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1.2 Généalogie d’une pensée théologico-philosophique du cinéma

1.2.2 Postures théologico-philosophiques historiques

1.2.2.6 Emerson et Thoreau

De Rousseau, on passe facilement à Ralph Waldo Emerson (1803-1882), figure première du mouvement transcendantaliste étatsunien (Nouvelle-Angleterre), que Stanley Cavell a contribué à réactualiser. Dans son essai Nature, il pose les fondements du transcendantalisme. Lř« intuition » en est un terme clé. Emerson cherche une voie nouvelle pour la pensée, une voie qui part du présent, au lieu de traditions du passé.

Pourquoi nřaurions-nous pas une poésie et une philosophie de lřintuition et non de la tradition, et une religion qui nous soit révélée à nous et non lřhistoire de ce qui a été révélé à dřautres […] pourquoi devrions-nous encore errer dans les ossements desséchés du passé […] Il y a de nouvelles terres, de nouveaux hommes, de nouvelles pensées. Prenons en charge nos œuvres, nos lois et notre dignité (Emerson 2011 [1836], 7).

Comme Spinoza, Emerson ne craint pas la spéculation au sujet de la nature. Mais son approche est résolument spiritualiste, et son écriture, lyrique : « À travers la tranquillité du paysage, et spécialement sur la ligne lointaine de lřhorizon, lřhomme contemple quelque chose dřaussi magnifique que sa propre nature » (ibid., 14). Et plus loin : « Tout phénomène naturel est le symbole de quelque phénomène spirituel » (ibid., 32).

Dans certains passages, Emerson, qui fut pasteur avant dřêtre essayiste, devient aussi polémiste, du moins pour son époque. Dans un discours aux étudiants en théologie de Harvard, il a déclaré : « Seul de toute lřhistoire, [Jésus] a apprécié à

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sa juste valeur la grandeur de lřhomme […] Mais de quelle déformation ont pâti sa mémoire et sa doctrine, de son temps, sitôt après lui et dans les siècles suivants » (2011 [1838], 83). Ce genre de déclaration, très proche de la position de Rousseau sur Jésus ŕ et de celle de chrétiens du 21e siècle qui se distancent des institutions pour revenir à lřenseignement même de Jésus ŕ, lui vaudra dřêtre banni de Harvard pendant près de 30 ans. Emerson aura une influence sur Nietzsche, qui lui vouait la plus haute estime, comme on le lit dans Le crépuscule des idoles :

Il est de ceux qui […] laissent de côté ce quřil y a dřindigeste dans les choses […] Emerson possède cette bonne et spirituelle sérénité qui décourage tout sérieux : il ne sait absolument pas combien il est déjà vieux et combien il sera encore jeune […] Son esprit trouve toujours des raisons dřêtre heureux et même reconnaissant » (Nietzsche 1993 [1888], 998).

Un point important pour la présente généalogie : Emerson parle lui aussi des limites du langage humain et il exprime une vision qui rappelle le débat sur lřUn et le multiple. « Les mots sont les organes finis de l’esprit infini. Ils ne peuvent embrasser la totalité de ce qui est contenu dans la vérité. Ils la brisent, la fragmentent et lřappauvrissent » (2011 [1836], 54, la thèse souligne). Par conséquent, Emerson développe déjà à son époque une pensée à caractère transnational, démontrant une grande ouverture aux autres cultures, qui permettent divers angles de vue sur cette « vérité ». « Nous coulons tous nos vases dans un même moule. Nos théologies colossales du judaïsme, du christianisme, du bouddhisme, du mahométisme sont le produit nécessaire et structurel de lřesprit humain » (2003 [1850], 8). Il est dřailleurs un lecteur attentif des philosophies orientales. Emerson « found much to admire in Indiařs philosophical legacy to world civilisation », « Emerson had also familiarized himself with such sources as the Zendavasta, Zoroaster […] translations of Confucian classics, anthologies containing works by Sufi poets », écrit Alan Hodder (2014, 43 et 44)50. Il termine son article, sur lřinfluence des pensées orientales chez Emerson en écrivant ceci : « The culture that results, a complex transnational system of

50 Alan Hodder est professeur au Hampshire College. Il détient un « Ph.D. in the study of religion from Harvard University ».

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interconnected interpretive loops, now forms the literary context in which his readers encounter him » (2014, 47)51. La pensée et la spiritualité dřEmerson se construisent dans une sorte de syncrétisme, englobant lřenseignement de Jésus de Nazareth et celui de grands penseurs asiatiques. Ce qui contribuerait à lui procurer « cette bonne et spirituelle sérénité » dont parle Nietzsche dans la citation supra.

