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1.2 Généalogie d’une pensée théologico-philosophique du cinéma

1.2.2 Postures théologico-philosophiques historiques

1.2.2.4 Spinoza

Baruch Spinoza (1632-1677) jouit dřune admiration particulière au sein de la communauté des philosophes. Cřest le grand sage, au mode de vie modeste et à lřesprit entièrement libre. On aime à rapporter lřéloge à son égard formulé par Henri Bergson dans une lettre : « Tout philosophe a deux philosophies : la sienne et celle de Spinoza » (1972 [1927], 1483). Comme il sřagit en plus dřune influence majeure pour Deleuze, qui est lui-même abondamment cité dans la présente thèse, prendre un peu dřespace pour le découvrir davantage sřavère opportun. Spinoza parle beaucoup de Dieu dans ses textes, mais la théologie traditionnelle ne le reconnaît pas comme un théologien, dřautant quřil ne sřest jamais converti au christianisme, après avoir été exclu du judaïsme. Cela a sûrement contribué à le percevoir comme le premier grand penseur athée de la modernité. Ainsi, Robert Misrahi47 juge que « Dieu » dans lřÉthique ŕ le texte le plus commenté du corpus spinozien ŕ, ne désigne pas « ce que dřhabitude on dit de Dieu » (2005, 49). Il rappelle la célèbre formule spinozienne « Dieu ou la nature », qui conduit à rejeter la transcendance pour plutôt décrire une « substance » infinie. « Tout le système spinoziste est un déploiement logique des implications de lřidée fondamentale de substance » (ibid., 51). Dans la même veine, certains voient le spinozisme comme un panthéisme matérialiste et le représentant par excellence du monisme parménidien. Le philosophe logicien Bertrand Russell (1872-1970) écrit ceci : « Le système métaphysique de Spinoza appartient au type inauguré par Parménide. Il nřy a quřune seule substance, "Dieu ou la nature"; rien de fini ne subsiste en soi […] Spinoza est amené au panthéisme complet et pur » (1952, 582).

46 Sur le même sujet, rappelons la phrase-choc qui clôt le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein, souvent commentée par les chercheurs intéressés par la théologie apophatique : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » (1961 [1921], 107).

47 Robert Misrahi est professeur émérite de philosophie à l'Université Paris 1 Ŕ Panthéon- Sorbonne.

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Le terme « monisme », parfois juxtaposé au spinozisme, est toutefois contesté. Ainsi, le philosophe français Pierre Macherey48 rejette la position de Russell supra, estimant quřil ne fait que répéter mécaniquement des éléments dřune « tradition » en philosophie. Dřaprès lui, le « "monisme" attribué à Spinoza ne serait […] quřun déguisement de sa pensée » (1994, 52). Sans entrer dans un autre débat très technique, on peut signaler ceci : selon Macherey et selon le philosophe étatsunien Richard Rorty quřil cite (« Deconstruction and Circumvention », 1984), la pensée moniste peine à expliquer comment la pluralité du sensible, avec des « modes finis », ou « choses singulières », naît dřune « substance infinie » (ibid., 41). On est ici dans une variante de la discussion sur « lřUn et le multiple », vue précédemment.

Certains passages de lřÉthique, pris isolément, apparaissent dřailleurs troublants quand on cherche à faire de la pensée de Spinoza un monisme athée. Comme ce passage où on lit que « la béatitude n'est rien d'autre que la satisfaction de soi elle-même, satisfaction qui naît de la connaissance intuitive de Dieu : or perfectionner l'entendement n'est également rien d'autre que comprendre Dieu, ainsi que les attributs qui résultent de la nécessité de sa nature » (Partie 4, appendice, chap. 4). Ou encore ceci : « Tout ce qui est, est en Dieu » (Partie 1, prop. 15). Phrase paradoxale. Quelle est la distinction entre « tout » et le Dieu- Nature, quřauparavant on avait pu comprendre comme étant tout? Ce passage a notamment conduit certains à voir le spinozisme non pas comme un « panthéisme » (= « Dieu est tout »), mais plutôt comme une forme de « panenthéisme » (= « tout est en Dieu »), où Dieu nřest pas identique à la matière (LNP-PUF 2, 1844).

Dans une de ses envolées lyriques qui le rendaient populaire auprès de ses étudiants à Vincennes, Deleuze parle ainsi des perceptions que lřon peut avoir du spinozisme :

Jamais philosophe nřa été traité par ses lecteurs comme Spinoza ne lřa été […] lorsquřon lit lřÉthique, on a toujours le sentiment que lřon nřarrive pas à comprendre lřensemble […] On nřest pas assez rapide pour tout retenir ensemble […] on a

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toujours lřimpression […] quřon est réduits à être saisis par tel ou tel bout […] Delbos dit de Spinoza que cřest un grand vent qui nous entraîne […] Peu de philosophes ont eu ce mérite dřarriver au statut d’un grand vent calme. Et les misérables […] qui lisent Spinoza comparent ça à des rafales qui nous prennent (Web-Del 25/11/1980, la thèse souligne).

