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Stranger Things, le concept de nostalgia bait poussé à son paroxysme

III. Nostalgie ou stratégie ?

1. Le « nostalgia bait »

1.2. Stranger Things, le concept de nostalgia bait poussé à son paroxysme

Stranger Things et le rétromarketing

« La nostalgie est désormais indissociable de la sphère du divertissement commercial : nous ne pouvons résister aux produits d'hier, les nouveautés et les distractions qui peuplaient

notre jeunesse »104, affirme Simon Reynolds dans son ouvrage Retromania. Ainsi, les adultes

ayant vécu leur jeunesse dans les années 80 seraient particulièrement sensibles à une fiction référencée qui en utilise les codes abondamment, comme la série des frères Duffer. En effet, l'adolescence et le début de l'âge adulte sont des périodes de la vie autour desquelles se cristallise la nostalgie, comme l'expliquent Ronan Divard et Philippe Robert-Demontrond. De nombreux films jouent avec ce concept, mais ce qui est intéressant dans le cadre de la série, c'est que ce format est ontologiquement nostalgique. Comme l'expliquent Katharina

Niemeyer et Daniela Wentz dans l'ouvrage Media and Nostalgia : Yearning for the Past105

, la série est censée créer un vide, un manque chez le spectateur, qui va le pousser à poursuivre le visionnage des épisodes. Le but d'une série est de développer un univers et de rendre des personnages complexes et attachants, de façon à ce que l'on s'identifie à ceux-ci et prenne part à leur mode de vie. Ainsi, quand une série se termine, il est commun de ressentir un certain vide, un sentiment de solitude. « Ce qui nous attache aux séries, c'est d'abord le plaisir que provoque en nous la répétition, plaisir qui trouve ses racines dans notre enfance, où nous demandons à nos parents de nous redire à satiété notre histoire préférée »106

, souligne François Jost. La série serait à l'image de l'histoire contée par les parents chaque soir avant de s'endormir, et sans quoi l'enfant se sent perdu et incapable de fermer ses yeux. Tout comme Proust avait besoin du baiser de sa mère avant de s'endormir, le spectateur a besoin de savoir ce qu'il va advenir de ses personnages préférés avant d'aller se coucher. Mais, une fois l'épisode terminé, celui-ci sera en attente jusqu'à la sortie de l'épisode suivant. Dans la logique du manque primaire, celui de la mère qui laisse son enfant quelques heures et revient le chercher, la série s'apparente au « fort-da », jeu de la bobine théorisé par Freud107, ce jeu

enfantin sur lequel un objet est

104. REYNOLDS Simon. Rétromania. Marseille:Le Mot et le Reste, 2012, p.29.

105. NIEMEYER Katharina (dir). Media and Nostalgia. Yearning for the past, present and future . Basingstoke

: Palgrave macmillan, 2014, 255 pages.

106. JOST François. De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ? op .cit. p.6.

107. L'expérience du « fort-da », décrite dans : FREUD Sigmund. Au-delà du principe de plaisir. Chapitre

2 : Principe du plaisir et névrose traumatique. Principe du plaisir et jeux d'enfants . Presses Universitaires

attaché à un morceau de ficelle. L'enfant crie « fort » (là-bas) quand il le jette, puis « da » (là) quand il revient, imitant les allers et venues de la mère. La série plonge le spectateur dans le même désarroi que l'enfant quand un épisode se termine, et procure le même plaisir intense du retour quand elle reprend. Le net est par ailleurs empli de sites ou de forums qui

posent des questions telles que « que faire de sa vie quand on a terminé une série ? »108 ou

partagent leurs états d'âme suite à la fin d'une série suivie frénétiquement pendant plusieurs mois.

La série Stranger Things est bien sûr nostalgique dans sa forme, conformément à l'analyse précédente, car comme toute série elle a plusieurs épisodes qui laissent le spectateur en attente à chaque fois. Mais la série des frères Duffer pousse le principe de nostalgia-bait à son paroxysme, car cette série à l'esthétique rétro doit satisfaire des spectateurs en quête de nouveauté.

Un concept intergénérationnel

Ronan Divard et Philippe Robert-Demontrond recensent différentes évocations nostalgiques. On peut citer la famille, les amis ou les personnes disparues, marqueurs forts dans le discours du passé que tiennent les individus quand ils se souviennent de leur histoire. Les objets sont eux aussi largement sollicités. Les chercheurs évoquent ensuite des stimuli intangibles et représentatifs que sont la musique ou la photographie par exemple. Enfin, les événements sont des éléments phares du discours des personnes nostalgiques. La série

Stranger Things use de ces ressorts, souvent déployés dans le marketing et la publicité, pour

résonner chez une audience qui a vécu dans les années 80. L'esprit de famille et la disparition de Will sont des piliers de la série. L'univers diégétique est plongé dans une esthétique audiovisuelle propre aux années 80 avec la bande originale, ou la mention du film It (1990) par Joyce à son fils dans l'un de ses souvenirs de la cabane construite par celui-ci. Enfin, des événements familiaux sont convoqués, comme dans le dernier épisode qui se déroule durant la soirée de Noël.

Mais nombreux sont les spectateurs de la série à ne pas avoir connu les années 80, et dont les stimuli évoqués n'auront pas l'impact escompté. Comment expliquer le goût des jeunes spectateurs pour la série ? « Le rétromarketing cible aujourd’hui des segments de consommateurs n’ayant pas vécu la période de référence, sachant qu’ils peuvent être nostalgiques d’une époque qu’ils n’ont pas vécue ou, plus précisément, qu’ils n’ont pas

vécue directement, ou que le passé peut tout simplement leur apparaître cool»109

. En effet, les années 80 peuvent sembler être une ère sympathique, dans laquelle les jeunes discutaient par talkie-walkie interposé, avaient des copains loyaux et pouvaient faire le mur pour aller à des soirées où ils buvaient de la bière en secret. Aurélie Kessous évoque un phénomène intergénérationnel dans lequel des adolescents ou de jeunes adultes découvrent des produits rétro et découvrent par la suite que leurs parents aimaient ces objets. C'est le cas de la Fiat 500, du jeu Guitar Hero ou du film Star Wars. « Ainsi, des marques générationnelles se transforment en marques transgénérationnelles, par influence intergénérationnelle sociétale »110.