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Chapitre 1 Narration de la « non-histoire » dans Mère-Solitude

1.2. Stratégie de la narration de la « non-histoire »

Le roman Mère-Solitude met en récit non pas exclusivement la « non-histoire » comme contenu, mais également l’acte de narration lui-même de cette histoire spécifique. Dans cette optique, nous aborderons les modalités de la narration de ce roman selon les aspects suivants : premièrement, l’utilisation des rumeurs populaires ; deuxièmement, le glissement soudain du sujet ; et troisièmement, l’inachèvement stratégique de la narration.

1.2.1. Rumeurs populaires ou informations de seconde main

Dans Mère-Solitude, il n’y a pas de narrateur omniscient et tout- puissant qui puisse contrôler ou dominer le récit entier. En plus des narrateurs principaux (soit Narcès et Absalon), d’autres narrateurs sont également responsables de la narration du récit. En témoigne notamment l’utilisation des rumeurs populaires. Une telle situation de la narration traduit l’impossibilité de Narcès de raconter : n’ayant que sept ans lors de la mort de sa mère, il ne pouvait pas être témoin privilégié. Il en résulte, d’une part, que l’ensemble du récit se construit comme une accumulation de citations ; et, d’autre part, que le sujet de la narration change de façon fréquente.

Certes, Narcès, lui aussi, raconte parfois le récit concernant la mort de sa mère ; mais il le fait dans la plupart des cas à l’aide d’autres informateurs

ou bien il les fait raconter à sa place, en discours direct dans le récit. Par contre, lorsque ces informations de seconde main ou les rumeurs populaires s’introduisent dans un discours indirect, elles apparaissent avec des expressions suivantes : « d’après18 »,« de l’avis de plus d’un19 », « de mémoire de20 » ou « selon21 ». Par exemple, la citation suivante met en évidence la confiance du protagoniste dans de telles informations :

Les langues, véritables archives de ce pays, s’accordent pour affirmer que cette maison a, de tout temps, abrité une célèbre famille de loups-garous. À l’unanimité, elles racontent, sous la foi du serment, la foudre me foudroie si je mens, que depuis les origines, les Morelli ont lié un pacte avec Lucifer.22

Par l’entremise d’une telle personnification ou métonymie, les « langues » et la « bouche23 » désignent les rumeurs populaires dans ce récit comme dans d’autres romans d’Ollivier24. À la différence d’un écrit historique officiel, ce moyen de transmission populaire est censé savoir garder la mémoire collective dans sa profondeur. Certes, ces « (m)émorialistes chevronnés25 » sont le plus souvent absurdes, irraisonnés et moqueurs ; mais pourtant, le narrateur- 18 MS, p. 82. 19 Ibid., p. 82. 20 Ibid., p. 124. 21 Ibid., p. 141. 22 Ibid., p. 39. 23 Ibid., p. 53 et passim.

24 Dans Les urnes scellées, le narrateur appelle le « télédiol » (p. 260) ces informations

de seconde main : « Les moyens de communication les plus rapides, les découvertes les plus sophistiquées n’arriveront jamais à remplacer le plus simple d’entre eux, celui qui, depuis le fond des âges, a permis à nos légendes de se perpétuer : le télédiol comme nous l’appelons. » (p. 260) Sur le rôle narratif du « télédiol » dans ce cinquième roman, voir le troisième chapitre de la deuxième partie : Identité migrante ou impossible dans Les urnes scellées d’Ollivier.

protagoniste s’y réfère, d’autant plus qu’il n’a pas été un témoin direct du passé de la mort de sa mère. En outre, faire raconter d’une telle manière par différentes voix peut se comprendre comme étant l’une des causes de la digression du récit (comme l’« entracte26 ») ainsi que de la présentation d’une autre version possible du récit27. De ce fait, le récit de Mère-Solitude n’est pas linéaire ou chronologique, mais il entremêle plusieurs temporalités narratives pour devenir un véritable « espace-labyrinthe28 » de la narration.

1.2.2. Glissement du sujet de l’énonciation

Cette diversité pourrait se lire dans une autre modalité narrative : le glissement inattendu ou parfois implicite du narrateur. À titre d’exemple :

Rebecca avait toujours réclamé de la complaisance pour Eva Maria car, disait-elle, quand je l’ai allaitée, mon lait avait tourné, suri, à cause de la grande émotion que j’ai eue ce jour-là.29

Dans cet extrait, la narration de Narcès est inopinément remplacée par celle de sa grand-mère Rebecca Morelli, laquelle commence à parler en discours indirect de la tante du protagoniste, Eva Maria. Des procédés semblables apparaissent aussi sous différentes modalités tout au cours du récit. Le changement de narrateur peut être observé encore dans la citation suivante qui décrit la scène suivant la mort de l’oncle du protagoniste, Sylvain Morelli :

