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Chapitre 1 Narration de la « non-histoire » dans Mère-Solitude

2.3. Problématique de l’oralité chez Chamoiseau

2.3.2. Mise en scène du conteur créole dans le texte : conteur comme

Afin de mieux comprendre la valeur sociopolitique de la mise en récit de l’oralité, il faudrait également poser notre regard sur la mise en scène du conteur créole dans le récit. Pour l’auteur Chamoiseau, l’« enracinement dans l’oral » ne peut se limiter à l’insertion de l’oralité dans le texte écrit ; il concerne en grande partie la réhabilitation du rôle socioculturel du conteur créole.

Par exemple, dans l’essai historiographique Lettres créoles 36 , Chamoiseau et Confiant constatent l’oubli général de l’existence du conteur dans les études des contes créoles37. En considérant en revanche que le conteur créole joue un rôle non négligeable pour la formulation de la culture créole (y compris la langue créole), ils tentent de décrire la présence du conteur (le « Paroleur38 » ou l’« oraliturian39 ») à l’époque de la plantation et son silence après l’écroulement du système plantationnaire aux Antilles francophones. En comparaison, ce conteur créole ne ressemble pas du tout aux conteurs japonais de Rakugo, lesquels racontent dans la plupart des cas des histoires déjà forgées depuis longtemps40. À la différence de ceux-ci, le conteur créole est beaucoup

36 P. Chamoiseau et Raphaël Confiant, Lettres créoles, Paris, Gallimard, coll. « Folio

essais », 1991 (pour la première édition chez Hatier), 1999 (pour la présente édition). Désormais, nous utilison le sigle de LC dans les notes.

37 LC, p. 75. 38 Ibid., p. 43. 39 Ibid., p. 81.

40 Pour des analyses stylistique et sociologique des contes créoles et japonais, voir

entre autres ces deux études : Ina Césaire, « Essai d’analyse stylistique du conte antillais », dans Care, No. 10, Paris, Éditions caribéennes, avril 1983, p. 98-103 ; Paul Zumthor, « Parole de pointe (le rakugo japonais) », dans La nouvelle revue

plus improvisateur et se chargerait, selon Chamoiseau et Confiant, de plusieurs rôles importants aux fins de formulation de la culture créole : « donner voix au groupe », garder les mémoires collectives, « distraire » l’auditoire et « verbaliser la résistance » selon diverses modalités41.

Dans cette optique, nous pouvons avancer que l’autoreprésentation de l’auteur est une façon stratégique de mettre en récit le conteur créole : en l’occurrence, il ne s’agit pas seulement du personnage Solibo mais aussi du narrateur Chamoiseau. C’est dire que ce dernier joue un rôle de marqueur de paroles mais aussi celui d’un autre conteur inscrit dans le récit : il écrit un récit sur le conteur Solibo tout en devenant lui aussi un conteur. Une telle appréhension du narrateur et du conteur expliquera également la structure du récit de Solibo Magnifique : pour faire intervenir le narrateur-conteur dans le récit, il faut que l’ensemble du récit soit moins le résultat de la simple transcription de paroles que le processus de la transcription.

En outre, nous ne pouvons guère oublier l’une des fonctions importantes du conteur créole que Chamoiseau décrit avec Confiant dans leur histoire des lettres créoles : il est « gardien de mémoires42 ». En assumant un tel rôle, le conteur essaie de dissiper lors de la veillée mortuaire les brouillards de la mélancolie qui atteignent profondément les survivants :

Face à la mort réelle ou à la mort symbolique des esclaves, il incite à ne pas arrêter la vie, à ne pas soumettre au silence des afflictions, et,

française, No. 337, Paris, Nouvelle revue française (NRF), février 1981, p. 22-32.

41 LC, p. 80-82. 42 Ibid., p. 81.

dans cette vie ressaisie, à vouloir exister. Beaucoup de conteurs affirment que leur belle réussite consiste à arracher du recueillement un des proches du mort. Comme si à tout moment ils leur avaient proposé : « Vivez du côté de la vie, tonnerre du sort ! »43

Compte tenu de cette fonction du conteur créole, nous pouvons supposer que le narrateur-conteur Chamoiseau tente également d’achever un travail de deuil, ce deuil qui est causé par la mort énigmatique du conteur Solibo Magnifique. Certes, mais comme nous l’avons déjà abordé, ce travail n’est pas terminé sans qu’il le considère comme étant un échec au bout du récit. Cependant, un tel échec du travail de deuil ne signifie pas forcément que sa tentative d’écrire le récit de vie de Solibo n’aboutit à rien : comme nous l’avons vu plus haut, le narrateur-conteur Chamoiseau a pu mettre en récit, d’une certaine manière, son acte de marquage des paroles. En d’autres termes, le personnage-narrateur- conteur Chamoiseau n’était pas en mesure de ressusciter (ou de reconstruire la vie de) Solibo dans l’écrit ; mais nous pouvons avancer qu’il réussit, au moins en partie, à revivre la vie de Solibo par l’intermédiaire de l’inscription en récit de l’acte d’écrire ou de conter.

Cette perspective nous permet de penser que le narrateur-conteur Chamoiseau constitue, pour reprendre l’expression de D. Chancé, un gardien des « mémoires prospectives » et non seulement des « mémoires rétrospectives44 ». Il met en récit non seulement ce qui s’est passé mais

43 Ibid., p. 82. Les italiques sont dans le texte.

44 D. Chancé, op. cit., surtout p. 65-73. En comparant Chamoiseau et Glissant, elle

explique de la façon suivante la « mémoire prospective » : « Chamoiseau s’inscrit ici doublement dans la lignée de Glissant, d’une part en suggérant une mémoire prospective et non seulement rétrospective, réactivant la pensée d’une « vision prophétique du passé », c’est-à-dire la nécessité de réinventer, dans la perspective

également ce qui aurait dû se passer en nous montrant son hésitation à écrire une seule version définitive de la vie de Solibo : ce qui devient aussi l’un des styles caractéristiques de l’auteur Chamoiseau. Une telle remémoration qui se construit d’autocommentaires et de divers témoignages d’autres personnages nous permet de voir, d’imaginer ou de rêver au présent (par un récit) le passé éventuel de Solibo.