Deleuze ne sřengage pas dans un débat à savoir si Spinoza est athée ou croyant. Mais il tire de lřÉthique le concept qui a le plus marqué son œuvre : « Dans tous ses livres, Deleuze nřa rien fait dřautre que dřannoncer toujours la bonne nouvelle de lřimmanence » (Pamart 2012, 87), quřau préalable Spinoza avait révélée. Dřoù lřexpression « Christ des philosophes » que Deleuze emploie pour témoigner sa vive reconnaissance à lřégard de Spinoza (Deleuze et Guattari 1991, 59).

Un autre grand aspect du spinozisme est la position à première vue étonnante du philosophe hollandais sur le libre arbitre, quřil estime être une illusion49. Il sřagit en fait dřune autre façon dřappréhender le monde et nos actions dans ce monde. Et cřest ici que le titre du livre, Éthique, prend tout son sens, car cřest lřagir humain qui est visé.

[Nous] ne nous efforçons pas vers quelque objet, nous ne le voulons, ne le poursuivons, ni ne le désirons pas parce que nous jugeons quřil est un bien, mais au contraire nous ne jugeons quřil est un bien que parce qui nous nous efforçons vers lui, parce que nous le voulons, le poursuivons et le désirons (Partie 3, prop. 9, scolie).

En dřautres mots, Spinoza défend lřidée que, même si nous sommes bien conscients de nos désirs et que nos affects ŕ en particulier la joie et la tristesse ŕ sont dans le cours normal de la vie, nous nřen connaissons pas nécessairement les causes. Ce qui revient à dire que nous ne sommes pas vraiment libres. Se laisser gouverner par les affects signifie quřon se laisse gouverner par ce qui nous pousse à rester en vie ŕ la joie et la tristesse se rapportant à la satisfaction de nos besoins et à leur manque. La liberté spinozienne consiste donc à décider de

49 Pour résumer rapidement lřargumentation de Spinoza sur le libre arbitre : Dieu est cause de tout; Dieu est la nature; la nature est donc cause dřelle-même. De là : la nature ne peut pas ne pas être; la nature sřordonne par elle-même et détermine tout; lřhumain suit lřordre de la nature et est déterminé par elle.

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nous accorder pleinement avec la nature, ou Dieu, et donc avec ce quřil y a au fond de nous.

Côté logique, ce qui précède ne provoque pas un grand remous chez les commentateurs contemporains. Cřest lors de son interprétation que le débat surgit. Le spinozisme exprime-t-il une vision du monde théiste? athéiste? panthéiste? panenthéiste? animiste? matérialiste? spiritualiste? stoïcienne? On a employé tous ces mots pour qualifier le spinozisme. « Spinoza lui-même aurait été étonné dřapprendre au nom de quelles doctrines on lřadmirait », écrit Charles Taylor (1998 [1989], 400), ce qui rejoint lřidée de maltraitance généralisée dont parlait Deleuze plus haut au sujet de la pensée de Spinoza. Il y a quelque chose qui rappelle le cinéma et la critique cinématographique dans le débat sur le spinozisme. « Lřhistoire du cinéma est riche en films ayant donné lieu à des interprétations largement divergentes, voire franchement contradictoires » (Aumont et Marie 2004, 13).

La présente thèse se gardera de se prononcer sur lřessence du spinozisme. Elle retient plutôt une posture qui, malgré tout le caractère mathématique de lřÉthique ŕ qui fonctionne sur une série dřaxiomes, de propositions et de démonstrations ŕ, demeure ambiguë et paradoxale, et donc ouverte. Spinoza est allé aussi loin que le langage spéculatif de son époque le lui permettait. Et avec un esprit le plus libre possible, sans attache idéologique. Si la pensée de la présente thèse ne se réclamera pas du spinozisme ŕ ou de tout autre -isme ŕ, elle adoptera toutefois une posture qui sřapparente à celle du philosophe hollandais. Dřautant que la pensée de ce dernier demeure très actuelle avec sa préoccupation pour la nature, et aussi avec sa préoccupation pour un choix fondamental que toute personne a la possibilité dřaccomplir. La spiritualité contemporaine, telle que définie précédemment, ne saurait exister sans ces préoccupations. Et le choix sera un des quatre angles de vue utilisés dans lřanalyse des films.

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