En cohérence avec ce quřon vient de voir, Emerson exprime aussi son intérêt envers lřautre : « Chaque homme recherche ceux dont la qualité diffère de la sienne […] autrement dit il recherche les autres hommes et lřaltérité extrême » (Emerson 2003 [1850], 8, lřauteur souligne). Plus loin ceci : « [N]ous aimerions avoir mille têtes, mille corps » (ibid., 16). On voit déjà poindre lřidée du sujet nomade, que Braidotti fera ressortir dans un concept. La posture émersonienne préfigure aussi celle du futur spectateur de films, avide de découvrir une palette illimitée de personnages. De là, elle préfigure lřintérêt que lřon porte maintenant au cinéma transnational, qui permet dřobserver une variété de réalités locales et de mettre en lumière des points de contact entre des humains de partout. Et pour la présente thèse, cřest aussi une posture qui invite à une union entre la pensée philosophique et la spiritualité pour mieux affronter les problématiques de notre temps.

En terminant cette généalogie, mentionnons lřautre grande figure du transcendantalisme, lui aussi lecteur de philosophies orientales, Henry David Thoreau (1817-1862), avec deux textes qui connaîtront un fort retentissement au 20e siècle : Civil Disobedience, qui « par lřinfluence quřil exerça sur des penseurs comme Tolstoï et Gandhi, […] est devenu le bréviaire de la non-violence dans le monde » (G. Deledalle, LOP-PUF 1, 2150); et Walden, or, Life in the Woods, récit phare du mouvement écologiste à ses débuts. Ce dernier ouvrage peut être mis en parallèle avec les Confessions de saint Augustin. Ce sont deux textes

51 Signalons que, à lřépoque moderne, certains auteurs font remonter à Emerson la popularité de la spiritualité indienne en Occident, comme on le sent dans ce titre :

American Veda: From Emerson and The Beatles to Yoga and Meditation: How Indian Spirituality Changed the West (Philip Goldberg, 2010).

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autobiographiques qui décrivent un intense itinéraire spirituel, et où les auteurs sont à la recherche de la vérité. « Plus que lřamour, plus que lřargent, plus que la renommée, donnez-moi la vérité » (Thoreau 1967 [1854], 534). Mais comme son mentor et ami Emerson le promeut, Thoreau ne cherche pas en priorité cette vérité dans des traditions du passé. « Par nřimporte quel temps, à nřimporte quelle heure du jour et de la nuit, jřai fait tous mes efforts pour donner toute sa valeur au moment présent » (ibid., 91). Et dans le présent, la vérité quřil trouve provient essentiellement dřune posture, qui consiste à vivre le plus simplement possible. « À mesure que lřon simplifie sa vie, les lois de lřunivers apparaîtront moins complexes » (ibid., 527). Cette vérité se trouve aussi à lřintérieur de chaque personne, et en prendre conscience permet de mieux entrer en contact avec autrui :

Si vous voulez apprendre à parler toutes les langues, vous conformer aux coutumes de toutes les nations, si vous voulez voyager plus loin que tous les voyageurs, être citoyen de tous les pays, […] il vous faut obéir au précepte du philosophe antique, et vous connaître vous-mêmes. Cřest là quřil faut exercer ses yeux et ses nerfs (ibid., 525).

Thoreau recherche lřessentiel, comme bien dřautres avant lui. Il part de sa vie et de lřobservation de la vie autour de lui. On ferait facilement de Walden le script dřun film où prédominerait lřimage-temps, dans lequel « lřaction flotte dans la situation » (Deleuze). Les gestes de Thoreau ne sont pas des réactions découlant dřactions de personnes de son entourage. Il est un voyant, un spectateur pensant et agissant de son monde, et non un réactant. Dans Walden enfin, on rencontre assez nettement lřinfluence de la pensée bouddhiste via le concept de « lřéveil », comme dans ce passage :

Des millions dřhommes sont assez éveillés pour le travail physique; mais seulement un sur un million lřest assez pour un réel effort intellectuel, et seulement un sur cent millions pour une vie poétique ou divine. Être éveillé, cřest être vivant. Je nřai encore jamais rencontré un homme vraiment éveillé. Comment lřaurais-je regardé en face? (Thoreau 1967 [1854], 195; cité par Shusterman 2009, 9)52.

52 Référence à un article intitulé « La philosophie comme vie éveillée chez Emerson et Thoreau », de Richard Shusterman, professeur de philosophie à Florida Atlantic University ŕ notamment publié en français par Pierre Bourdieu ŕ, qui écrit ceci, en appui à la

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Thoreau sřabreuve donc à diverses sources. Il nřinvente rien mais, comme Emerson, il possède un fort esprit de synthèse, transnational, dans lřespace et dans le temps, ce qui le rend dřactualité au 21e siècle. La lecture de Thoreau conduit à suggérer ceci : sřil y en a une, la vérité se trouve dans une posture devant la vie, et non dans un discours. On y reviendra assurément lors de la réflexion découlant de lřanalyse de films du cinéma transnational.

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