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Chapitre 1 Narration de la « non-histoire » dans Mère-Solitude

1.1. Problématique de la « non-histoire » dans Mère-Solitude

Comme nous l’avons définie dans la première partie, la « non- histoire » désigne un manque de la construction progressive de l’histoire collective ou de la conscience historique. Ce qui fait que la tentative de narration d’une telle histoire elle-même est sinon complètement impossible pour le moins laborieuse6. Une telle difficulté se traduit, paradoxalement, par l’obsession du passé ou par le passé qui ne passe pas, ce qui est constaté par Ollivier dans Repérages :

Mais comment parler d’Haïti ? Dans quels termes ? La dictature des Duvalier a été une période d’expériences limites qui aurait mérité un véritable travail de mémoire après les grandes liesses de la chute. En lieu et place de ce travail de deuil, on peut observer une organisation systématique de l’oubli, un travail de refoulement qui entraîne un blocage aussi systématique, empêchant une ouverture de la

5 Nous nous référons comme corpus primaire à l’édition suivante : Émile Ollivier,

Mère-Solitude, Monaco, Éditions Alphée/Le Serpent à Plumes, coll. « Motifs », 1983 (pour la première édition, Albin Michel), 2005 (pour la présente édition). Désormais nous utilisons le sigle de MS dans les notes.

6 Sur ce point, en plus de l’essai d’ Édouard Glissant, les réflexions de Takayuki

Nakamura sont des plus suggestives : Édouard Glissant – « Han-Rekishi »-no Shigaku (Édouard Glissant – la poétique de l’« anti-histoire ») (en japonais), thèse de doctorat présentée à l’Université des études étrangères de Tokyo, 2006.

société haïtienne accablée par un ensemble de déficits et souffrant d’un ensemble de malaises. [...]

Plus de vingt ans après sa mort, François Duvalier continue ses méfaits, empêchant les Haïtiens de réellement faire leurs comptes avec leur passé.7

Ce passé figé de l’époque dictatoriale empêche, d’une certaine manière, les Haïtiens de construire progressivement l’histoire collective et la prise de conscience historique qui peut servir d’assise à une vision de l’avenir. Bien que les contextes socio-historiques d’un département d’outremer français (la Martinique) et d’un pays indépendant (Haïti) soient différents, nous retrouvons cette problématique de la « non-histoire », mise de l’avant par Glissant, dans plusieurs romans d’Ollivier. Elle est présente dans son premier roman Mére- Solitude. Nous l’examinerons donc tout d’abord au niveau du contenu narratif.

1.1.1. « Non-histoire » comme histoire de la mort de la mère du protagoniste

Le récit de Mére-Solitude se déroule autour d’une ville insulaire Trou-Bordet (ancien nom de Port-au-Prince, capitale d’Haïti). Dans l’île où se trouve cette ville, le régime dictatorial règne comme en Haïti autrefois, et pourtant le nom Haïti lui-même n’apparaît pas une seule fois dans ledit récit8. Le protagoniste principal, Narcès Morelli, est le dernier rejeton d’une influente

7 RP, p. 94-95.

8 Chose intéressante, le nom de l’île (Haïti) n’apparaît pas non plus dans ses autres

romans : voir par exemple son cinquième roman : Les urnes scellées, Paris, Albin Michel, 1995. Désormais, nous utilisons le sigle d’US dans les notes. Concernant la problématique du « non-lieu », voir notre troisième partie qui examine en détail l’utilisation du toponyme et la description de certains espaces chez É. Ollivier comme chez P. Chamoiseau.

famille mulâtre d’origine italienne, les Morelli. La mise en récit de la « non- histoire » peut se lire par l’entremise des deux tentatives de ce protagoniste consistant à percer les raisons principales d’événements mystérieux : premièrement, élucidation de la vérité de la pendaison publique de sa mère, Noémie Morelli ; deuxièmement, clarification des raisons probables aussi bien de la malédiction de la famille Morelli que du délabrement de la ville de Trou- Bordet. Pour ce faire, l’enquête de Narcès se réfère, entre autres, à un domestique noir Absalon9. Afin de mettre en lumière la stratégie narrative de la « non-histoire » sur le plan du contenu, nous nous proposons d’examiner ici l’une après l’autre ces deux tentatives.

Comme Narcès le montre explicitement au début du troisième chapitre, l’un des fils conducteurs du récit est la « quête secrète » de la « signification de la mort de (sa) mère » :

Mais ce qu’Absalon ne devine pas, c’est ma [=de Narcès] quête secrète : la signification de la mort de ma mère, parmi les insultes, la haine et le crachat.10

9 Dans un essai théorique, Ollivier explique de la façon suivante la structure du récit

dans Mère-Solitude : « Par exemple, au sortir de l’adolescence, un jeune homme essaie de comprendre la mort de sa mère survenue, il y a une dizaine d’années. Cette image de la mère, il la cherche d’abord en lui-même et autour de lui. Ce jeune homme n’est autre qu’un nouveau Narcisse, image éternelle de la contemplation de soi, de la quête d’identité ; une suite d’images, d’allégories circonscrivent alors le roman. Mais ces références littéraires resteraient stériles si cette exploration iconographique n’était fécondée par des conditions historiques spécifiques. L’œuvre devient aussi un lieu de répercussion des attitudes, des façons de sentir, de penser et des manières d’agir d’une époque. » : É. Ollivier, « Un travail de taupe : écrire avec un stigmate de migrant », dans Possibles, Vol. 8, No. 4, Montréal, été 1984, p. 111- 117.

