nous le montre le tableau suivant (Tableau 3), le roman Solibo Magnifique se compose de trois parties, sans compter une page de dédicace et deux pages d’exergues :

Tableau 3 : Structure du récit dans Solibo Magnifique Titre Contenu Narrateur I. Avant la parole : Procès-verbal Inspecteur Pilon

l’écrit du malheur

II. (Sans titre) Corps du récit Patrick Chamoiseau

III. Après la parole : Narration transcrite Solibo l’écrit du souvenir de Solibo et séquence

transcrite du tambour

La première partie du roman constitue le procès-verbal écrit par l’inspecteur de police Pilon, ce qui nous montre notamment que ce roman commence par le monde de la logique et de la clarté inhérentes à l’écrit. Ce procès verbal de Pilon suit strictement l’usage de l’écrit officiel : il y a de nombreux chiffres, diverses ellipses et le « nous » de majesté. À la différence de la première, la deuxième partie qui, elle, se compose de quatre chapitres, constitue à la fois le résultat et le processus du marquage de paroles effectué par le narrateur Chamoiseau. Désignée comme une « annexe » dans une note de la deuxième partie (p. 226), la troisième partie est consacrée à une fraction du Lise Gauvin, « 2. Autor in fabula : les contre-notes de Patrick Chamoiseau », dans

marquage de paroles : deux transcriptions de la « séquence du solo de Sucette » et des « dits de Solibo ».

Ce tableau permet de remarquer que ce roman de Chamoiseau est organisé aux fins de la mise en relief de la valeur symbolique du corps du récit qu’est la deuxième partie. Étant ambivalente, celle-ci se trouve d’une certaine manière en processus de passage de la première partie basée sur l’écrit logique et clair à la troisième partie beaucoup plus proche de l’oral. En d’autres termes, vu une telle composition organique, il n’est pas interdit de supposer que le roman Solibo Magnifique passe de l’écrit à l’é krii. Ce mot é krii récurrent dans la troisième partie est un cri d’appel de la part du conteur afin de capter l’attention de l’auditoire, lequel répond à son appel par un cri de soutien, é kraa28.

Ces analyses de la narration stratégique et de la composition du roman nous permettront d’avancer ceci : dans le contenu, l’acte du marquage de paroles par le personnage Chamoiseau est voué à un échec sinon inévitable, du moins difficile à éviter. En revanche, le narrateur Chamoiseau montre l’amorce d’une solution à cet acte paradoxal par l’entremise de sa stratégie de narration.