26 Ibid., p. 147.

27 Ibid., p.43-45 ou p. 175-176. 28 Ibid., p. 171.

Eva Maria avait enduit d’un vernis carmin les ongles de mains et de pieds noircis par le feu. Elle lui avait mis du rouge aux lèvres [à Sylvain]. « Ô mon Sylvain, te rappelles-tu quand à Carnaval nous nous déguisions toi en femme, moi en homme, te souviens-tu de la foule, des cris et des rires, une pancarte, une seule phrase et c’était la chanson ! Chez-les-Bruno-c’est-le-monde-à-l’envers-les-femmes- portent-les-hommes-sur-leur-dos », du fard sur les joues, du musc sur les paupières.30

La narration de Narcès y est entrecoupée par les paroles d’Eva Maria mises entre guillemets. Toutefois, dans la plupart des cas, nous pouvons distinguer le passage d’un narrateur à un autre. Seule la distinction entre la narration de Narcès et celle d’Absalon devient parfois imperceptible, car Narcès se réfère le plus souvent aux mémoires d’Absalon afin de se remémorer son propre passé familial. Un tel changement du sujet de l’énonciation nous incitera à penser à la stratégie narrative dite « courant de conscience » chez William Faulkner ou d’autres écrivains modernes31. En comparaison avec ceux-ci, la stratégie narrative d’Ollivier est, pourtant, beaucoup plus modérée ou bien plus compréhensible.

1.2.3. Inachèvement inévitable de la narration de la « non-histoire »

La troisième technique de la narration de la « non-histoire » concerne la construction du récit, qui consiste à faire avorter à la fin la tentative

30 Ibid., p. 79. C’est nous qui soulignons.

31 Pour la stratégie narrative de Faulkner, voir un article suggestif de Sartre : Jean-Paul

Sartre, « Sartoris » (1938) et « À propos de « Le Bruit et la Fureur » – la temporalité chez Faulkner » (1939), dans Situations I, Paris, Gallimard, 1947. Voir également les travaux de Masao Takahashi : William Faulkner (en japonais), Tokyo, Tokyo-Kenkyu-sha, 1960, surtout p. 57-67.

d’élucidation du mystère par Narcès. Comme nous l’avons déjà vu, l’intrigue de Mère-Solitude est composée principalement des deux tentatives de ce protagoniste d’éclairer la « non-histoire » –– une histoire que représentent notamment les circonstances de la disparition de sa mère. Le cheminement de ce projet énoncé par Narcès au début du récit est décrit sous diverses manières. Toutefois, pour lui qui cherche à retrouver l’« unité de (sa) mémoire » ou la totalité du passé, le résultat de son entreprise est une sorte d’échec :

Maintenant qu’Absalon a parlé, bien qu’il ait dit tout ce qu’il savait sur ma famille, mon pays, sur les événements qui les ont bouleversés, je n’ai encore qu’une connaissance fragmentaire, faite d’addition de brèves images, de lambeaux de mémoire, de récits lacunaires, de sensations mal définies. Qu’importe maintenant !32

De quelle manière pouvons-nous interpréter cet échec de l’élucidation de mystères ? Nous constatons que cette opération est récurrente chez Ollivier. Qui plus est, elle apparaît de façon fréquente chez d’autres romanciers antillais (par exemple dans Solibo Magnifique de Chamoiseau ou dans Le quatrième siècle de Glissant33) : cet échec du projet initial pourrait donc se comprendre comme étant un procédé typique des écrivains antillais modernes qui traitent des histoires insulaires.

De ce point de vue, les derniers mots de Narcès dans la précédente citation sont significatifs. Ils nous permettent de penser que la mise en récit de

32 MS, p. 229.

33 Patrick Chamoiseau, Solibo Magnifique, Paris Gallimard, coll. « Folio », 1988 (pour

la première édition), 2001 (pour la présente édition) ; Édouard Glissant, Le quatrième siècle, Paris, Gallimard, 1964 (pour la première édition, Seuil), 1997 (pour la présente édition).

cet inachèvement n’est pas une simple carence de la construction narrative, encore moins un renoncement à la narration ; mais elle constitue plutôt une manière d’inscrire la « non-histoire » dans l’écriture romanesque. Pour ainsi dire, la « non-histoire » ne peut être narrée qu’à travers une présentation de cette impossibilité de la narrer totalement ou jusqu’à la fin. Ne pas développer le récit sous la domination de la temporalité linéaire ou chronologique, y faire intervenir différents sujets d’énonciation et enfin rendre fragmentaire le récit, de telles caractéristiques constituent des procédés romanesques consistant à représenter au méta-niveau l’« im-possibilité » de décrire la « non-histoire » –– l’im-possibilité qui serait, pour reprendre l’expression de Jacques Derrida, « la condition ou la chance du possible34 ».

1.3. Valeur théorique de la « non-histoire » chez Émile Ollivier