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Chapitre 1 Narration de la « non-histoire » dans Mère-Solitude

2.3. Problématique de l’oralité chez Chamoiseau

2.3.3. Recréer le « Nous » : l’oralité comme mémoire collective

À ces deux analyses théoriques du récit devrait s’ajouter une autre réflexion : soit celle sur la valeur symbolique du pronom personnel « Nous ». Cet examen nous permettra de voir plus clairement un autre enjeu essentiel de ce roman.

Comme nous l’avons vu dans le deuxième chapitre, le narrateur Chamoiseau utilise le plus souvent les pronoms personnels « Je » et « Il » pour se désigner lui-même dans le passé ou dans le présent de la narration. Toutefois, le « Nous » apparaît aussi dans le but de mentionner le narrateur ou le personnage Chamoiseau avec d’autres membres de la société martiniquaise. Selon Delphine Perret, il y aurait plusieurs référents dans ce pronom personnel : des témoins de la mort du conteur Solibo ; des habitants de la Martinique ou des Antilles ; des descendants d’esclaves45. En distinguant d’une telle façon le d’un dessein, d’un projet collectif, un passé qui a été oublié, occulté, naufragé » (p. 69). Dans le troisième chapitre de la troisième partie concernant le roman de Chamoiseau Un dimanche au cachot, nous allons analyser une telle façon de remémoration chez Chamoiseau pour la qualifier de « remémoration créative ».

contenu du « Nous », elle conclut même que, ce faisant, l’auteur Chamoiseau tente de créer « une continuité avec le passé qui donne une fois de plus une dimension historique à la communauté antillaise » 46.

Certes, si nous nous penchions sur le personnage Chamoiseau au niveau de l’histoire, ces classification et signification du « Nous » seraient assez adéquates. Mais, nous ne pouvons nous empêcher d’ajouter un autre référent à la classification de Perret lorsque nous abordons de plus près le narrateur Chamoiseau au niveau du discours : le pronom personnel « Vous », qui désigne des auditeurs ou plutôt interlocuteurs impliqués dans le récit. En témoignent les titres des quatre chapitres de la deuxième partie et le début de cette même partie du roman :

MES AMIS ! / LE MAÎTRE DE LA PAROLE / PREND ICI LE VIRAGE DU DESTIN / ET NOUS PLONGE / DANS LA DÉVEINE... / (Pour qui pleurer ? Pour Solibo)47

[...] Cette récolte du destin que je vais vous conter eut lieu à une date sans importance puisque ici le temps ne signe aucun calendrier.48

De tels appels du narrateur-conteur Chamoiseau apparaissent très fréquemment au cours du récit avec des expressions comme « amis », « enfants » ou « messieurs et dames ». Il est donc évident que l’auteur a l’intention d’insérer ses interlocuteurs dans le récit. De plus, nous avons l’impression ou plutôt

46 Ibid., p. 247.

47 SM, p. 23. Les majuscules sont dans le texte et les obliques signalent la division des

paragraphes.

l’illusion que nous, lecteurs de ce roman, sommes également impliqués dans ce pronom personnel « Vous » qui constitue une fraction du « Nous ». On dirait que nous faisons partie de l’auditoire qui s’assied autour du conteur Chamoiseau.

Pourquoi l’auteur Chamoiseau insère-t-il dans le récit ses interlocuteurs ? Ou bien quelles significations pourrions-nous lire dans cette implication stratégique des interlocuteurs ou des lecteurs du roman ? Afin de répondre à ces questions, il s’agira de penser de nouveau au contexte sociohistorique où se situent les écrivains antillais. L’auteur Chamoiseau, avec les deux autres signataires d’Éloge de la créolité, exprime de la façon suivante la situation précaire de la littérature antillaise :

La littérature antillaise n’existe pas encore. Nous sommes encore dans un état de prélittérature : celui d’une production écrite sans audience chez elle, méconnaissant l’interaction auteurs / lecteurs où s’élabore une littérature.49

Nous pouvons penser que le roman Solibo Magnifique constitue d’une certaine manière une réponse à une telle situation dite de « prélittérature ». Par conséquent, comme le disait D. Perret, l’auteur Chamoiseau tente de créer, à travers sa production littéraire, une continuité historique au sein de la communauté antillaise, composée de peuples de diverses origines géographiques. Mais simultanément, nous pouvons dire qu’en

écrivant ce roman peu orthodoxe, il cherche à créer une autre communauté, soit celle des écrivains et des lecteurs antillais.

Conclusion

Nos analyses de l’autoreprésentation de l’auteur dans Solibo Magnifique nous permettent de dire que les deux éléments principaux qui constituent cette stratégie narrative sont : la mise en récit du processus du « marquage de paroles » ; la mise en scène du narrateur-conteur Chamoiseau. Usant notamment de ces deux procédés, l’auteur Chamoiseau tente de trouver une amorce de résolution à l’échec inévitable (ou presque) du « marquage de paroles ». Nous ne pouvons nier que cette stratégie d’autoréférence sert à pérenniser naïvement le pouvoir absolu ou l’omniprésence de l’auteur dans le récit. Néanmoins, en se divisant en plusieurs instances du moi, l’auteur Chamoiseau se détrône lui-même dans l’espoir de faire entrevoir une opacité fonctionnelle de la signification de l’oralité dans l’écrit.

Une telle stratégie d’autoreprésentation est complexifiée chaque fois que l’auteur Chamoiseau déplace ou élargit sa préoccupation, qu’elle soit littéraire ou sociopolitique. En lisant en parallèle ce deuxième roman Solibo Magnifique et l’essai Éloge de la créolité, nous constatons que sa pensée se fondait alors, sinon sur un binarisme simple (par exemple, l’écrit et l’oral, le dominant et le dominé), du moins sur la déconstruction de ce binarisme. À partir de son essai autobiographique Écrire en pays dominé50 et de son

cinquième roman Biblique des derniers gestes, Chamoiseau a commencé à réfléchir sur les rapports diversifiés de domination afin de mettre en récit de nombreux enjeux actuels des sociétés antillaises. Toutefois, il n’en demeure pas moins que la stratégie d’autoreprésentation, adoptée initialement dans Solibo Magnifique, constitue une pierre angulaire pour la production littéraire de Chamoiseau.

En plus du choix formel du récit policier qui s’appuie sur ces structures narratives caractéristiques (soit la méthode inductive de la narration ou la structure d’autoreprésentation), nous pouvons trouver un autre thème de prédilection chez Ollivier et Chamoiseau : celui de récit du retour au pays natal. Comme nous pourrons le voir dans nos analyses des deux romans concernés (Les urnes scellées d’Ollivier et Biblique des derniers gestes de Chamoiseau), ce thème littéraire, étant traditionnel mais adapté au contexte antillais, a permis aux romanciers de mettre en récit la situation de « non-histoire » où se déposent des objets en voie de disparition définitive.