Toutefois, une telle quête ne se fait pas forcément par le seul protagoniste. Pour Narcès qui n’avait que sept ans lors de la mort de sa mère, il est impossible même de l’envisager à lui seul. De ce fait, c’est en ramassant des rumeurs d’habitants de Trou-Bordet et des informations du domestique Absalon et d’autres membres de la famille que Narcès cherche à percer le mystère de cet événement et d’en restituer les circonstances : reconstruire le passé-cible à partir des traces. Parmi différents informateurs, Absalon continue d’occuper une place privilégiée en se montrant comme un narrateur-témoin à divers endroits du récit :

Mais qui, mieux qu’Absalon, peut me parler de ma mère ? Qui, mieux que lui, peut m’ouvrir les yeux [à Narcès], dénoncer les pièges que la rumeur pose autour de toutes mes issues ? Fragile, l’étoffe du récit ! Absalon Langommier, rends-moi le sens de la mort de ma mère. Toi, la mémoire des Morelli, toi seul, tu peux éclairer cette scène où j’ai perdu un corps, un objet d’amour et, en un sens, mon propre corps. Absalon ! Absalon ! Je t’en supplie.11

Une telle obsession mélancolique du protagoniste envers le passé finit par un échec : sa restitution du passé-cible –– soit celle des circonstances de la mort de sa mère –– ne peut être que « fragmentaire12 ». Nous pouvons penser que cela vient de l’impossibilité de reconstruire la totalité ou l’« unité de (sa) mémoire13 » à partir de la fouille archéologique des traces : le total n’égale pas nécessairement la somme des parties. Dans ce récit, le passé-cible constitue donc, malgré le protagoniste principal, ce que l’on ne peut raconter ou, plus

11 Ibid., p. 67-68. 12 Ibid., p. 229.

précisément, ce que l’on ne peut raconter jusqu’à la fin. Eu égard à ce constat, ce passé concernant la pendaison publique de Noémie représente, symboliquement, une modalité de la « non-histoire » –– « non-histoire » qui est, rappelons-le, la situation de manque de la construction progressive de l’histoire collective ou de la conscience historique.

1.1.2. « Non-histoire » comme histoires de la malédiction familiale et du délabrement de la ville

De telles analyses de la première tentative du protagoniste nous permettent d’affirmer que l’action de Narcès aboutit à la deuxième manifestation de la « non-histoire » dans le récit. Afin d’élucider la mort de sa mère, Narcès est obligé de se confronter simultanément à l’histoire maléfique de sa propre famille et à l’histoire de la dévastation de la ville de Trou-Bordet :

La quête de la signification de la mort de ma [= de Narcès] mère m’a amené à retracer l’histoire de ma famille démembrée, de ma maison- testament, à découvrir également l’histoire d’un pays.14

Comme dans le cas de la mort de sa mère, cette tentative de Narcès ne se fait pas sans difficulté. Ces deux histoires ne sont pas seulement ce que l’on ne peut raconter ou ce que l’on ne peut raconter jusqu’à la fin, mais simultanément elles se mettent sous la domination d’une temporalité sui generis : le protagoniste pense, comme dans la citation suivante, que la temporalité de ces

13 Ibid., p. 51. 14 MS, p. 216.

histoires n’est pas successive et encore moins linéaire, mais qu’elle s’arrête ou se superpose au présent :

Narcès Morelli ferme un instant les yeux : oui, il est persuadé que rien n’a changé dans Trou-Bordet qui vit encore au Moyen Âge, à l’ère de la lampe à huile. La Traite bat encore son plein et pour les hérétiques, l’Inquisition n’a pas remisé ses instruments de supplices. C’est ainsi qu’il faut interpréter les événements qui ont décimé la famille des Morelli et saccagé leur vie.15

Lisant cela, nous pouvons comparer cette temporalité superposée de l’histoire familiale et de l’histoire insulaire avec ce que Glissant considère comme celle de la « non-histoire ». Il serait aussi possible de retrouver dans diverses parties du récit cette superposition temporelle, et ce surtout lorsque le protagoniste ou le narrateur essaie de décrire certains paysages de l’île16.

Comme nous l’avons analysé jusqu’ici, la « non-histoire » sur le plan du contenu se décrit sous le double aspect inséparable de cette pensée historique : l’impossibilité de raconter l’histoire jusqu’à la fin et la temporalité superposée17. Comment donc un tel contenu est-il raconté et composé dans le

15 Ibid., p. 217.

16 Voir surtout des pages suivantes : MS, p. 173, p. 212-213, p. 214-215, p. 240 et

passim.

17 Sans compter la problématique de l’esthétisation de l’événement déshumanisant,

l’indicibilité de l’événement et sa temporalité figée sont autant de thèmes ou procédés narratifs récurrents dans d’autres œuvres littéraires concernant l’extrême violence (par exemple, la Shoah, le Goulag ou l’esclavage sexuel par l’empire japonais lors de la Seconde Guerre mondiale). Vu l’espace limité de ce chapitre, nous ne pouvons examiner ici les différences entre de tels ouvrages et la littérature antillaise ; mais, en général, on a tendance à éviter de le faire pour des raisons moins esthétiques qu’éthiques dans la mesure où la comparaison risque de relativiser la singularité de chaque violence ou événement. Sur la tentative de comparaison entre les deux « littératures concentrationnaires » (touchant le IIIe Reich et le régime soviétique), voir surtout : Alain Parrau, Écrire les camps, Paris, Belin, coll. « Belin Poche », 1995 (pour la première édition), 2009 (pour la présente édition).

roman en question ? Examiner la narration et la structure du récit nous permettra de comprendre plus amplement la signification de la « non-histoire » et sa valeur théorique chez Ollivier.